CAHIER 28 – Document 2

Externaliser le nettoyage : quelles économies ? Extraits du chapitre 3 de
« Deux millions de travailleurs et des poussières* »

*l’avenir des emplois du nettoyage dans une société juste », 2021, éditions Les Petits Matins, Paris, pp. 65-82

  François-Xavier Devetter et Julie Valentin

Diffusé le 19/12/2023, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

« De prime abord, on externalise parce que c’est moins cher. L’argument du prix est toujours mis en avant : dans un EHPAD, dans une université, dans un hypermarché, pour des bureaux… Dans l’imaginaire collectif, la question n’a pas besoin d’être posée : il est évident qu’externaliser revient moins cher. Les prestataires le répètent également en boucle : selon eux, on peut espérer de 25 à 50% d’économies en recourant à une entreprise spécialisée. Pourtant quand il s’agit de trouver des évaluations concrètes et précises permettant de comparer les coûts, les choses se compliquent. On trouve des « calculs de coins de table », des affirmations péremptoires mais bien peu de travaux empiriques approfondis.

 

Du côté des publications académiques, des analyses des différences de coûts du travail apportent des informations mais elles ne fournissent pas d’éléments valables pour une comparaison entre modèles de productions. Car comparer les rémunérations en interne et en externe revient à mettre face à face un coût total – dans le cas de la production en interne – et une composante du prix du service – dans le cas des services externalisés -, dont le prix atteint souvent le double du coût du travail utilisé. 

 

L’étonnement croît encore lorsque l’on cherche les évaluations menées par les entreprises ou les pouvoirs publics qui auraient pu servir de base pour cette décision, pourtant loin d’être anodine… Les travaux préparatoires sont rares ou alors très imprécis : les hypothèses de calculs sur les taux d’absentéisme, le coût du travail, la productivité, le prix des produits d’entretien ou des machines, quand elles existent, sont posées, le plus souvent, « au doigt mouillé »… On retrouvera aussi souvent le même petit nombre de cabinets d’expertise derrière ces évaluations qui proposent aux collectivités, par exemple, de les accompagner (formation, aide à la rédaction du cahier des charges, etc.) dans le processus d’externalisation. Plus surprenant (ou pas…) encore, parmi les publications régulièrement citées, il n’est pas rare que les sources permettant de discuter des coûts proviennent… des organisations patronales représentant les entreprises prestataires.

 

Parallèlement, bien d’autres travaux questionnent voire remettent en cause la rentabilité économique de l’externalisation. Jane Wills montre ainsi, dans le cas d‘une université londonienne, que la logique économique a conduit la direction à ré-internaliser les services de nettoyage. Des chercheurs canadiens mettent en évidence, dans le cas de la ville de Toronto, qu’un calcul incluant l’ensemble des coûts directs et indirects conduit là aussi à donner l’avantage à la production du service en interne[i]. Des évaluations menées  en Australie, notamment sur le nettoyage des établissements scolaires, conduisent à des résultats similaires[ii].

 

Mais qu’en est-il en France ? Notre droit du travail et plus encore notre statut de la fonction publique rendent-ils l’organisation du nettoyage en interne plus coûteux ? C’est ce que nous allons essayer de démêler dans ce chapitre en partant des coûts du travail pour aller jusqu’au coût total.

 

Coût de la main d’œuvre : avantage externalisation

Le secteur de la propreté est une industrie de main d’œuvre. Le premier coût est donc d’abord celui du travail. Plus de 70% des charges des entreprises prestataires correspond à la masse salariale. Peu de machines sont utilisées et les progrès techniques demeurent mineurs. Bref, au premier regard, il apparaît que l’essentiel va se jouer sur le coût du travail. Or cette question n’est que l’envers de celle posée dans le chapitre précédent : si les conditions d’emploi (en particulier la rémunération) sont sensiblement meilleures lorsque les salariées sont en interne, la contrepartie logique de cet argument est le moindre coût des salariées externalisées.

