Télétravail, un nouvel enjeu d’équité
Cet article reprend et actualise un texte publié par Métis Europe le 08 juin 2020 sous le titre « Télétravail, vers plus d’équité ?»
Félix Traoré
Bientôt un droit opposable ?
Les promoteurs du télétravail, comme les entreprises qui le mettent en place, se sont toujours bien gardés de le présenter comme un avantage social, préférant (sûrement à raison) défendre un choix d’organisation. Il n’en était pas moins perçu comme tel avant la crise, si bien que la question de l’équité apparaissait comme centrale pour son développement. Au point de pouvoir, parfois, constituer un frein : dans une enquête que l’Association Nationale des Directeurs des Ressources Humaines (ANDRH) avait menée en 2017 auprès de ses adhérents, l’impossibilité de traiter équitablement les salariés si tous les postes ne peuvent pas être télétravaillés ressortait comme la première raison invoquée par le management pour y renoncer.
Ce souci d’équité s’est traduit de manière plus encourageante dans l’évolution du cadre légal, via l’ordonnance du 22 septembre 2017 (dite « ordonnance Macron »). L’employeur qui refuserait d’accorder le bénéfice du télétravail à un salarié dont le poste y est éligible doit, depuis, motiver sa décision par des raisons objectives.
Mais au-delà de ces aspects formels, le recours au télétravail, quand il n’est pas imposé par les pouvoirs publics, est reçu comme un signe de confiance venant du management et répond à une aspiration générale des salariés à l’autonomie. Après bientôt deux années durant lesquelles ils ont prouvé qu’ils en étaient capables, ces derniers auraient du mal à comprendre qu’on le leur refuse à l’avenir. Il n’est donc pas tout à fait fantaisiste d’envisager que l’accès au télétravail soit bientôt revendiqué comme un droit opposable à l’employeur.
Pas tous égaux …
Au début de la pandémie, le recours massif et soudain au télétravail forcé avait enfin attiré notre attention sur les conditions dans lesquelles les uns et les autres font l’expérience du travail à distance. L’inégalité des situations avait alors pris un aspect spectaculaire : pendant que certains ont vécu les confinements entre amis dans une maison de campagne où chacun disposait d’un espace de travail dédié, d’autres se retrouvaient enfermés dans des appartements exigus, à travailler dans la cuisine ou la pièce à vivre, quand ils ne devaient pas assurer la garde de leurs enfants.
Si ces inégalités se sont trouvées exacerbées, elles n’avaient pas échappé à tout un pan de la littérature scientifique sur les incidences du télétravail. Dans un récent article de synthèse[1] paru en 2019 dans la revue Le Travail Humain, la psychologue Emilie Vayre rappelait à quel point ses effets, notamment sur la qualité de vie, pouvaient être ambivalents. Autant qu’il peut contribuer à la réduction du stress et favoriser la conciliation entre les impératifs professionnels et la vie familiale, le télétravail peut aboutir, entre autres choses, à un envahissement de la sphère privée, à une augmentation des conflits avec l’entourage et à des situations d’épuisement. Et là encore, les conditions du succès ne sont pas toujours sous le contrôle des individus.
Si le développement de compétences organisationnelles joue un rôle clé, d’autres facteurs, comme la situation familiale, le genre et les conditions de logement s’avèrent déterminants. Partant de ce constat, la question n’est plus de savoir quelle proportion des salariés se verra octroyer le droit de travailler à distance demain, mais plutôt de savoir sous quelles conditions le recours à ce mode de travail peut être inclusif et émancipateur.
Dépasser la logique compensatoire
Pour ceux à qui le travail à domicile ne réussirait pas, le principe du volontariat constitue sans doute un cadre protecteur. Il ne devrait pas pour autant permettre d’évacuer la question des conditions de travail, car ce principe ne vaut qu’au regard de la qualité des alternatives au travail à domicile proposées par l’entreprise, que ce soit en télétravail ou sur site.
Lorsqu’on renverse la perspective, un grand nombre des vertus prêtées au télétravail font apparaître, en creux, tout un espace de contraintes vécues dans le quotidien par les salariés. Or, s’il peut être un levier d’amélioration de la qualité de vie, il y a peu de chances pour qu’il suffise à pallier les effets du surtravail endémique chez les cadres, ou qu’il réponde au mal-être d’un grand nombre de salariés à l’égard de leur environnement de travail.
Si la question mérite d’être posée dans ces termes, c’est notamment parce que sa mise en place accompagne souvent des changements organisationnels qui ont mauvaise presse auprès des travailleurs et de leurs représentants. La tendance est particulièrement visible s’agissant de certains choix immobiliers orientés par un objectif de maîtrise des coûts fixes : regroupement des effectifs sur des sites implantés en périphérie, décloisonnement des aménagements intérieurs (open space) ou encore mutualisation des postes individuels (flex-office). Sans jamais être assumé comme tel, l’octroi du télétravail fait alors régulièrement office de mesure compensatoire, et il n’est pas certain que tout le monde y gagne.
Dans une autre perspective, certains opérateurs de tiers-lieux espèrent proposer aux salariés une alternative crédible aux locaux de leur employeur à proximité de leur domicile. Jusqu’alors, les espaces qui ont misé sur cette clientèle n’ont pas trouvé de modèle économique viable, notamment parce que beaucoup d’entreprises rechignent à voir les espaces de travail comme un investissement immatériel.
Sévèrement touchés par la crise, de nombreux tiers-lieux souhaitent pourtant voir dans la généralisation du télétravail une opportunité de rebond, en tablant sur un mouvement de démocratisation rapide et concerté. Un nouvel objet pour le dialogue social ?
[1] Vayre Émilie, « Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social », Le travail humain, 2019/1 (Vol. 82), p. 1-39. DOI : 10.3917/th.821.0001.
URL : https://www-cairn-info.inshs.bib.cnrs.fr/revue-le-travail-humain-2019-1-page-1.htm