27 février 2020

CAHIER 2 – Document 3

Bureaulib Dupleix : retours sur l’expérience d’un lieu tiers

Pierre Bouchet 
Dorra Ghrab 
Stéphanie Guinet 
Gérard Pinot

 

Juin 2019

Diffusé le 05/03/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Avant-propos

L’essor des tiers-lieux est peut-être le phénomène qui a été le plus commenté, ces dernières années, en matière d’immobilier d’entreprise. Depuis l’ouverture, il y a dix ans, de La Cantine, qui entamait l’importation du coworking à Paris puis dans tout l’hexagone, leur nombre a progressé à une vitesse vertigineuse. Et par la même occasion, un nombre croissant de personnes ont été amenées à concevoir, animer, ou simplement habiter ce nouveau type de lieu. En l’espace d’un peu plus de deux ans, entre le début de l’année 2016 et la fin de l’été 2018, nous avons eu le privilège de faire les trois, à travers un espace que nous avons voulu fidèle à notre conception de l’aménagement.

Bureaulib Dupleix, pour le nommer, n’avait pas pour vocation de s’ajouter à l’offre pléthorique des espaces de coworking et des centres d’affaire parisiens. Il se voulait un espace d’expérimentation à destination des entreprises et de leurs salariés, leur permettant de tester de nouveaux modes de travail. Inscrit dans Génie Le Lab, notre programme de recherche lancé un an plus tôt, il en condensait les principaux enjeux : la valeur de l’environnement de travail en tant que service, sa contribution à l’activité, les formes émergentes de travail nomade…

Pourquoi se lancer dans une telle aventure, en apparence si lointaine de notre cœur de métier ? La réponse se résume assez facilement. Cette expérimentation répondait à notre volonté d’explorer les alternatives aux politiques immobilières axées sur la réduction des coûts, qui éloignent les lieux de travail des lieux de vie et aboutissent, pour un grand nombre de salariés, à renforcer les contraintes vécues au quotidien. Elle affirmait un parti pris : celui d’appréhender l’environnement de travail à la fois comme une ressource au service de la stratégie des entreprises, et comme un service à la disposition de ceux qui l’habitent et y déploient leur activité. Elle était portée, enfin, par notre désir de proposer une réponse, à notre niveau, aux transformations du monde du travail et aux défis environnementaux qui interpellent les entreprises.

Ce dossier ne propose ni le récit d’une success story, ni une démonstration qui viserait à défendre un modèle. Il livre plutôt un aperçu de l’expérience Bureaulib telle que nous l’avons vécue, depuis son origine jusqu’à sa mutation. A travers le regard croisé de ceux qui ont conçu le lieu et de ceux qui l’ont fait vivre, le récit donne à voir un peu de ce qu’elle nous a appris ou confirmé, mais aussi les nouvelles questions qu’elle nous pose. Nous espérons qu’il fournira, à chaque lecteur attentif, de la matière pour réfléchir et inventer.

Chapitre 1. Suivre une intuition.

Par les fondateurs, Pierre Bouchet et Gérard Pinot.

Où l’on décide de :

  • Offrir aux entreprises la possibilité d’expérimenter de nouveaux modes de travail ;
  • Concevoir un lieu à la hauteur des attentes des salariés en télétravail ;
  • Orienter l’offre de services sur le support à l’activité

 

Penser le service

La démangeaison nous venait de loin. Au milieu des années 1990, quand Génie des Lieux voyait le jour, l’aménagement des espaces de travail n’intéressait pas grand monde. Alors que l’informatique faisait ses premiers pas dans les bureaux, les maîtres d’œuvre s’intéressaient avant tout à l’architecture des bâtiments tertiaires et à l’image qu’ils projetaient. On y mettait plus ou moins de cloisons selon la culture de l’entreprise, on comptait les trames pour dimensionner les bureaux en fonction des statuts hiérarchiques, mais on n’accordait que très peu d’attention à ce qui, pour nous, constituait l’essentiel : ce que les gens y font. De notre côté, nous portions en bandoulière notre identité de programmistes, avec le désir de mettre le travail réel au cœur des projets immobiliers. Au fil des ans, nous sommes passés de 2 à 80 personnes et avons déployé nos antennes à Lyon comme à Tunis en suivant toujours cette même ambition. Celle-ci était, dès le départ, au principe de notre intérêt pour le métier… tout autant que de nos frustrations. Car les vieux réflexes avaient la vie dure.

