La difficulté de l’évaluation de l’immatériel n’est pas nouvelle en soi. Elle concerne également la production de biens tangibles. De fait, il y a toujours une dimension cognitive à tout travail[1], une dimension symbolique et sociale à tout objet. Il y a toujours une dimension de valeur immatérielle dans les produits même tangibles. Il y a toujours une finalité d’usage dans l’acquisition d’un bien. De même, toute production de biens et/ou de services immatériels nécessite des supports et des équipements tangibles pour être déployée. Un service de transport ferroviaire demande des trains et des rails. Un logiciel n’est pas « fonctionnel » sans des supports ou équipements électroniques et informatiques, sans l’énergie qu’il faut produire par ailleurs, des terminaux, des centres serveurs, des antennes relais ou des satellites. Pour autant, ils ne s’y résument pas. C’est leur usage qui en fait l’utilité.
De même, le travail intellectuel n’est jamais seulement « immatériel ». Il est réalisé par des êtres sociaux, incarnés, territorialisés. Il est le produit de « corps » inscrits dans des collectifs, des temps, des espaces, des bureaux…
C’est dans la capacité à construire socialement un sens, une valeur à l’activité productive que réside un enjeu majeur de l’évaluation pour l’économie et le problème de la reconnaissance pour le travail qui l’alimente. Que le travail soit aisé ou pénible n’est pas indifférent au salarié. Que le travailleur soit méritant, en tension ou heureux, est plus ou moins important pour l’employeur et pour ses clients. Il reste que c’est la finalité productive, la production de valeur qui intéresse d’abord les « clients » comme les prestataires, les acheteurs comme les bénéficiaires finaux. On fait également le pari qu’il n’est pas indifférent pour l’œuvrant de constater, ressentir la valeur que le monde tire de ses efforts, ou au contraire, de soupçonner, voire constater avec amertume que son travail ne produit pas de valeur, serait-il bien rémunéré.
L’on voit bien ici les limites d’un modèle d’affaire qui ne sait penser la valeur que par la mesure des coûts, donc par la mesure monétisée de ce qui est mesurable. Ce qui compte est alors ce que l’on compte. Le coût est pourtant, encore et toujours, l’outil dominant du gestionnaire et le référent principal des relations entre donneurs d’ordre et prestataires dans le FM. Il est déraisonnable de juger de la qualité d’une tranche de jambon à son prix. On se doute que l’importance de l’éducation ne peut être résumée à celle de son budget. Il est évidemment absurde et dangereux d’évaluer des policiers sur un volume d’interpellations, la justice sur un taux d’incarcération. Nous savons tous qu’il est fou de financer un système de santé à l’acte médical, niant la connaissance et l’action même du patient nécessaires au bon diagnostic et à la thérapie. Si les SLAs et KPI sont des référents et des conventions utiles (comme instrumentation dialogique) à la gestion des services dans le FM, les acteurs reconnaissent qu’ils ne sont qu’approximations grossières voire dangereuses dans l’illusion d’une possibilité de comparaison ou de standardisation. C’est pourtant bien ce que notre modèle industrialiste nous conduit à faire quand il est transposé sur la production servicielle et immatérielle des services, sur le FM, sous la pression des logiques financières (ou budgétaires).
[1] Sauf peut-être dans la volonté toute taylorienne de séparer le travailleur de son propre travail pour le réduire autant que possible à un opérateur « machinique », un projet que Bernard Stiegler dénomme le choix de la « bêtise systémique ».