Histoire d’une dégradation progressive des compétences
d’une entreprise à risques 1980-2020
Léna Masson & Anne Dietrich
Université de Lille – IAE Lille University School of Management
(II/II)
Cette étude parue en juin 2023 dans les Annales des Mines – Gérer et comprendre – est proposée dans les Cahiers du CRDIA dans un ensemble de deux articles dont le premier a été publié dans le Cahier 37 de mars 2025. Le premier article rappelait les paradoxes inhérents à la sous-traitance de la maintenance (partie 1), puis précisait le contexte et la méthodologie de la recherche (partie 2). Le second article ci-après détaille (partie 3), puis analyse (partie 4) les observations effectuées (NDLR).
3 Histoire d’une perte avérée de compétences de maintenance
La thèse d’une perte des compétences de maintenance ressort clairement des discours des acteurs interviewés. Ils y voient une conséquence logique de la décision de sous-traiter : « À partir du moment où les activités sont sous-traitées, forcément les sous-traitants sont plus performants que nous » (Ligne hiér. DP[1], Site). Mais cela n’explique pas pourquoi cette perte de compétences du donneur d’ordres devient critique, ni pourquoi elle affecte aussi les sous-traitants. Pour répondre à ces questions, nous retraçons l’historique des pratiques d’organisation et de gestion de la maintenance.
3-1 Des années 1980 aux années 2000 : maintien de la compétence de maintenance
Avant les années 1980, DP assurait la maintenance de ses installations et recrutait des techniciens assignés à cette fonction. Des années de pratique couplées à des périodes de formation leur permettaient de se forger une solide compétence technique et d’acquérir une connaissance fine des installations et de leurs contraintes, au regard des exigences de sûreté d’une activité à risques. Le développement de la sous-traitance, dès les années 1980, fait évoluer les fonctions de ces techniciens : ils deviennent chargés d’affaires et de surveillance. Le chargé d’affaires (CA) organise et gère les activités sous-traitées avec les acteurs concernés, intra et inter-organisationnels. En lien avec la ligne hiérarchique des multiples sous-traitants, il est responsable de leurs résultats. S’il doit connaître les activités techniques à réaliser, les compétences requises par son poste sont avant tout d’ordre relationnel et organisationnel : bonne connaissance de l’organisation d’un site et de ses modes de fonctionnement. Le chargé de surveillance (CS) est responsable de la conformité des activités sous-traitées au cahier des charges et de la vérification administrative des dossiers, conformément à la réglementation. Depuis 1984, un arrêté[2] impose en effet à Alpha[3] de surveiller elle-même les activités sous-traitées. S’ils ne réalisent plus eux-mêmes la maintenance, les CA et CS maintiennent leurs compétences et connaissances dans le temps. Deux raisons majeures expliquent cette pérennité.
- D’une part, ils continuent d’intervenir de façon informelle sur les chantiers sous-traités, entretenant ainsi leurs compétences techniques et transmettant leurs connaissances des installations aux opérateurs sous-traitants. Mais la loi du 12/07/1990[4] visant à prévenir tout délit de marchandage impose aux entreprises sous-traitantes d’encadrer elles-mêmes leurs employés. Les équipes mixtes deviennent illégales et CA et CS laissent la place aux contremaîtres sous-traitants. Ils établissent néanmoins des relations de proximité avec ces derniers afin de leur transmettre les informations nécessaires et les exigences de DP.
- D’autre part, la stabilité des entreprises sous-traitantes, liée à une faible mise en concurrence, favorise le développement de relations de confiance entre DP et ses sous-traitants. Un rapport de la R&D d’Alpha (2004) confirme que l’intérêt des CS est d’aménager les règles formelles en lien avec les sous-traitants en vue d’éviter grèves du zèle et rétentions d’informations. Pour appréhender leurs marges de manœuvre face aux prescriptions, les CS continuent, en dépit de l’interdiction, à faire leur métier d’avant, afin d’« affiner leur connaissance et leur maîtrise technique des activités et dispositifs à surveiller», considérées comme « la seule garantie d’une appréciation juste des gestes des sous-traitants » (Rapport R&D Alpha, 2004).