Deux décennies plus tard, nous avons pressenti que les choses étaient en train de bouger. Cela faisait déjà plusieurs années que nous nous étions entourés de chercheurs – sociologues, économistes et autres ergonomes- et avions acquis la conviction que nos économies s’engageaient dans un tournant serviciel, lequel allait transformer en profondeur nos modes de vie, de travail et de consommation. Aux abords des années 2014-15, ce mouvement prenait une tournure bien visible, notamment à travers le succès de quelques grandes plateformes numériques. D’ores et déjà, les clients de Blablacar ou d’Airbnb achetaient une mise en relation et une garantie de qualité, plutôt que des voitures ou des chambres d’hôtel. Nous étions persuadés que l’immobilier tertiaire ne serait pas épargné par cette tendance, et qu’il nous fallait, de la même manière, envisager l’environnement de travail comme un service qui ne serait plus associé à un lieu unique. Ce service ne pourrait pas non plus se limiter à l’alternance entre « le » bureau et la maison. Il devait accompagner les salariés sur tous leurs lieux de travail, chez leurs clients, dans les transports, et même dans des lieux tiers. Petit à petit, le concept de bureau libre prenait forme dans nos esprits.

Les entreprises seraient-elles prêtes? Rien n’était promis, mais l’espoir était permis. Nous voyions les accords de télétravail se multiplier chez nos clients, tandis que la mutualisation des postes du travail gagnait déjà du terrain. Nous observions aussi avec enthousiasme le développement du coworking et l’intérêt qu’il suscitait au sein des grands groupes. Certains lorgnaient sur des espaces peuplés d’indépendants et de startupers qui incarnaient l’esprit d’innovation, mais où la qualité des équipements et des services faisaient défaut. D’autres embarquaient une poignée de collaborateurs dans un projet pilote pour leur faire vivre une expérience de travail différente, mais sur un mode temporaire, en marge du reste de l’entreprise et du monde extérieur. Nous sentions bien qu’il y avait là quelque chose qui se cherchait à tâtons. Nous voyions dans ce type d’espaces une occasion de limiter les déplacements pendulaires sans appauvrir le cadre de travail des salariés, et de rendre plus concrets les engagements des entreprises quant à la réduction de leur impact carbone. Alors nous avons décidé de proposer.


Offrir une expérience

Comment entraîner les entreprises vers un « ailleurs » qui reste à explorer? Le bureau libre était encore, au premier sens du terme, une u-topie : un idéal qui n’existait en aucun lieu. Et nous savions que les idées ne suffisent pas pour se projeter dans l’avenir. Il fallait vivre le concept au concret, en éprouver les bénéfices, en tester les limites. Ce dont nos clients avaient besoin, c’était de vivre une expérience. Dès lors, notre rôle devait être de leur offrir un cadre. Cela passerait nécessairement par un ou des lieux, avec des murs et des meubles bien tangibles. Mais ça ne pouvait pas s’arrêter là, car tout l’intérêt d’une telle démarche résidait dans les enseignements que l’on en tirerait ; autrement dit, dans le regard que l’on porterait dessus. Nous voulions aussi offrir notre regard. Plutôt qu’observateurs passifs, nous allions nous faire participants, explorateurs, ethnographes. Cela impliquait non seulement de faire le chemin avec ceux qui voudraient bien nous suivre, mais aussi de mobiliser nos équipes autour d’un dispositif d’enquête.

C’est avec ces quelques lignes directrices que nous avons lancé notre programme d’expérimentation, autour de la marque Bureaulib. A travers cette marque, nous voulions garantir aux entreprises un service qui leur permettrait de découvrir ces nouveaux modes de travail dans un cadre qui satisferait à leur exigence de qualité. Avec le concours de quelques partenaires volontaires, le concept pourrait être décliné dans plusieurs lieux qui formeraient un réseau. Face aux premières lenteurs, et refusant de nous résoudre à l’inertie, nous avons décidé d’ouvrir la marche avec nos moyens. On commencerait par louer un site, que nous partagerions avec les entreprises qui voudraient rejoindre l’aventure. Conçu comme une alternative au télétravail à domicile, il se situerait dans un arrondissement périphérique de Paris, au sein d’un quartier d’habitation, à proximité des transports. L’endroit offrirait à des salariés un environnement de travail proche de chez eux où ils pourraient travailler seuls, mais aussi téléphoner, participer à des réunions en visio-conférence, accueillir des clients, animer des ateliers, s’aérer l’esprit en terrasse, partager des moments de convivialité, et pourquoi pas, échanger des connaissances. Composé d’espaces variés et complémentaires, il répondrait aux standards des professionnels les plus exigeants, du confort des mobiliers à la performance des outils digitaux, en passant par la sécurité physique et informatique. L’accès y serait réservable au mois, à la journée, ou à la demi-journée pour satisfaire tous les types de demandes, et l’utilisateur bénéficierait d’une offre globale de services. Il devait trouver à portée de main tout ce qui serait nécessaire à la réalisation de ses tâches – il n’était pas questions qu’il soit contraint dans le cours de son activité faute d’avoir accès aux espaces ou aux équipements appropriés. Les employeurs auraient ainsi la garantie que leurs collaborateurs travaillent dans les meilleures conditions, avec tout à disposition, notamment, pour répondre aux besoins de confidentialité. Tout le monde serait gagnant, et une bonne partie des obstacles traditionnels au télétravail seraient levés. Il n’y avait plus qu’à trouver le lieu.

