30 octobre 2021

CAHIER 13 – Document 3

Services aux environnements de travail en immeuble multi-locataires.
Qui travaille pour qui ?

Michel Platzer

Contributeur CRDIA, ancien cadre dirigeant d’Icade, co-auteur avec Cécile Granier (Artelia) de l’ouvrage « concevoir et construire un immeuble de bureaux » (éditions du Moniteur, 2020).

Diffusé le 03/11/2021, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

En immeuble multi-locataires, réaliser une exploitation à la fois rentable et vertueuse des environnements de travail impose de servir simultanément l’entreprise locataire, l’immeuble et les individus : comment concilier le locataire en posture de cost killing, le bénéficiaire encore largement passif mais en attente de confort, attentif aux impacts environnementaux et bien entendu de sécurité sanitaire etc. … et l’immeuble – qui pourrait avoir tendance à ne penser qu’à lui-même – dont les performances sont régulièrement auditées pour assurer le maintien des certifications ? L’immeuble multi-locataires évolue dans un univers à trois dimensions : dimension du business et de la rentabilité (l’entreprise locataire), dimension sociale du bien-être et de la QVT[1] (les occupants bénéficiaires) et dimension immobilière. Comment faire la part des objectifs et attentes de chacun dans cet écosystème, où se situe l’optimum et selon quels critères ?

 

L’architecture des services d’un immeuble multi-locataires

 

 

Dans un immeuble multi-locataires, quatre types d’opérateurs interviennent simultanément : prestataires liés à l’immeuble, prestataires des entreprises locataires, équipes internes des entreprises locataires et opérateurs des services à la personne de type restaurant inter-entreprises (RIE), qui vont directement s’adresser aux occupants[2]. Les trois bénéficiaires de ces prestations sont les entreprises locataires des espaces (personnes morales), les occupants de l’immeuble (personnes physiques) et … l’immeuble lui-même.

Dans un immeuble de surface totale 15 000 m², parties communes comprises, rassemblant quatre à cinq sociétés locataires et peut être 800 utilisateurs, on pourra ainsi compter 5 à 7 contrats liés au fonctionnement des parties communes de l’immeuble. Chaque locataire fera de son côté appel à plusieurs sous-traitants en complément à ses équipes internes, soit en tout peut être environ une vingtaine d’intervenants. Un tel immeuble comporte également plusieurs pilotes : le property manager pilote les services communs, pour chaque locataire les prestataires extérieurs sont pilotés par différentes directions (réseaux par la DSI[3], mobilités internes par la Direction des ressources humaines etc.), l’ensemble parfois coordonné par une DET (Direction des Environnements de Travail) etc. Et toutes ces actions imbriquées se déroulent à l’interconnexion de trois univers juridiques : les contrats de services (droit des affaires), les baux et leurs annexes (droit de l’immobilier) et les procédures internes aux entreprises locataires (droit du travail[4]).

 

Gérer la complexité 

 

 

Sur le marché de l’immobilier tertiaire, un business plan géré par l’asset manager est associé à chaque immeuble, actualisé au gré des mises en commercialisation des espaces de travail. Lorsque l’immeuble n’est pas dédié à un utilisateur spécifique, la rentabilité liée au business plan prévisionnel appelle un pilotage qui minimise la vacance et optimise le produit locatif[5].  Pour gérer au mieux cette complexité et les multiples facteurs qui la conditionnent, le propriétaire fait appel à un professionnel, le property manager. Le service de property management peut aussi être intégré aux équipes du propriétaire si celui-ci est professionnel de l’immobilier, c’est le cas de certaines foncières.

Le marché français du property management est estimé à 25 millions de m² d’espaces de travail, à rapporter à un parc total français de bureaux d’environ 150 millions de m² selon les chiffres 2021 du CEREN[6], dont 54 millions de m² en Ile de France. Ce sont donc environ 1,5 million de travailleurs de bureau dont les environnements de travail sont gérés dans ce cadre.

 

Comme le métier de facility manager, le métier de property manager est à l’image du couteau suisse, ou de l’homme-orchestre. Si le facility manager développe plus souvent son activité au service des utilisateurs, tourné vers la qualité des espaces de travail, le property manager est quant à lui au service du propriétaire, avec comme mission d’assurer la rentabilité de l’immeuble. Pour atteindre cette rentabilité, il faut :

  • Trouver des locataires, mission de commercialisation ;
  • Faire vivre l’immeuble[7]: accueil, sécurité incendie, ascenseurs, propreté des parties communes etc. ;
  • Assurer la gestion financière, encaisser les loyers, gérer les charges et retourner au propriétaire le loyer net, base de la réalisation effective du business plan.