Des liens de confiance avec des partenaires stables et une pratique du geste technique ont permis d’éviter le développement d’un différentiel de compétences entre donneur d’ordres et sous-traitants. Ainsi, durant vingt ans, le fait de sous-traiter n’a pas posé de problèmes majeurs.
3-2 Années 2000 : des choix de gestion et un renouvellement générationnel qui accélèrent la perte de compétences
Le processus de privatisation (amorcé en 2001) entraîne des coupes budgétaires pour attirer de nouveaux actionnaires[5]. Des décisions liées à des raisons financières permettent de réduire charges de personnel et coûts de formation. Ainsi, en 2005, le niveau national de DP décide de supprimer les « pépinières », dispositif de compagnonnage dédié aux nouvelles recrues avant leur prise de poste, propice à la transmission des savoirs et savoir-faire. Ce n’est qu’après 2010, lors d’un renouvellement générationnel massif, que l’entreprise prend conscience des effets de cette décision. « Il y avait une pression d’enfer pour réduire les ressources et les budgets. Les pépinières ont été supprimées. Ça tombait en même temps que le renouvellement des compétences. Maintenant, tout le monde se rend compte que c’était une bêtise. Des gens qui travaillaient dans les ateliers, qui savaient encore faire des opérations de maintenance, partaient à la retraite, et on ne les remplaçait pas » (Cadre dir. DP, Niv. national). Quand la génération des bâtisseurs part à la retraite, c’est l’expertise technique et la maîtrise du fonctionnement des installations que leur a conférées l’expérience liée à la construction des sites, que perd l’organisation.
À leur tour, des choix de gestion initiaux de DP se révèlent au fil du temps préjudiciables au maintien des compétences. Dès les années 1980, DP avait décidé de confier aux sous-traitants une majorité d’activités en « cas 1 » (le sous-traitant réalise l’opération selon ses documents, ses modes opératoires, instruit les écarts et propose des solutions) plutôt qu’en « cas 2 » (le service méthodes de DP prépare les dossiers, les procédures, instruit les écarts et propose des solutions). Cette décision a progressivement éloigné les acteurs DP de l’activité de maintenance : « Le cas 1, c’est terrible pour les compétences. Une épreuve hydraulique, c’est 35 jours. Le CA reste dans son bureau, suit le planning, mais au bout de 3 ans, il ne sait plus faire une épreuve hydraulique. Avant, c’était nos équipes qui faisaient les épreuves hydrauliques. Ça ne posait pas de problème, on savait faire. Mais aujourd’hui, on est bien embêté avec ça » (Cadre dir. DP, Niv. national).
L’année 2010 marque le début des difficultés financières pour Alpha et la mise en œuvre d’une politique drastique de réduction des coûts. Alors que les bâtisseurs partent à la retraite, DP axe sa stratégie RH sur la réduction des effectifs, avec un objectif de « moins 200 agents par an » (Appui RH DP, Site). Celle-ci touche fortement les catégories « techniciens » : recrutements reportés, périodes de transmission des compétences entre salariés sortants et entrants écourtées, voire supprimées. « Pendant 15 ans DP n’a pas recruté, et d’un coup ils recrutent. Mais les anciens partent, les jeunes arrivent, il n’y a pas eu assez de temps pour passer les connaissances » (CS senior, Site). Dans ce contexte, l’arrivée de nouveaux CA et CS coïncide avec l’évolution des modes de contrôle inter-organisationnel.