Après plusieurs mois de recherche immobilière, il avait fallu arrêter un choix, et la rareté de l’offre nous avait amené à faire quelques concessions. Sur les dimensions, d’abord : les 500 m² sur lesquels nous avions jeté notre dévolu n’allaient pas pouvoir accueillir à la fois nos clients et l’ensemble de nos collaborateurs. Pas plus, d’ailleurs, qu’ils ne nous permettraient de réserver une zone spécifique à nos équipes. Sur l’aménagement, ensuite. Alors que notre plan idéal dessinait un parcours allant des espaces les plus animés vers les plus calmes, les contraintes du bâtiment nous imposaient de faire l’inverse. Mais là encore, il s’agissait d’avancer pour rendre cette expérience possible. Il fut conclu que seul le pôle Accompagnement au Changement (6 consultants et 2 sociologues en devenir) s’y installeraient de manière permanente, au milieu des autres utilisateurs. Il leur reviendrait de noter des observations, de procéder à des entretiens, de passer des questionnaires et d’animer des ateliers avec les « habitués ». Ils seraient donc en première ligne pour comprendre leurs usages et évaluer la pertinence du service mis à leur disposition. Quant au reste de nos collaborateurs, ils seraient amenés à y venir régulièrement pour travailler avec leurs collègues, participer aux événements internes et inviter leurs clients. Ils seraient donc partie prenante de l’expérience, proposeraient un regard différent sur le lieu, et approfondiraient leur connaissance de ce mode de travail.

Le lieu choisi était, du reste, idéalement situé. En plein 15ème arrondissement, il se trouvait à proximité directe d’un bureau de poste, d’une salle de sport, d’un pressing, et d’une multitude de petits commerces et de restaurants. Nos utilisateurs auraient ainsi accès à une offre de services aussi riche et diversifiée que sur les derniers campus, dans un cadre qui, lui, serait ouvert sur le territoire. Nous précisions alors notre propre offre, en la concentrant sur les services de support à l’activité, que l’environnement ne proposait pas : connexion sécurisée, casiers individuels, casques réducteurs de bruit, matériel informatique de rechange, petite papeterie et autres fournitures. Mais nous pensions avant tout le service comme une relation, et à ce titre, elle devait être vivante, concrète, incarnée. Le rapport des utilisateurs au lieu devait aussi être un rapport humain. Le Maître des Lieux serait donc recruté sur un poste cadre, avec une feuille de route tournée vers l’utilisateur : accueillir, orienter, écouter, accompagner, animer…

L’heure était maintenant à la réalisation. En quelques mois, nous avons conçu les plans, sélectionné le mobilier et les solutions IT, déployé le concept décoratif, et enfin, lancé les travaux. Le 3 avril 2017 au matin, près de 120 personnes se pressaient au 28 rue Desaix pour assister à l’inauguration. A l’issue d’un an de travail et plus de 650 000 € investis, l’espace Bureaulib Dupleix ouvrait ses portes au public.

Chapitre 2. Observer et apprendre

Par la maîtresse des Lieux, Stéphanie Guinet.

Où l’on observe que :

  • La diversité des espaces et des services est pleinement investie par les usages ;
  • Le maître des lieux joue un rôle clé dans l’appropriation du nouveau cadre de travail ;
  • Le mode de facturation des services influence le rapport à l’espace et au temps ;
  • La recherche d’un équilibre entre les temps de vie est la première motivation des professionnels ;
  • Les collectifs ont tendance à s’isoler des autres utilisateurs ;
  • Les entreprises veulent sortir du cadre, mais elles ont peur de dépasser ;
  • Le « frein culturel », c’est les autres…

 