En un mot, tout faire pour que l’immeuble fonctionne dans tous les domaines, ce qui implique des savoir-faire juridiques et administratifs mais appelle aussi des compétences techniques. Le « vrai » client du property manager reste le propriétaire de l’immeuble, qui le choisit, contracte avec lui et lui verse des honoraires en contrepartie de ses prestations. Mais les locataires de l’immeuble sont également ses clients, il leur facture les loyers au nom et pour le compte du propriétaire, et les charges communes en tant que gestionnaire de l’immeuble. Il leur doit à ce titre une qualité de service.

 

La nature même de cet écosystème spécifique peut induire des contradictions dans les choix techniques, et des difficultés de gestion de la qualité :

 

Température réglementaire et température de travail : le « client » du chauffage, la société locataire qui paie les factures via les charges communes, n’a que peu d’exigences en la matière car la part du chauffage dans le coût du poste de travail est la plupart du temps négligeable. En revanche, l’immeuble et ses occupants sont dans ce domaine en opposition frontale : si le chauffage obéit à la réglementation attachée à l’immeuble, en respectant les 19°, tout s’arrête sur les plateaux. On oublie donc la réglementation et les calculs de performance des bureaux d’études qui ont dirigé la construction, pour chauffer les plateaux à 22°. Dans ce match, l’occupant l’emporte régulièrement face à l’immeuble, avec la neutralité active des sociétés locataires.

 

Accueil : un visiteur extérieur à une entreprise locataire est accueilli dans le hall par un salarié d’une entreprise spécialisée, sous-traitante d’une entreprise multiservices, elle-même en contrat avec le property manager qui facture à l’entreprise locataire une partie de la prestation d’accueil selon une clé de répartition de charges. La prestation servie passe par une commande de sous-traitance, une commande de prestation, un bail, une facturation de charges et une procédure interne à l’entreprise locataire. Si le salarié de l’entreprise locataire n’est pas satisfait de la prestation, car son visiteur aura poireauté dans le hall plus de 15 minutes, il doit en parler à son supérieur hiérarchique qui en parlera au responsable interne de la gestion du bail qui en parlera au property manager qui en parlera à son prestataire principal qui en parlera à son sous-traitant (on évite la situation extrême dans laquelle ce sous-traitant ferait lui-même appel à de l’intérim). Ces cinq transmissions d’informations en chaîne ne facilitent pas, loin s’en faut, la dynamique de la qualité. La roue de Deming (PDCA Plan Do Check Act) prend alors des allures d’engrenage complexe.

 

L’entreprise locataire, l’immeuble, les occupants

 

Servir l’entreprise :

Les entreprises locataires des espaces, personnes morales, sont le moteur du système financier de l’immeuble : elles paient les loyers, cofinancent les services communs via les charges, et bien entendu leurs services privatifs, sans oublier la participation aux services à la personne. L’invention de l’immeuble de bureaux  a répondu à une dynamique entrepreneuriale. Téléphone, ascenseur et machine à écrire : ces trois innovations ont permis de désolidariser les employés aux écritures des lieux de production et d’échanges, de les rassembler et de multiplier les étages car il n’était plus nécessaire de se voir pour communiquer. Le concept d’espace de travail a ensuite progressivement émergé comme objet de management dans le cadre du dialogue social. Mais les fondamentaux demeurent : tous les acteurs de l’immeuble de bureaux opèrent pour l’entreprise qui l’occupe afin de lui permettre de proposer un cadre de travail à ses salariés, avec l’espoir pour celle-là d’obtenir en retour une efficacité maximale.

 

Servir l’immeuble :

Ni personne morale, ni personne physique, l’immeuble de bureaux est pourtant un « client » exigeant. Aux besoins esthétiques (nettoyage de façades[8]) s’ajoutent des exigences de sécurité, notamment sécurité incendie et sanitaire, l’accessibilité PMR[9], les performances thermiques, complétées depuis 30 ans par l’univers des certifications environnementales, qui concernent aussi l’exploitation. L’immeuble de bureaux exige aujourd’hui de tous les acteurs (architectes, constructeurs, exploitants, occupants) une conjugaison d’efforts visant au respect de cahiers des charges de certifications environnementales (HQE, BREEAM, LEED, etc.), de certifications « bien-être au travail » : WELL etc., de cahier des charges « immeuble connecté » etc. L’immeuble fixe des valeurs-cibles pour les indicateurs chiffrés de son exploitation afin de préserver ces certifications, qui le qualifient sur le marché. Il attend des résultats, et les auditeurs qualité externes en tiennent régulièrement la comptabilité.