 

L’écart peut être très faible au niveau du salaire horaire net. Le Smic joue en effet, dans ce secteur, son rôle de « voiture balai » et l’essentiel des agents d’entretien touchent une rémunération proche du Smic. Sur la base de données statistiques nationales (Enquêtes Emploi), l’écart « toutes choses égales par ailleurs » ne dépasse pas 5% entre salariées en interne et celles externalisées. La différence est à peine plus marquée avec les agents de service de la fonction publique. Mais elle peut croître sous l’effet de trois éléments complémentaires, car justement ces deux mains-d’œuvre ne sont pas « égales par ailleurs », comme nous l’avons vu dans le chapitre 2.

 

Tout d’abord, au-delà du salaire net horaire, les agents d’entretien internalisées peuvent bénéficier des avantages annexes de la convention collective de l’entreprise, qui est le plus souvent bien plus avantageuse que celle de la propreté : primes annuelles, plan épargne d’entreprise, mutuelle, intéressement, … Dans la littérature économique on parle d’une « rente » que les salariés obtiennent grâce au pouvoir de négociation des autres travailleurs de l’entreprise ou du secteur et non en raison de leur productivité individuelle. Il est évidemment délicat de mesurer cet effet, par définition très variable d’une entreprise à une autre. Mais les données mobilisables tendent à la fois à le confirmer : les agents d’entretien en interne bénéficient effectivement plus souvent de primes annuelles par exemple et inversement, les entreprises qui externalisent accordent plus fréquemment des avantages annexes. Pour autant, le différentiel ne dépasse pas, même en adoptant des hypothèses hautes, quelques pourcents du salaire horaire.

 

Un second effet provient de la stabilité de la main d’œuvre en interne par rapport au turn-over extrêmement élevé observable chez les prestataires. Selon l’Enquête Emploi 2018 (Insee) Les agents de service ont ainsi une ancienneté moyenne très supérieure à celle des nettoyeuses : 13 ans contre 4,5 ans alors que la différence d’âge n’est que de deux ans (48 versus 46). Or le maintien en emploi des agents de service implique deux nouveaux coûts potentiels : la hausse du salaire avec l’ancienneté d’une part et une hausse des absences à mesure que les salariées sont plus âgées de l’autre. Nous détaillerons les effets de l’absentéisme plus tard. Pour évaluer les effets de l’ancienneté sur le salaire horaire, nous pouvons comparer les rémunérations moyennes « toutes anciennetés confondues » : 9€30 pour les agents de service et 8€40 pour les nettoyeuses externalisées (les agents d’entretien non externalisées étant à 9€06).

 

Enfin un troisième élément, lié au contexte institutionnel, vient s’ajouter aux deux précédents. Les politiques de l’emploi axées sur la baisse du coût du travail bénéficient tout particulièrement à ceux qui paient les salaires les plus faibles. Les dispositifs d’allégement de cotisations amplifient les écarts de rémunération au niveau du coût total. En effet le taux d’allègements des cotisations patronales est d’autant plus élevé que le salaire brut est proche du Smic. Ainsi prenons l’exemple d’une entreprise qui, en 2018, payait ses agents d’entretien 9,06€ net de l’heure soit 10,96 en salaire brut et donc 13€05 en coût employeur. L’écart avec une entreprise de la branche de propreté sera ainsi de 7,8% en salaire net ou brut mais, du fait des allègements, atteindra 13%. La situation est encore plus marquée lorsque l’on compare le coût total entre les entreprises prestataires avec le secteur public dont les cotisations employeurs non seulement ne bénéficient pas des allègements mais sont plus élevées que celles du secteur privé, même hors allègement : l’écart initial en salaire net de 10,7%, se traduirait cette fois par un écart en coût total du travail de 45%. Le coût total payé par la fonction publique resterait plus élevé encore de 31%, en l’absence de tout écart de rémunération nette :

 

Comparaison des coûts salariaux

entre agents de service, agents d’entretien internes et nettoyeuses externalisées

 

 

Agent de service du 

secteur public

Agent d’entretien interne 

du privé

Nettoyeuse externalisée

Montant moyen (€)

Ecart avec

les externes

Montant moyen (€)

Ecart avec

les externes

Montant

moyen (€)

Salaire horaire net

9,3

10,7%

9,06

7,8%

8,4

Salaire horaire brut

11,25

10,7%

10,96

7,8%

10,16

Montant des allègements

0%

21%

26%

Coût salarial horaire

16,77

45%

13,05

13%

11,56

Sources : Enquête Emploi, 2018, Insee, Calculs des auteurs.