Accueillir des usages

Il est à peine plus de 10h, ce vendredi, quand l’arrivée d’une dizaine d’inconnus m’arrache à ma causerie matinale avec le stagiaire. Dans le petit sas d’entrée carrelé de marbre blanc, postés derrière les portiques transparents et les quelques marches qui les séparent du hall d’accueil, les visiteurs m’interpellent du regard. Je quitte le large comptoir qui me tient lieu de bureau et de point d’accueil, pour me diriger vers eux, munie du badge d’accès. Le premier, lisant peut-être une pointe de perplexité dans mon sourire, me lance sur un ton plaisantin « On est l’entreprise X. On a un atelier à 14h, mais on a un tout petit peu d’avance ». Je comprends que j’ai affaire à la délégation pour laquelle les consultants ont réservé la salle « créativité » tout l’après-midi. C’est une habitude qu’ils ont prise : inviter leurs clients à se réunir « hors du cadre » et leur proposer de passer la journée entière à Bureaulib. Le procédé vise autant à leur épargner un surplus de déplacements qu’à les aider à se projeter dans un environnement de travail différent, voire, avec un peu de chance, à leur insuffler l’envie de rejoindre l’expérimentation. Ils assurent que les participants aux ateliers adoptent une attitude plus conviviale dans ce cadre, qu’ils se sentent plus investis dans leur rôle d’ambassadeurs et prennent l’exercice plus au sérieux (pas de posture de retrait, de bavardages hors sujet ou de sorties pour prendre un appel). Je n’ai pas de mal à les croire. Ce qui m’interroge, c’est plutôt le constat qu’après un an d’ouverture, aucune de ces entreprises ne se soit jamais risquée à rejoindre l’expérimentation.

J’ouvre donc à nos visiteurs, quelque peu intrigués par le dispositif. Anticipant les commentaires, j’explique que nous laissons habituellement les portiques ouverts à la demande des occupants, lesquels se sont avérés moins sensibles aux garanties de sécurité qu’à la fluidité de l’accès. J’entame alors l’habituelle visite guidée avec quelques questions, puis enchaîne sur l’histoire et la philosophie du lieu. En quelques mots seulement, car l’attention de mon auditoire se disperse autour des objets à portée de vue. Abandonnés à leur exploration l’espace d’une minute, certains portent leur curiosité sur la cabine téléphonique située à l’entrée du hall, testant chacun à leur tour l’assise et l’insonorisation. Les premières remarques fusent : « C’est super pratique, on en aurait bien besoin » ou au contraire « Ça fait quand même drôle, on se sent un peu comme dans un aquarium ». Je souris à l’idée que cet espace, si banal et usuel pour les résidents, leur paraisse si exotique et sujet à controverse. D’autres toisent le mur Velléda à la manière d’une œuvre d’art, passant en revue les 15 portraits des « habitués » et les dessins d’humeur qui les voisinent. Dans le registre convivial, l’écran de télévision et le petit canapé, au fond de la pièce, semblent aussi en faire rêver quelques-uns. Toujours dans mon rôle, j’attire l’attention sur des atouts plus terre-à-terre : le coin reprographie, la salle projet pour 4 personnes équipée de clickshare, etc… J’insiste un peu sur la sécurité de l’accès au wifi, offerte par la possibilité donnée à chaque utilisateur de travailler depuis son propre réseau. Je me retiens de glisser, au passage, que cette attente des entreprises est vécue comme une contrainte pour les utilisateurs occasionnels, un peu irrités de devoir attendre, à chaque passage, que je leur génère un nouveau mot de passe. La synthèse entre la protection des données et le confort du « plug and play » n’est pas encore tout à fait trouvée.

Commence ensuite la visite à proprement parler. J’invite les nouveaux arrivants dans l’espace silence, à droite de l’entrée, où ils atterrissent dans une atmosphère studieuse et feutrée. Eparpillés entre les 22 positions de travail, un orthodontiste scrute ses radios sur un grand écran, un doctorant perché sur une table haute parcourt son article d’un air grave, une traductrice cherche ses mots devant une interface logicielle à retranscrire, tandis qu’une manager de Génie des Lieux, à l’abri d’un poste semi-cloisonné, rédige une proposition commerciale. Chacun d’eux, sans décrocher de sa tâche, adresse au groupe un rapide coup d’œil assorti d’un sourire de circonstance, se préparant à faire abstraction de la présence des spectateurs de passage. Ces derniers, avec le sérieux d’une équipe d’archéologues découvrant un nouveau site, essayent les positions restantes et débattent à mi-voix sur tous les paramètres qui détermineraient la valeur d’usage de l’espace : le caractère utile ou « gadget » des postes réglables en hauteur, le sentiment d’intimité ou d’enfermement procuré par les bureaux en cocon, le côté pesant ou apaisant du calme qui les entoure. Pour l’essentiel, ils semblent séduits. Je me dépêche de les entraîner vers l’espace « convivialité » où la vie du lieu se trouve concentrée. Dans le couloir qui y mène, longeant la rangée des casiers, quelques-uns lancent des regards à la dérobée à travers la vitrophanie semi-opaque de la grande salle de réunion. A l’intérieur, les 12 membres du comité de production de Génie des Lieux suivent la présentation de la chargée de communication sur l’écran géant, sans prêter la moindre attention aux mouvements du dehors.