 

Servir les occupants :

Bien au-delà des « services à la personne », les services développés dans un immeuble de bureaux sont dans leur grande majorité, directement ou indirectement, destinés aux occupants avec en perspective efficacité, bien-être au travail et optimisation du potentiel des équipes. Pourtant, à l’exception des quelques aménités qui lui sont directement proposées, l’occupant n’est qu’un acteur intermittent des services aux environnements de travail : on l’écoute parfois, il peut se plaindre, il vote rarement :

  • il est écouté de façon informelle, notamment lors des prises en charge de sites par les opérateurs FM : l’équipe de démarrage du prestataire doit comprendre la sociologie du lieu, les priorités, les rythmes des occupants etc. afin d’adapter au réel la prestation imparfaitement calée entre le commercial du prestataire et l’acheteur du donneur d’ordres ;
  • il peut aussi se plaindre par téléphone ou par mail, de la température du plateau, d’un relamping non exécuté, d’une moquette salie, d’une salle de réunion non préparée. C’est le canal dit « bureau des pleurs », dont le débit est en général proportionnel à la position hiérarchique du demandeur dans l’organigramme ;
  • lorsque des changements d’organisation, de site, d’implantation sont envisagés, l’occupant doit être consulté : c’est la loi, et c’est aussi une règle de management. Il fait alors l’objet de toutes les attentions, peut même parfois voter pour exprimer son avis.

Les conséquences de la pandémie de 2020/2021, et la prise de conscience environnementale, pourraient modifier cette posture d’intermittent :

  • d’une part, il faut faire revenir au bureau, du moins partiellement, les télétravailleurs de la pandémie : les DRH multiplient les démarches d’attractivité des espaces de travail ;
  • d’autre part, pour des raisons environnementales, les occupants vont s’intéresser de plus en plus non seulement aux soft services (accueil, propreté etc.) mais aussi aux services techniques : chauffage, climatisation, renouvellement d’air, sécurité sanitaire etc. Et s’adresseront donc tout autant aux prestataires de leur immeuble qu’aux prestataires de leur entreprise.

 

 

Les quatre familles d’opérateurs

 

Les services communs de l’immeuble :

L’importance de ces services varie selon le niveau de technicité de l’immeuble, l’immeuble de grande hauteur (IGH[10]) rassemblant sans doute le plus haut niveau de contraintes et donc le maximum de services communs. Les entreprises locataires sont parfois plus en posture d’administré que de client vis-à-vis de ces prestataires de services communs : elles n’ont ni le choix ni la capacité à décider ou sanctionner. Ces services ne peuvent, par construction, se développer au plus près des bénéficiaires utilisateurs finaux, dont les besoins sont différents. Une société de conseil, dont les salariés vivent chez les clients, n’aura pas les mêmes attentes en termes d’accueil qu’une société de formation, un siège social ou un département informatique. 

 

Les services internes des sociétés locataires :

Pour apprécier la globalité des environnements de travail, il faut prendre en compte les services délivrés en interne par les entreprises à leurs propres salariés, souvent essentiels pour leur qualité de vie. Ces équipes interviennent dans le cadre de procédures internes, implicites ou explicites. Elles peuvent ainsi, avec leurs propres prestataires (voir ci-après), assurer la gestion des salles de réunion, des photocopieurs et imprimantes, de mobiliers de bureau, de la micro-informatique, des mobilités internes à l’immeuble, ingénierie de transfert, space-planning etc. Au-delà de la DET[11], deux directions sont particulièrement concernées : la DSI et la DRH. La crise sanitaire en cours, qui multiplie le télétravail et impose de nouvelles règles sanitaires au bureau, ne peut qu’étendre leurs champs d’action. 

 

Les prestataires de services aux environnements de travail des locataires :

L’externalisation des services est un mouvement de fond qui touche toutes les entreprises depuis les années 1970, guidé par des recherches d’économies, mais aussi par la hausse des technicités induisant des spécialisations. Dans un immeuble multi-locataires, ces prestataires se placent en complément des prestataires de l’immeuble, la question des limites de leurs prestations respectives n’étant pas toujours simple à régler.

 

Les services à la personne :

Outil de management, pouvoir d’attractivité, facilitateur de changement de site, argument d’adoption d’un paradigme spatial qui fait de moins en moins de place à l’individuel, les modes de lecture des services aux occupants sont aussi variés que leur typologie. Ce développement de services accompagne la modification du profil des occupants des bureaux. Sans s’appesantir sur les attentes des générations X, Y ou Z, souvent qualifiées par les sociologues de fictions commodes, markéting ou managériales … on ne peut ignorer que l’évolution des technologies de l’information favorise/accompagne l’éclatement de la sphère du travail :

  • Remise en cause de l’unité de lieu : la « digital workplace» induit une capacité de travailler tout le temps, de partout, le lieu officiel du travail est déconnecté du travail lui-même ;
  • Remise en cause de l’unité de temps : le célèbre « nine to five» étasunien a volé en éclats : la vie privée fait irruption dans le temps de travail, et réciproquement.