3-3 Années 2010 : une évolution des modes de contrôle qui accélère la perte de compétences de maintenance
Les difficultés financières d’Alpha conduisent DP à repenser la gestion de la relation donneur d’ordres/sous-traitants en vue de faire des économies. Deux décisions transforment les modes de contrôle inter-organisationnel dont nous soulignons les effets sur les compétences des acteurs terrain.
3-3-1 La sélection des sous-traitants passe à la Direction Achat (DA), le contrôle par le marché se renforce
Au mélange de contrôle social et bureaucratique qui régissait les relations donneur d’ordres/sous-traitants, se substitue un mélange de contrôle par le marché et bureaucratique. La sélection des sous-traitants réalisée auparavant au niveau local, est centralisée à la DA – phénomène somme toute courant dans l’industrie. Plus soucieuse de réduire les coûts que de favoriser les relations interpersonnelles avec les sous-traitants, elle substitue une logique financière à une logique de métier : « La DA est indépendante des métiers, et ne se laisse pas influencer par autre chose que les règles d’achats, la performance financière » (Cadre, DA). Elle rompt aussi avec la politique de DP qui avait choisi de peu ouvrir son vivier de sous-traitants qualifiés[6], estimant que travailler dans la durée avec le même sous-traitant garantissait la qualité des prestations, favorisait la connaissance partagée des modes opératoires et le développement de normes relationnelles propices à l’exercice d’un contrôle social atténuant le contrôle bureaucratique exercé localement. Là où DP avait donc choisi de réduire le contrôle par le marché, la DA favorise la concurrence entre sous-traitants lors des appels d’offres afin de les contraindre à baisser leurs tarifs, permettant de contrebalancer l’augmentation du volume global des opérations de maintenance. Ce renforcement du contrôle par le marché contribue à un turnover plus régulier des entreprises sous-traitantes, entraînant à chaque fois le départ des compétences acquises pendant la durée du contrat : « Une entreprise sous-traitante qui a le marché pendant 5 ans monte en compétences, investit dans du personnel, et donc augmente ses tarifs. Sur l’appel d’offres suivant, une autre entreprise veut prendre le marché, casse les prix, financièrement elle passe, mais on reprend la technique à zéro » (CA DP, Site).
3-3-2 Le contract management renforce le contrôle bureaucratique
Si les dispositifs de contrôle par le marché prennent le pas sur le contrôle social en phase de sélection, les dispositifs de contrôle bureaucratique se durcissent en phase de réalisation des travaux, avec la mise en place du contract management. Considéré comme un levier d’amélioration de la productivité, celui-ci impose une application stricte des pénalités contractuelles dès qu’une obligation (délais, qualité…) n’est pas respectée par les sous-traitants. Si ces clauses existaient déjà dans les contrats, elles étaient peu appliquées, les acteurs locaux ayant « intérêt à ce que les relations soient les plus amicales possibles » (Directeur Site, DP). Les différends se réglaient à l’amiable sur site. Le contract management « remet l’église au milieu du village » (Cadre DP, Niv. national). Placer le contrat au centre de la relation « change les rapports » entre les acteurs locaux (Cadre dir. DP, Niv. national) et affaiblit encore le contrôle social. L’application de pénalités bureaucratise et rigidifie les relations inter-organisationnelles, fragilise les relations interpersonnelles entre les acteurs terrain DP et sous-traitants, affecte leur coopération et les possibilités de régulation conjointe inter-organisationnelle nécessaire à l’exercice d’un contrôle social : « Les non-qualités sont traitées par la direction du site qui est plus contractuelle, et ça crée des tensions. Si chez DP, tout était carré, on pourrait faire des reproches aux sous-traitants. Sauf que chez DP, c’est loin d’être carré. Par contre, dès qu’il y a une non-qualité, on leur dit : c’est de votre faute, payez » (Ligne hiér. DP, Site).