Au moment où nous arrivons dans la salle, Leïla, Sophie et Alice[1] viennent à notre rencontre.

« On se disait bien que ces voix étaient familières. Bienvenue ! On vous offre un café ? »

Le groupe s’installe dans le coin cuisine, à gauche de l’entrée, pendant que je prépare les boissons. Depuis la longue table haute, les clients profitent d’une vue panoramique sur la partie droite de la pièce, bordée par le jardin et la terrasse. De là, ils peuvent observer deux consultants échanger côte à côte sur le grand bench en bois éclairé par la fenêtre, en face d’un quadragénaire absorbé par l’écran de son laptop. Les questions s’enchaînent à l’adresse des consultantes :

Flattée par la marque de reconnaissance, j’échange un regard complice avec Leïla en pensant à toutes les petites habitudes que nous avons bricolées ensemble, de la cueillette des post-it qui traînent aux noms de codes pour désigner les clients, en passant par les messages d’annonce lors des visites.

La petite conférence de presse se poursuit ainsi quelques minutes, avant que les consultantes reprennent la visite en main. Elles traversent la pièce, suivies par la délégation qui défile au pas de course devant le coin salon, sans prêter attention à la bulle de confidentialité où une coach en développement personnel, dos à la circulation, mène un entretien par skype avec son client. Comme pour annoncer la fin du parcours, elles marquent l’arrêt devant la fameuse salle de créativité, cultivant la curiosité de leur escorte. Lorsqu’elles ouvrent la porte, un grand éclat de rire s’élève sur un fond de musique électro. A vingt mètres de l’entrée, devant le mur du fond, cinq hommes en baskets et t-shirts – dont aucun ne semble approcher trop sérieusement la trentaine d’années- se tiennent debout, hilares, autour d’un grand schéma nébuleux maculé de post-it numériques. Les premiers visiteurs entrent et dévisagent cette joyeuse bande de copains d’un air amusé et incrédule. Eux, imperturbables, se retournent et saluent en chœur, pour revenir aussitôt à leur séance de brainstorming sur l’écran interactif.

– C’est des collègues à vous ? risque une des clientes, qui semble être la chef de projet.

– C’est la start-up Grey Octopus. Ils sont spécialisés dans la communication et ils travaillent pour nous de temps en temps. C’étaient les premiers à arriver ici après nous. Ils se sont vraiment bien approprié l’espace.

– On voit ça ! On se croirait un peu à la fac…Donc cet après-midi on leur pique leur terrain de jeu ?

– Cet après-midi, c’est NOTRE terrain de jeu. Mais ce sera aménagé assez différemment, on vous laisse la surprise.

– Ça va nous dépayser, c’est pas plus mal.

– Alors, qu’est-ce que vous en pensez de ce tiers-lieu? lance Alice sur un ton faussement innocent.

– Moi, à titre personnel, je trouve ça super, je pense que c’est vers ça qu’il faut aller. Mais je ne sais pas si ça prendrait chez nous. Vous êtes beaucoup de jeunes donc pour vous c’est évident, mais pour nous…Enfin, vous avez, vu, on fonctionne encore beaucoup à l’ancienne. Les gens ne sont pas mûrs…


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« Les gens ne sont pas prêts », « On a des sujets trop confidentiels », « C’est bien pour les consultants et les start up » « Ça ferait beaucoup de changements d’un coup »… Les visites se suivaient et les mêmes réserves succédaient souvent aux premiers enthousiasmes. Les entreprises voulaient du nouveau, mais pas au point de partager un espace qu’elles ne contrôleraient pas. Elles voulaient un endroit « à elles », cloisonné, séparé des autres utilisateurs. Mais Bureaulib Dupleix avait été conçu pour autre chose. Appliquant les principes qui guident habituellement notre travail de conception, nous étions attachés à offrir, au sein d’un même aménagement, des espaces variés et complémentaires les uns des autres, de sorte à permettre aux occupants d’articuler différents types d’usages. Et cela n’allait pas sans la liberté de circulation, ou autrement dit, sans l’accès de tous à tous les espaces.

En dépit de ces appréhensions, certains de nos clients et prospects passaient de la marque d’intérêt à la déclaration d’intention, mais la longueur des processus de décision par lesquels ils devaient en passer contrastait avec l’immédiateté de nos besoins de financement. Pendant ce temps, des entrepreneurs et des freelances qui habitaient le quartier, dépassant la devanture par hasard, venaient y voir de plus près et y trouvaient leur compte. Les mois passant et la nécessité aidant, nous nous sommes mis à les accueillir, au compte-goutte. Une dizaine d’entre eux est ainsi venue s’ajouter à nos consultants et aux quelques partenaires qui nous avaient suivi, le tout formant la petite société hybride de ceux qui co-travaillaient rue Desaix.