L’attachement traditionnel à l’entreprise s’érode au profit d’une relation dans laquelle le salarié attend non seulement un travail, une rémunération mais aussi une expérience selon certains, une reconnaissance selon d’autres. Le développement des services à la personne liés à la vie au bureau permet de répondre en partie à cette attente : l’espace de travail, autrefois régulateur et contrainte, cherche désormais à se doter d’un pouvoir d’attraction. L’investissement des occupants dans le collectif : jardins en terrasses, ruches sur le toit (avec, là encore, l’intervention des services communs de l’immeuble car il s’agit de parties communes), répond aussi à la disparition progressive du bureau-maison cloisonné, espace de refuge personnalisé, avec plantes vertes, photos de famille etc. remplacé par l’open-space, le flex office, le clean desk etc.

 

Quelles architectures de services pour les immeubles multi-locataires en réponse aux évolutions du marché ?

 

L’immeuble multi-locataires fait face en 2021, comme les autres produits de l’immobilier de bureaux, au risque de réduction des besoins de surfaces locatives induit par la crise sanitaire, risque qui se concrétisera dans les trois années à venir au fil des renégociations de baux. Il bénéficie d’une clientèle diversifiée, mais peut-être plus facilement mobile que celle des grandes unités mono-locataire. Les sociétés locataires chercheront rapidement à optimiser l’usage de leurs locaux. Pour que cette optimisation, synonyme de plus de flexibilité, se mette en place tout en maintenant une QVT suffisante (améliorée ?) pour les occupants, deux pistes coexistent actuellement :

  • La première, plus traditionnelle, est celle du « bureau comme à l’hôtel » : une offre intègre l’immobilier et les services dans une logique « tout compris » avec location à la semaine, au mois etc. et permet aux entreprises locataires de faire évoluer en permanence leurs surfaces louées en fonction de leurs besoins conjoncturels. En quelque sorte, un coworking à grande échelle. La tentative de Wework d’implanter cette offre de façon industrielle sur le marché s’est soldée par un échec, au regard notamment de l’incapacité du business model à assumer le besoin en fonds de roulement induit. Regus est en revanche bien présent depuis des dizaines d’années avec une offre similaire, mais dans une approche de complément en marge de l’offre traditionnelle d’espaces de travail, et non pas de concurrence directe. Au-delà d’un équilibre financier à trouver, ce type d’offre à tendance nécessairement uniformisée n’est sans doute pas le plus propice à la co-construction des services aux environnements de travail.
  • La seconde, plus innovante, consiste à tirer le meilleur profit des capacités et des services numériques qui se mettent progressivement en place dans les bureaux pour développer un occupancy management qui permette une véritable gestion dynamique des espaces. Les capteurs de données se multiplient dans les espaces de travail (éclairage, climatisation, sécurité, connexions WiFi etc.) et la gestion de ces données, constitue en potentiel un nouveau service apte à refonder le fonctionnement du bureau de demain dans le cadre d’une occupation qui pourrait alors évoluer en continu[12] : maîtriser la donnée d’occupation, c’est être en situation de l’analyser et donc de conseiller les sociétés locataires, voire de leur proposer des solutions d’optimisation. Tous les acteurs de l’immeuble multi-locataires sont potentiellement concernés et travaillent sur de tels projets : property managers mais aussi opérateurs FM, équipementiers, gestionnaires de réseaux etc. Qui prendra demain la maîtrise de l’ensemble ? Et quelles en seront les conséquences sur l’organisation générale des services ?

[1] Qualité de Vie au Travail.

[2] Présentation volontairement simplifiée : les montages de RIE font intervenir le property manager et les entreprises utilisatrices afin de répartir les coûts des repas entre employeurs et salariés.

[3] Direction des Systèmes d’Information.

[4] Bien évidemment, le droit du travail est présent partout, y compris chez les prestataires mais on parle ici du droit du travail appliqué à l’usage des locaux tertiaires.

[5] Le propriétaire peut également faire appel à un property manager dans le cas d’un locataire unique.

[6] Centre d’études et de recherches économiques sur l’énergie.

[7] En immobilier d’entreprise, ces charges sont en totalité refacturées aux locataires.

[8] Exemple d’intervention pour les 3 « clients » : l’entretien de la façade est indispensable à la maintenance de l’immeuble, ouverture vers l’extérieur elle est un élément de qualité de vie des occupants, sa performance esthétique rejaillit sur l’image de marque des entreprises locataires …

[9] Personnes à Mobilité Réduite.

[10] Corps de bâtiment dont le plancher bas du dernier étage se situe à plus de 28m du sol utilisable par les engins de secours.

[11] Direction des Environnements de Travail.

[12] On passe d’un réaménagement de plateau tous les 3 ans … à une occupation dynamique  définie chaque demi-journée.