Cette politique contractuelle modifie le travail des sous-traitants : en accord avec leur hiérarchie, ils ne prennent plus d’initiatives de peur que leur entreprise n’ait à s’acquitter de pénalités financières : « une initiative, ça peut coûter cher, très cher ! » (Encadrant sous-traitant). Ce renforcement du contrôle bureaucratique contribue donc à la désimplication des opérateurs sous-traitants : ils ne proposent plus de solutions aux problèmes identifiés, laissant cet aspect de l’enquête au donneur d’ordres dans le cadre de sa régulation de contrôle. Mais ce dernier a-t-il toujours les compétences nécessaires pour résoudre les difficultés identifiées par les sous-traitants ?
3-3-3 La spirale du contrôle bureaucratique : surveillance administrative et perte de légitimité des chargés de surveillance
Là où les échanges entre acteurs terrain DP et sous-traitants favorisaient un partage mutuel de connaissances et une régulation conjointe propice au maintien de la fiabilité, l’absence totale de pratique des jeunes CS les conduit à se cantonner à une tâche formelle de vérification du respect de la prescription : « C’est quand même simple de faire une activité. Tu prends ton dossier, tu le lis, tu suis la gamme, tu coches ce que tu fais. Si tu fais ça, on ne verra rien de particulier. On prend le dossier, on le lit, on regarde faire l’opérateur sous-traitant, et comme il fait par habitude ça arrive qu’il ne lise pas le dossier ; il y a quelque chose qui est écrit et on ne le voit pas faire. Alors, on lui dit : « je ne t’ai pas vu faire ça ». Et on lui reproche de ne pas avoir lu. On ne les prend pas par surprise, on leur explique bien qu’on veut les voir faire du mot à mot » (CS junior DP, Site).
Cette vision purement administrative de la surveillance présente des risques non négligeables de malfaçon et de non-contrôle. Elle réduit le travail et sa surveillance à une liste de tâches à cocher, au mépris du réel et de ses contingences : « Si je monte un truc à l’envers, aujourd’hui, le CS ne connaît pas, il ne voit pas que je le monte à l’envers, mais m’alignera pour une erreur dans le dossier » (Opérateur sous-traitant). Détectées trop tardivement, ces erreurs peuvent avoir des effets préjudiciables sur la sûreté des installations, les durées d’arrêt, ou provoquer des pannes, ce que DP cherche à éviter.
DP cherche aussi à éviter les collectifs mixtes, à la fois dans un souci de respect de la réglementation et de responsabilité en cas de non-qualité : « La volonté aujourd’hui, c’est une surveillance reculée, et la surveillance « je te file un coup de main, passe-moi la clé », on veut s’en écarter » (Cadre dir. DP, Site). Faute de pratique et de connaissance du travail réel, les jeunes CS n’ont plus les compétences nécessaires pour exercer leur activité de contrôle : « On n’est plus suffisamment compétents pour être critique sur l’activité des sous-traitants. Ça pose problème. Il n’y a pas que l’aspect réglementation ou doctrine, pour apprécier le travail des sous-traitants, il faut aussi avoir une connaissance terrain. C’est la difficulté des gens de chez nous, ils en ont de moins en moins » (Ligne hiér. DP, Site). Autre effet négatif de la perte de compétences des acteurs terrain DP, les sous-traitants n’accordent plus guère de légitimité aux jeunes CS : « C’est difficile d’aller dire à quelqu’un « il faut faire comme ça » si la personne n’a jamais fait elle-même. Il faut une certaine légitimité pour pouvoir exiger correctement avant de dire « ça doit être fini à telle heure ». Il faut comprendre si c’est réalisable ou pas » (Ligne hiér. DP, Site).