Mais au fait, cette mosaïque d’individus et de petits groupes faisait-elle vraiment société ? Certains se sont salués poliment pendant des mois sans jamais engager d’autre forme de conversation, ni, a fortiori, s’appeler par leur prénom. Ils venaient pour bénéficier d’un service, pas pour faire des rencontres. Le coût de l’accès au lieu y était peut-être pour quelque chose. Pour ceux qui ne réservaient que certains jours de la semaine, l’enjeu était de rentabiliser les 25€ investis pour la journée et partir, si possible avant 18h. Un tel programme laissait peu de place au hasard et à l’exploration. Tout juste prenaient-ils le temps de se couler un café en arrivant le matin avant de foncer vers un poste de travail – souvent le même – où ils abattaient leur besogne presque sans interruption. Ils s’arrêtaient pour manger au moment où leur estomac trouvait un compromis avec leur to-do list, mais ne traînaient pas à la pause de midi. Quant aux petites équipes qui réservaient la salle-projet de temps à autres, elles n’étaient pas davantage portées à se disperser. Les coéquipiers s’y enfermaient ensemble, prenaient leurs repas en groupe dans les brasseries environnantes, puis disparaissaient à nouveau.

Au milieu de tout ce monde de passage, le pôle Accompagnement au Changement de Génie des Lieux menait sa propre vie. Les consultants s’attelaient à répondre aux attentes de leurs clients dans des délais contraints, cultivaient l’esprit d’équipe qui leur permettait d’y faire face, et s’efforçaient d’entretenir les liens avec leurs collègues restés de l’autre côté de la Seine. Le peu de temps qu’il leur restait à donner en dehors de la production était accaparé par les événements de team building et les quelques sorties en équipe. Du reste, le collectif semblait se suffire à lui-même. Ils ne trouvaient pas parmi la quinzaine de coworkers le public de salariés sur lequel ils étaient supposés enquêter. Ils s’installaient les uns à uns à côté des autres, échangeaient spontanément sur les bench de l’espace convivialité et se surprenaient souvent à parler « boulot » pendant les pauses. De l’extérieur, ils donnaient le sentiment d’être à domicile, et de vivre assez indépendamment de leurs colocataires.

Tout ce monde cohabitait en bonne intelligence sans pour autant briser la glace. La profusion des postes et la variété des espaces disponibles permettaient de ne pas se gêner, comme elles permettaient de ne pas se côtoyer. C’est peut-être à l’issue des 18 mois de cette première phase d’expérimentation, lorsque l’usage de l’espace a été cédé à une entreprise de formation, que j’ai pu observer ce qu’ils partageaient le plus : chacun exprimait, à sa manière, son attachement au lieu et sa nostalgie.

Chapitre 3. Vivre le nomadisme

Par le Pôle Accompagnement au Changement, Dorra Ghrab.

Où l’on fait l’expérience que :

  • Un mode de travail plus nomade implique un surplus d’organisation individuelle et collective ;
  • La distance n’empêche pas la coordination et le travail collectif, mais peut freiner la transmission des compétences sur le temps long ;
  • Maintenir la cohésion entre des équipes dispersées géographiquement nécessite une réelle mobilisation des collaborateurs et de la ligne managériale ;
  • L’intégration des collaborateurs mérite d’autant plus d’attention que ces derniers sont mobiles.

Trouver son chemin

A l’ouverture de Bureaulib Dupleix, l’installation de notre pôle avait quelque chose d’une évidence. D’abord, la situation l’imposait. Génie des Lieux connaissait une croissance inédite de ses effectifs, et au siège, on commençait à se sentir à l’étroit sur les benchs. Dans ce contexte, investir un endroit spacieux et équipé selon les dernières tendances relevait plutôt du privilège que du sacrifice. Et puis nous avions toujours été nomades, à l’intérieur de nos locaux comme en dehors. Participer à l’expérimentation, c’était, a priori, persister dans nos habitudes, la nouveauté du tiers-lieu et les services en plus.

Le passage vers une organisation multisite n’avait pourtant rien d’anodin. Nous le savions, et nous n’avons pas tardé à en faire l’expérience à travers une multitude de petits défis du quotidien. Nombreuses étaient, par exemple, les situations où deux collègues avaient prévu de travailler côte à côte, pour finalement se rendre compte, parfois au dernier moment, que l’un se trouverait dans le 10ème arrondissement tandis que l’autre serait dans le 15ème (« Ah mince, j’ai oublié de te dire, je serai à Alsace finalement. Il faut que je voie un truc avec Marie… »). C’était aussi des tas de petites questions pratiques qui se bousculaient dans nos esprits : « Avec qui je travaille demain matin ? Et l’après-midi ? Ils seront où à cette heure-là ? J’aurais le temps de passer récupérer le matériel à Bureaulib pour l’atelier de jeudi ? ». Bien que vivant l’expérience avec curiosité et enthousiasme, nous sortions de nos journées plus fatigués qu’avant. On avait ajouté de la complexité à une activité qui, de par sa nature, demande déjà énormément de flexibilité et d’organisation.

