31 janvier 2018

Une production nécessairement subjective

L’industrialisme, comme système de pensée associé aux leviers de la productivité industrielle, réduit la valeur économique à ce qui est mesurable au détriment des usages et des externalités. Sa financiarisation du modèle industriel réduit encore la valeur économique à sa part monétisable, au détriment de tout ce qui n’est pas marchandisé. Dans ces logiques, le rapport salarial de subordination contribue à rendre invisible le travail. Il est supposé « détachable » de celui qui l’exerce, un opérateur réputé substituable. L’approche industrielle des services ne prend pas en compte l’exigence d’engagement subjectif qui naît de la relation. Elle est au contraire niée au profit de la fiction d’un échange marchand de droits de propriétés entre deux volumes supposés prescriptibles et standardisables ; un temps subordonné pour des tâches prescrites contre un montant de rémunération.

Par différence, le travail serviciel met en relation une personne avec d’autres ; les bénéficiaires au quotidien de leur activité. L’activité, même peu qualifiée est « intersubjective ». Du coup, ce travail constitue toujours une expérience politique. Cette expérience est problématique par le déséquilibre de statut entre le client et le prestataire. Elle est exigeante par la nécessité d’élaborer sans cesse des compromis sur les finalités. Le travail, notamment serviciel, est une expérience politique d’abord dans ce qu’il met en relation des personnes d’égale dignité en droit, un prestataire et un client. Par héritage culturel, du fait parfois d’un déséquilibre de niveaux sociaux, mais également du fait d’injonctions tout à fait explicite (le client est roi !), l’entreprise ajoute à l’inégalité de pouvoir entre le chef et le subordonné, une inégalité de « noblesse » entre le client et le salarié censé le servir. Subordonné, prescrit, ce travail « au service de » est réduit à une relation de type « domestique » exercé dans une double tutelle, le chef sur le subordonné, le client sur le prestataire. Le service (re)devient alors servitude entre des statuts d’inégales noblesses en droit et dignité.

La relation de service est également l’espace d’une expérience politique par l’exigence d’un compromis. Il y a en effet toujours un écart entre la promesse de l’offre générique de service et le rendu effectif singulier. Du coup, l’opérateur de service doit arbitrer entre des objectifs contradictoires ; il doit satisfaire toujours mieux avec des moyens limités, au risque de composer avec les règles, il doit écouter plus et moduler sa contribution, mais sans consacrer trop de temps, il doit fournir des prestations standardisées, décidées souvent en dehors de lui, mais en les adaptant… Le service FM met ainsi en scène le prestataire et le client dans le théâtre d’un compromis à chaque représentation. L’oeuvrant est ainsi en permanence dans une injonction contradictoire. Il est confiné dans un espace « domestique » (exécution conforme du prescrit, respect de la hiérarchie et des demandes des clients), mais doit en sortir pour pouvoir répondre en même temps à l’exigence de pertinence que lui impose le sens même de son activité. Il est dans un espace « politique » par l’exigence d’une ré-élaboration permanente du sens même de son activité, sa portée utile.

Le travail, serviciel, plus encore que le travail industriel classique, n’est pas seulement instrumental (accéder à un revenu). Il est l’espace d’une subjectivité performante à condition d’être lisible dans les quatre dimensions expressives du travail que constituent : la réalité et la perception de son utilité sociale (pour les clients et plus largement, la société), un intérêt au travail (fait d’autonomie, d’initiative, de créativité), l’accès à l’autonomie par le travail (des conditions d’organisation, de statut d’emploi et de rétribution) et d’appartenance à des collectifs du travail[1].

[1] CF. Isabelle Ferreras et les travaux d’ATEMIS.