 

Coûts de gestion : match nul ?

Le travail des agents d’entretien représente une part conséquente de l’ensemble des coûts de production du service de nettoyage des locaux. Mais le prix d’une heure de ce service ne se limite pas à la seule rémunération de cette heure de travail tant en interne qu’en externe.

 

Certains postes budgétaires sont à renseigner des deux côtés : encadrement, produits et machines, absentéisme, pour les principaux. D’autres n’existent que dans le cas de l’externalisation : coûts de transaction liés à l’établissement d’un cahier des charges, au suivi et au contrôle du marché d’une part et coûts de l’activité commerciale des entreprises prestataires (publicité et démarchage commercial, réponse aux appels d’offres, suivi clients, existence d’un siège social et coût de structure) de l’autre.

 

Des consommations intermédiaires et un encadrement assez faible dans les deux systèmes

 

Le nettoyage demande des produits. Mais le coût des consommations intermédiaires, dans le secteur du nettoyage, représente des dépenses faibles par rapport au coût du travail (ils ne sont d’ailleurs pas toujours transférés intégralement au prestataire). Il en va globalement de même pour l’usage de machines ou de matériels : celui-ci est souvent lié au site et dépend peu du mode de réalisation du service (en interne ou en externe). Sur la base des chiffres du secteur, une borne supérieure pour leur estimation se situe à moins de 5% du coût horaire.

 

Le « facteur travail » utilisé pour produire un service de nettoyage est constitué pour la plus grande part du temps d’activité des agents d’entretien. Mais il nécessite également des tâches d’encadrement et de gestion des ressources humaines. Externaliser le service permet ainsi de réduire également les fonctions supports qui servaient à gérer cette main d’œuvre. A l’inverse les entreprises prestataires doivent créer ces mêmes fonctions supports ainsi que les postes d’agents de maîtrise et de cadres qui permettront d’organiser le nettoyage des locaux.

Nos propres observations, comme les données statistiques, convergent pour souligner la faiblesse de ces fonctions en interne comme dans les entreprises prestataires. Dans les deux cas, le taux d’encadrement ne dépasse pas 3%, soit un encadrant pour vingt-cinq postes en équivalent temps plein. En interne, que ce soit dans le secteur public ou privé, les agents de service dépendent de la direction de la logistique et des moyens généraux et leur encadrement est ainsi inclus dans un ensemble plus vaste qui ne disparaît pas en cas d’externalisation[iii]. Dans l’exemple des établissements scolaires, l’encadrement de proximité est assuré par les intendants ou gestionnaires qui, eux, relèvent de l’éducation nationale. Non seulement leurs postes ne sont pas supprimés en cas d’externalisation, mais leur travail d’encadrement demeure quasiment inchangé : au lieu d’être les « supérieurs fonctionnels » des agents de services, ils deviennent contrôleurs de la prestation de salariées externalisées… mais l’organisation du travail continue globalement de leur incomber. Plus encore, si le choix de l’externalisation peut réduire légèrement la charge d’encadrement, elle crée, à l’inverse, de nouvelles tâches liées à la passation d’un marché : rédaction du cahier des charges, organisation et négociation du marché, contrôle de sa réalisation. Ces différentes tâches sont loin d’être négligeables. Plusieurs équivalents temps plein sont nécessaires pour gérer un contrat commercial impliquant le travail d’une cinquantaine d’ETP. Le chiffrage de ces coûts de gestion de la transaction est évidemment complexe et très hétérogène mais il souligne sans ambiguïté que l’externalisation ne supprime pas le coût de la mise en œuvre de la prestation…

 

Or, l’encadrement dans les entreprises du secteur de la propreté est très limité. L’organisation classique d’une entreprise repose sur le modèle suivant : une agence gère environ 7 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, ce qui représente environ 250 000 à 300 000 heures annuelles de travail réparties sur 250 à 300 nettoyeuses à temps partiels. Pour encadrer ces salariées, deux à trois directeurs d’exploitation se répartissent les chantiers soit une centaine de nettoyeuses chacun. Ils sont assistés par un ou deux agents de maîtrise. Sur les plus gros chantiers, un agent d’entretien occupe la fonction de chef d’équipe. Une agence va ensuite s’appuyer sur une équipe administrative de deux à cinq salariés. Dans ce cas type générique, le taux d’encadrement est de l’ordre d’une petite dizaine de salariés pour 300 nettoyeuses, soit environ 3%.