Il nous fallait ajuster notre mode de fonctionnement à la situation. Notre premier réflexe a été d’aller vers plus de formalisme. Désormais, chacun signalait ses déplacements sur notre groupe Skype, renseignait avec assiduité l’avancement de ses tâches sur Trello et numérisait tout ce qui pouvait l’être. La réunion d’équipe hebdomadaire, qui jusqu’alors sautait régulièrement au profit des rendez-vous avec nos clients, était maintenant sanctuarisée. Quant à la responsable du pôle, elle multipliait les entrevues planifiées pour capter ce que les interactions ordinaires, auparavant, lui disaient de nos états d’âme et des affaires en cours. Une telle discipline n’allait pas sans d’autres dépenses d’énergie, et nous en éprouvions parfois la rigidité avec une certaine lassitude. Par touches successives, nous en sommes venus à simplifier les règles et assouplir notre manière de travailler pour redonner à l’informel sa juste place. Plutôt que comme un relâchement coupable, cette seconde étape s’est imposée comme la condition du maintien de notre agilité et de notre plaisir à travailler. C’est finalement en marchant que nous avons trouvé notre équilibre, dans un mouvement qui aura renforcé nos affinités, notre esprit d’entraide et notre capacité à apprendre ensemble ; en un mot, un mouvement qui nous aura vu mûrir en tant que collectif.

Faire corps

Il n’était pas pour autant question de nous marginaliser vis-à-vis du reste de l’entreprise. Génie des Lieux s’était toujours pensé comme un tout. Ce qui fait notre force depuis l’origine, c’est la synergie entre des compétences, des personnalités et des parcours qui s’enrichissent mutuellement. Et cette synergie s’était toujours déployée autour d’un lieu. Le siège nous servait à tous de port d’attache. Malgré la variété des projets, les différences de temporalité et nos nombreux déplacements, nous finissions toujours par nous y retrouver, soudés par le sentiment de partager le quotidien. Le défi que nous lançait l’aventure Bureaulib, c’était de maintenir cette même cohésion, alors qu’il faudrait parfois traverser Paris pour rencontrer ses collègues en chair et en os.

On fera crédit à l’encadrement d’avoir pris le problème à bras le corps. Dès le départ, les membres du CODIR se faisaient une discipline d’être présents sur les deux sites, attribuaient les missions de sorte à ce que les gens se rencontrent, incitaient leurs collaborateurs à solliciter des compétences au-delà de leur pôle. Dans le même temps, les événements de team building, organisés tous les mois, constituaient autant d’occasion de nous rassembler. La question de l’appartenance à l’entreprise ne s’est ainsi jamais vraiment posée aux « anciens ». Mais il en allait quelque peu différemment pour ceux qui, plus fraîchement arrivés, n’avaient connu « que » Bureaulib. Pour ces derniers, les rares passages au siège, où ils découvraient souvent des nouveaux visages et des codes différents, étaient marqués par le sentiment étrange d’être des « petits nouveaux » à perpétuité.

Toujours est-il que nous n’avons jamais eu trop de peine à travailler avec les autres équipes. Les quelques difficultés logistiques que nous rencontrions n’étaient pas moins surmontables que lorsqu’il s’agissait de coopérer avec nos collègues de Lyon ou de Tunis. Les partages d’une culture d’entreprise, d’un langage commun et d’objectifs concrets jouaient à plein leur rôle d’adhésifs, nous permettant de créer du lien rapidement et d’agir de concert. Cela ne nous empêchait pas, de temps à autre, d’être en proie à une certaine nostalgie. Malgré notre habitude de nous rendre disponibles les uns pour les autres, les échanges entre équipes avaient perdu de leur spontanéité, et les effets s’en faisaient ressentir. Nous mesurions pleinement la valeur des questions lancées à la cantonade autour des benchs, des conseils dits en passant dans le couloir, ou encore des débats improvisés autour de la cafetière…bref, toutes ces routines en apparence insignifiantes, qui nous permettaient d’apprendre les uns des autres sans vraiment y prêter attention.

Avec le recul, nous pouvons dire non sans fierté que les changements introduits par l’expérimentation n’ont pas affecté la qualité de nos prestations. Pas plus qu’ils ne nous ont fait perdre le sentiment d’appartenir à une même communauté. Qu’en serait-il si la situation avait dû se prolonger ? Garderions-nous la même capacité à apprendre et nous développer, individuellement comme collectivement ? Notre retour parmi nos collègues a un goût de retrouvailles, mais aussi de réapprentissage. A charge pour nous de cultiver ce que nous emportons de ce voyage, et de retrouver ce que nous avions laissé.