Dès lors, cette perte de compétences affecte aussi la planification des activités par les chargés d’affaires : « Cela se traduit par la non-connaissance des temps d’intervention. Si tu ne pratiques pas, tu ne sais pas combien il faut de temps pour réaliser telle intervention. C’est la base en gestion de production. Cette compétence-là, bien souvent, elle est perdue » (Cadre DP, Niv. nat.). Mésestimer ces requis affecte directement le planning et conduit à une pression temporelle accrue, préjudiciable au travail des sous-traitants. Cette connaissance qui se forge avec l’expérience participe de la compétence d’organisation du donneur d’ordres. La non-maîtrise de ces durées compromet la coordination des opérations de maintenance. Constatant ces difficultés, le niveau national de DP décide en 2015 de sous-traiter une partie de ce travail d’organisation, décision qui pour certains renforce le processus de perte de compétences techniques. Ce qui est en jeu, c’est « la capacité de DP à travailler comme il faut avec les sous-traitants » (Cadre DP, Niv. nat).
4 Discussion-Conclusion
En retraçant l’évolution des pratiques de maintenance, nous observons un accroissement continu des problèmes de compétences et des coûts de maintenance. Alors que DP s’attèle en permanence à réduire ses coûts, on peut s’interroger sur l’étrangeté de décisions « où leurs auteurs agissent avec constance et de façon intensive contre le but qu’ils se sont fixé » (Morel, 2002, p. 13). Notre étude empirique conforte la thèse soulignée par la littérature d’une perte de compétences du donneur d’ordres dès lors qu’il ne pratique plus lui-même l’activité qu’il sous-traite. Elle illustre l’efficacité du contrôle social établi par les bâtisseurs au niveau micro mais aussi sa fragilité et les effets délétères de son affaiblissement par le renforcement d’un contrôle formel. Elle souligne également l’importance du collectif de travail, de la coopération inter-organisationnelle pour le maintien et le développement des compétences de maintenance, tant des acteurs internes que des sous-traitants. Notre étude confirme dès lors l’importance du contrôle social lorsque le gap entre compétences du donneur d’ordres et des sous-traitants se creuse. Elle montre notamment comment un donneur d’ordres dont les compétences se dégradent affaiblit la régulation autonome et conjointe dont la littérature sur les organisations à risques souligne la nécessité.
Il s’ensuit un certain nombre d’effets pervers : les acteurs terrain DP perdent non seulement la maîtrise du geste technique mais ne sont plus capables de l’apprécier chez les sous-traitants ; ils passent à côté d’erreurs en se limitant à une surveillance purement administrative du travail. Ainsi, leur perte de compétences entraîne un renforcement du contrôle formel, qui affecte à son tour les compétences de maintenance des sous-traitants. Enfin, les conditions nécessaires au maintien de la fiabilité des organisations à risques ne sont pas réunies, puisqu’on observe un déséquilibre au profit de la régulation de contrôle et de la centralisation, une perte de slack organisationnel[7] auquel contribuaient les sous-traitants et un effritement des collectifs inter-organisationnels. Rationalisation budgétaire et sous-traitance sont-elles finalement compatibles au regard des modes de contrôle qu’elles nécessitent ? L’une poussant vers des modes de contrôle formel, l’autre nécessite le maintien d’un contrôle social dans un contexte à risques où la perte de compétences peut conduire à des catastrophes. Cette étude de cas montre comment les décisions prises pour résoudre des difficultés financières peuvent affecter en profondeur les compétences nécessaires au maintien de la sûreté des installations.
Si la sous-traitance n’est pas remise en cause par les acteurs de l’entreprise, les raisons de la perte de compétences sont toutefois controversées en interne. Du côté des directions, certains imputent la responsabilité des difficultés rencontrées aux sous-traitants (difficultés de management, manque de formation des nouvelles recrues). De fait, les institutions scolaires ne forment plus aux technologies de DP qui datent des années 1960-70. Certes, on peut en renvoyer la responsabilité aux sous-traitants chargés de former leurs jeunes salariés, mais le contrôle par le marché ne les incite guère à investir dans un actif si spécifique en raison de l’incertitude des contrats à venir. Rappelons que les gestes techniques requis ne peuvent s’acquérir qu’au contact de ces technologies. D’autres (surtout les plus anciens) mettent en cause la dégradation des compétences de maintenance des CS et ses effets sur leur capacité à exercer leur fonction de contrôle. Ces controverses rendent bien compte de la complexité du phénomène de dégradation des compétences.