 

Les fonctions RH ou administratives sont ainsi également très limitées. Les formations sont par exemple souvent inexistantes, ou limitées au visionnage en e-learning d’une vidéo de quelques minutes sur la tablette du chef d’équipe. L’essentiel du temps d’encadrement est consacré aux embauches et aux remplacements découlant des absences. »

« Coût global : le volume de travail comme clé de l’arbitrage

Comment, à partir de ces éléments, établir les vrais éléments de comparaison que devrait prendre en compte celui ou celle qui doit décider d’externaliser ou non l’entretien de ses locaux ?

A cette étape, le coût du travail est plus élevé en interne, les coûts de gestion sont proches mais l’absentéisme ajoute assurément une charge psychologique et financière (notamment pour le secteur public) non négligeable. Mis bout à bout, le coût horaire payé par le secteur public devrait se situer entre 17,5€ et 20€[iv] de l’heure, incluant l’ensemble des charges afférentes à la gestion de la fonction entretien.

Le coût de production d’une heure de nettoyage par les entreprises prestataires est bien plus faible. Mais il ne correspond pas au prix payé par le donneur d’ordres. Le prix de l’heure de nettoyage n’est pas une information publique. Elle varie selon les marchés et elle est souvent plus faible dans le cas des marchés publics. Le renouvellement rapide (fréquemment tous les trois voire deux ans) des contrats les tirent à la baisse. Mais plusieurs sources, nous permettent d’estimer que les coûts horaires d’une prestation de nettoyage descendent rarement en dessous de 20€. Les entretiens réalisés auprès de responsables d’agence, la consultation de forums et de factures confiées par des donneurs d’ordres aboutissent à un prix facturé à l’heure allant de 20€ à près de 30€. Et, comme l’affirme un employeur de manière imagée, « en dessous de 20€ on mange la grenouille ». Les données comptables des entreprises permettent de confirmer cette fourchette : en rapportant le chiffre d’affaires au nombre d’heures de travail des nettoyeuses dans le secteur de la propreté à partir des donnée dites Esane (Insee) on peut estimer un prix moyen proche de 26€.

 

Ces résultats ne peuvent que surprendre : même en prenant une fourchette haute pour les coûts internes et plutôt basse pour les coûts externalisés, la comparaison reste en faveur de la production en interne.

 

Les donneurs d’ordres ne savent-ils pas compter ? Evidemment non. La plupart d’entre eux a d’ailleurs conscience que le coût horaire n’est pas en faveur de l’externalisation[v]. Mais, soit leurs critères de décision sont plus complexes que relevant du seul coût, soit la comparaison ne se fait pas sur un volume horaire mais sur une facture globale… L’avantage économique de l’externalisation repose alors sur la réduction du volume total des heures de nettoyage des locaux : la source de l’économie, quand elle existe, repose sur une réduction conséquente du volume horaire. Nous y reviendrons plus en détail dans le chapitre suivant. Pour le cas des établissements scolaires pour lesquels nous disposions de l’ensemble des éléments pour une telle comparaison, l’externalisation consistait en la transformation des pleins temps hebdomadaires de 41 heures annualisés en contrats de 25 heures hebdomadaires. En moyenne annuelle, il était donc envisagé une réduction drastique du volume horaire consacré à l’entretien des locaux. Rapidement, les horaires des prestataires ont été revus à la hausse pour permettre la réalisation de tâches non initialement prévues dans le cahier des charges. Nous revenons sur cette logique d’abaissement du volume horaire dans le prochain chapitre qui aborde la question de la qualité du service. 

 

Coût social : la sécurité sociale subit aussi l’externalisation…

Ainsi l’externalisation est moins une optimisation des coûts qu’un moyen de baisser le volume de travail. Le surcoût de l’intermédiation est payé, en quelque sorte, par une dégradation des conditions d’emplois et de la qualité du service.