Conclusion : l’aventure continue !

Finalement, que retiendrons-nous de Bureaulib Dupleix ? Dresser un bilan de cette expérience implique, pour nous, d’y projeter a minima trois points de vue : celui du gérant, celui du concepteur, et celui de l’occupant.


Travailler autrement ou se libérer du bail ?

Au gérant, l’expérimentation aura montré ce que les grandes entreprises viennent réellement chercher, à l’heure actuelle, lorsqu’elles ont recours à des tiers-lieux. Si l’image avant-gardiste et le discours sur les nouveaux modes de travail sont régulièrement mis en exergue, c’est avant tout la flexibilité de cette solution immobilière qui en fait le succès. Bien souvent, il s’agit d’une solution temporaire, adoptée le temps du lancement d’un projet ou, de manière plus triviale, durant la réalisation de travaux, voire entre deux baux. Des départements entiers ont ainsi été installés dans des établissements bien situés, mais au sein d’aménagements très denses, souvent équipés avec du mobilier peu ergonomique, et inaccessibles aux autres utilisateurs des lieux. Du reste, ces espaces se substituent à d’autres locaux d’entreprise plutôt qu’ils ne les complètent. A ce point, est-il encore pertinent de parler de nomadisme, ou de tiers-lieux ? En marge de ce modèle devenu dominant, d’autres espaces avaient misé sur le développement du télétravail, privilégiant les quartiers d’habitation aux quartiers d’affaire, et proposant des espaces partagés à une clientèle salariée. Ils s’adressaient à un public plus large, mais n’ont pas rencontré une demande suffisante auprès des grands comptes pour viabiliser le modèle. Dans une certaine mesure, Bureaulib Dupleix relevait de cette catégorie.


Donner au télétravail sa valeur

Pour les concepteurs que nous sommes par ailleurs, Bureaulib Dupleix aura plutôt confirmé des intuitions de départ. Il y a bel et bien des professionnels en recherche d’une troisième voie, distincte des centres d’affaire et des espaces de coworking traditionnels. A rebours de l’idéal d’un travail qui se ferait n’importe quand et n’importe où « anytime, anywhere », ils cherchent à séparer les temps et les lieux de travail des autres temps et lieux de vie. De la même manière, ils peuvent apprécier une relation de service qui ne passe pas forcément par l’intégration à une communauté, et s’attacher à un lieu tout en y voyant d’abord un lieu de travail. Les retours de nos utilisateurs nous confirment que la haute qualité du service, la variété des positions disponibles et la prévenance de la maîtresse des lieux ont été créatrices de valeur. Reste alors pour les entreprises à savoir mesurer cette valeur et y donner un prix. Car si nombre d’entre elles voient dans le télétravail un atout en termes d’attractivité ou une opportunité de réduire les coûts, rares sont celles disposées à investir pour que ce mode de travail se pratique dans des conditions optimales de performance, y compris pour les collaborateurs qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas ou ne souhaitent pas travailler depuis chez eux.


Equiper le travail nomade

En tant qu’occupants du lieu, enfin, nous retiendrons la manière dont ces 18 mois d’expérimentation nous ont amenés à réfléchir sur la prise en charge de la mobilité par les organisations. L’adoption d’un mode de travail plus nomade nécessite toute une démarche d’accompagnement et mobilise les équipes dans leur ensemble. De la gestion de la confidentialité au mode de management, en passant par l’organisation individuelle, le bon usage d’un tiers-lieu passe par une suite d’apprentissages, dans lesquels le prestataire de service joue un rôle clé. Car le travail nomade n’est pas, comme on le suggère souvent, un idéal qu’il s’agirait de favoriser. Pour un nombre croissant de salariés, il s’agit plutôt d’un état de fait qui, certes, offre de nombreuses opportunités, mais engendre aussi des contraintes auxquelles doivent répondre un équipement et des services adaptés. En faire l’expérience d’une manière renouvelée, dans notre quotidien de travail, nous a mis en capacité de concevoir des cahiers des charges au profit des entreprises qui souhaitent offrir ce type de services à leurs collaborateurs.

Nous quittons le 28 rue Desaix et sommes heureux de rassembler à nouveaux nos équipes, qui intégreront bientôt de nouveaux locaux au centre de Paris, rue Saint Honoré. L’expérimentation s’y poursuivra sous une autre forme, avec une zone « Bureaulib » dédiée à l’accueil de nos clients et de nos partenaires. En d’autres termes, l’aventure continue !


[1] Les noms des consultantes ont été changés