Ce sont donc des conceptions du travail et des organisations qui s’affrontent et révèlent des cultures opposées, face à un enjeu majeur pour une entreprise à risques. C’est là un autre apport de notre étude : donner à voir les façons de travailler de deux générations successives au sein d’une même entreprise, et mettre en évidence leur opposition en soulignant :
- D’une part, le lien entre une culture de métier forte, soutenant le développement de savoirs tacites et un contrôle social propice à l’apprentissage en situation et plus largement à la coopération inter-organisationnelle. Dans ce cadre, la maintenance apparaît comme une activité collective et non pas comme un service clé en main, impliquant une responsabilité partagée et un apprentissage organisationnel propices au développement des compétences.
- D’autre part, le lien entre une logique financière, soucieuse de réduction des coûts, de normalisation et d’homogénéisation des pratiques, et le développement d’un contrôle par le marché, parallèlement au renforcement du contrôle bureaucratique préjudiciable à l’implication des sous-traitants. La normalisation et la bureaucratisation de l’entreprise prennent le contre-pied de la culture humaniste des bâtisseurs. La prédominance du prix dans le processus de sélection tend à éliminer les sous-traitants qui ont fait la preuve de leur savoir-faire, ce qui ne permet plus de rentabiliser l’expérience acquise en situation. Ce déni de l’expertise métier au profit de la réduction des coûts contribue pour les acteurs DP (niveau local) à la perte de compétences du donneur d’ordres et des sous-traitants et constitue un risque indéniable de non-qualités
Pour autant, aucun incident majeur n’a joué un rôle dans la révélation d’une perte de compétences, rendant d’autant plus difficile son acceptation par les niveaux de direction. La reconstitution chronologique adoptée permet d’affiner l’analyse du processus de dégradation des compétences. Elle en souligne la lenteur, du fait des modalités de régulation conjointe inter-organisationnelle mises en œuvre par les bâtisseurs, et des effets à retardement de décisions de gestion qui se révèlent à terme préjudiciables à la transmission des connaissances. Cette perte de compétences se révèle donc progressive, progressivité qui la rend peu perceptible à court terme et nuit à la prise de conscience par l’entreprise des risques qu’elle recèle.
Ainsi, nous avons mis en lumière une multiplicité de facteurs contribuant à la lente dégradation des compétences, pouvant aller jusqu’à la remise en cause de la compétence organisationnelle du donneur d’ordres. La perte de compétences du donneur d’ordres couplée à des difficultés financières donnent finalement lieu à une spirale destructrice dont l’entreprise peine à sortir. Elle prend néanmoins aujourd’hui conscience de l’importance de sa perte de savoir-faire. Dans ce cadre, notre étude pointe l’intérêt d’évaluer la pertinence des modes de contrôle adoptés à l’aune de leurs effets sur les compétences.
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[1] DP désigne la Division Production, en charge de l’activité à risques (NDLR).
[2] Que nous ne précisons pas pour des raisons de confidentialité.
[3] Alias donné à EDF à la publication de l’article (NDLR).
[4] Loi n°90-613 « favorisant la stabilité de l’emploi par l’adaptation du régime des contrats précaires ».
[5] Notons que l’État est resté majoritaire au capital de l’entreprise.
[6] Pour répondre aux appels d’offres, les entreprises sous-traitantes doivent passer des audits de qualification sur des thèmes principalement techniques et organisationnels. Si les résultats sont positifs, ils intègrent un vivier composé d’entreprises consultables lors des appels d’offres.
[7]« slack » traduction « mou », désigne en langage des organisations une situation de ressources en excès (NDLR).