 

Mais l’impact financier ne s’arrête pas aux donneurs d’ordres. Les stratégies d’externalisation (et tout particulièrement celles du secteur public) se répercutent sur d’autres postes des finances publiques via les transferts de taxes et cotisations entre organismes publics d’une part et l’impact des variations de revenus des nettoyeuses sur les prestations sociales qu’ils reçoivent d’autre part.

 

Adopter le point de vue large de l’ensemble des finances publiques modifie la perception du coût de la prestation. Typiquement, le basculement de salariées du secteur public vers le secteur privé implique une modification du calcul des cotisations sociales. Si les cotisations salariales représentent des parts relativement proches du salaire brut, la part patronale est, quant à elle, bien plus faible pour les salariés du secteur privé du fait des allègements généraux de cotisations qui ne s’appliquent pas au secteur public. Le taux de cotisation patronale représente 49% du salaire brut pour les agents titulaires, 42% pour les agents contractuels (le taux équivalent au droit commun des salariés du régime général hors allègements) et peut être estimé à 16% pour les salariées de la branche de la propreté compte tenu de leur niveau de salaire conventionnel : pour un niveau de salaire horaire brut de 10,16€ (montant moyen observé dans l’enquête emploi pour une nettoyeuse externe), un employeur bénéficie d’un allégement de cotisations de près de 26 points qui correspond ainsi à 2,65€ par heure de travail. Ce montant constitue un manque à gagner pour les finances publiques[vi] dans la mesure où l’État compense les cotisations patronales non versées au titre des allègements. Le phénomène est moins marqué dans le cas des externalisations « privé interne– privé prestataire » mais les écarts de salaires qui ont été décrits sont néanmoins sensiblement aggravés en termes de coût employeur. Cette « économie » sur le coût du travail correspond à un surcoût direct supporté par les caisses de sécurité sociale et les finances publiques.

 

Dans le cas de l’externalisation public-privé, le fait que les pouvoirs publics soient le plus souvent leur « propre assureur » hausse le coût de l’absentéisme, plaidant pour le recours à l’externalisation. Mais les prestataires, qui n’ont pas un taux d’absence plus faible, n’absorbent mieux ce surcoût que s’ils en font payer l’essentiel à la Sécu et, marginalement, à la moindre protection sociale que la Convention Collective de la propreté apporte, notamment en termes de délais de carence. Ce report sur la collectivité des coûts liés aux conditions de travail s’observe également à travers des pratiques fréquentes de « luttes contre les accidents du travail » consistant à sous-déclarer ces derniers ou à inciter les salariées à les faire passer en maladie ordinaire. Cette stratégie, parfois quasi explicite au niveau du management (via des primes versées lorsqu’une baisse des accidents du travail peut être établie) permettent d’éviter les répercussions que peuvent avoir ces déclarations sur le taux de cotisation sur les accidents qui leur est appliqué[vii] et rappellent les limites des mécanismes d’incitations lorsque les « mauvais comportements » peuvent relativement aisément être dissimulés. Des mécanismes similaires se retrouvent à propos de la gestion du vieillissement des salariées : les possibilités de reclassement sont moins fréquentes et le suivi médical apparaît souvent limité ; les médecins se trouvant notamment assez démunis face aux salariées externalisées pour lesquels ils ne peuvent que plus difficilement intervenir sur un lieu de travail qui n’appartient pas à leur employeur. La plus grande fréquence des inaptitudes (et des licenciements qui s’ensuivent) chez les prestataires se traduit par des économies de coûts de main d’œuvre pour eux mais par une augmentation des dépenses publiques prenant en charge les salariées « mises au rebut » (invalidité ou chômage).

 

Enfin, les niveaux de rémunérations sont tels, dans ces emplois, que toute économie sur les salaires… se traduit par une compensation publique. C’est particulièrement le cas lorsque l’externalisation conduit à réduire le volume de travail mobilisé (et nous avons vu que cette réduction était la seule solution à une baisse de la facture globale de la prestation). En effet toute modification du nombre d’heures par salariée induit un changement dans la distribution des revenus, lequel modifie les montants des prestations sociales auxquelles les salariées ont accès. Passer de postes à temps plein (ou s’en approchant) à des postes à 24 heures par semaine (la moyenne des durées de travail hebdomadaire chez les prestataires) conduit à réduire les rémunérations d’environ un tiers ou à faire passer les revenus mensuels d’environ 1350€ à 950€…

 

Heureusement, dans notre système social, cette baisse est en partie amortie par des aides publiques… qui concourent en retour à rendre supportable et à pérenniser ces pratiques. Au moins deux situations fréquentes peuvent être rappelées :

  • lorsqu’un département externalise l’entretien des établissements scolaires, les prestataires pourront recourir à des CDD sur 10 mois (ou dans la branche de la restauration collective ils pourront recourir à des CDI intermittents) et faire payer les deux mois des congés scolaires par l’assurance chômage…
  • alors qu’un agent de service rémunéré aux alentours de 1 500€ nets mensuels ne touche pas (ou peu) d’allocation logement et bénéficie d’une prime d’activité inférieure à 1 000€ /mois, une nettoyeuse à temps partiel touchant 900€/mois touchera plus de 4 000€ d’aides sociales. La compensation – partielle – en termes de niveau de vie est supportée par les finances publiques… 

Pour le dire autrement, l’externalisation ne change globalement pas le coût du « service de nettoyage » mais elle modifie en profondeur la répartition de sa charge financière. Les salariées sont les premières à y perdre. La Sécurité sociale et les budgets sociaux sont également des contributeurs nets. Les donneurs d’ordres sont le plus souvent dans une situation proche du statu quo. Seules les entreprises prestataires et leurs dirigeants (auxquels s’ajoutent les intermédiaires potentiels) y trouvent un avantage financier…

Compte tenu des niveaux de coûts et des prix observés, dans la grande majorité des cas une baisse conséquente des volumes horaires de nettoyage est nécessaire pour que l’externalisation soit financièrement rentable. Ce sont souvent des « gains de productivité » supérieurs à 20% qui sont nécessaires pour que l’externalisation ne soit pas plus coûteuse au donneur d’ordres. Mais que signifie des « gains de productivité » dans les activités de nettoyage ? Au-delà de l’intensification du travail, c’est d’abord la question de la qualité du service rendu qui est en jeu. Les usagers pourraient être un troisième groupe de contributeurs nets. »

 

 

[i] Dryden R. et J. Stanford (2012) The Unintended Consequences of Outsourcing Cleaning Work. Canadian Centre for Policy Alternatives-Ontario, 2012.

[ii] De très importants processus de privatisation ont eu lieu en Australie au milieu des années 90 et ont donné lieu à de nombreuses polémiques. Parmi les services concernés, l’externalisation de l’entretien des établissements scolaires a été particulièrement discuté notamment par John Quiggin (voir par exemple : Contracting out : promise and performance. The Economic and Labour Relations Review, 2002, vol. 13, no 1, 2002). Nous y reviendrons plusieurs fois.

[iii] C’est l’enjeu du développement des entreprises de facility management qui proposent l’externalisation du directeur des achats. Mais il faut bien qu’un cadre s’occupe néanmoins du choix, de « l’achat » (!) et du suivi de cette prestation globale.

[iv] Nous avons mis à plat tous ces calculs dans le cas précis du département enquêté. Le lecteur intéressé peut les retrouver dans la publication suivante : Devetter, François-Xavier, et Julie Valentin. « Externaliser les services d’entretien des collèges : une économie pour les finances publiques ? », Revue française d’administration publique, vol. 172, no. 4, 2019, pp. 1059-1075.

[v] Ainsi par exemple, en mars 2018, un article de la revue professionnelle de la grande distribution LSA, comparant l’entretien des locaux en interne et en mode externalisé, indique que le coût des services est sensiblement plus élevé en cas de sous-traitance. Un dirigeant d’hypermarché parlant d’un surcoût de 10 à 15%.

[vi] L’écart de taux hors allègement est essentiellement dû au financement des retraites et a pour contrepartie un taux de remplacement des revenus plus élevés pour les agents d’entretien polyvalents une fois liquidée leur retraite.

[vii] En effet, le taux de cotisation patronale de ce risque est fixé à un niveau qui varie selon le taux d’accidents du travail de l’établissement pour les entreprises de plus de 150 salariés mais il est également pris en compte pour celles entre 20 et 150 salariés même si c’est dans une moindre mesure.

 

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