11 avril 2023

CAHIER 24 – Document 1

Les cinq "S" :
Sûr - Sain - Sobre - Social - Simple

Extrait de « Le bureau demain, Réinventer les espaces, réinventer la collaboration[1] », chapitre 9 (intégral)

[1] Paul Pietyra, Joël Larousse, Keyne Dupont, © Dunod, janvier 2023.

Joël Larousse[1]

[1] Vice-Président de l’IDET est responsable du département Expérience utilisateur à la SNCF Immobilier. Il a participé  aux évolutions qui ont marqué l’achat et la production des services d’environnement de travail et de l’immobilier tertiaire depuis trente ans. En 2013, il rejoint la SNCF où il dirige à partir de 2016 les opérations de la direction de l’Environnement de Travail. A partir de 2021, il contribue au sein de SNCF Immobilier à la transformation de l’offre d’Environnement de Travail de SNCF à partir de l’expérience utilisateurs.

Diffusé le 18/04/2023, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

On peut caractériser l’évaluation que l’utilisateur fera de son expérience d’un espace de travail du point de vue de la confiance qu’il peut lui accorder sous cinq grands domaines de valorisation : la sûreté/sécurité, la santé, la sobriété, la capacité à induire une dynamique sociale, la simplicité.

Ces différents axes sont interdépendants : il n’y aura pas de sentiment de sécurité par exemple si la santé est à risque, ou si le fonctionnement social est laissé pour compte. Autrement dit, si un de ces axes manque à la proposition, n’a pas été pensé dans la proposition d’espace, l’usage/l’adhésion proposée perdra de sa cohérence, voire se verra refusé(e). Cette typologie constitue une méthode pour s’interroger rapidement et efficacement sur chaque situation de service : mon accueil, mes espaces verts, mes salles de réunion font-ils appel, et disent-ils à chaque étape quelque chose de chacune de ces catégories ? Sont-ils miscibles à la culture d’entreprise ?

Même si les éléments architecturaux sont importants – mais pas toujours lisibles, ou hérités – le design de second œuvre et la proposition de service, plus modulables et directement adressés à l’utilisateur, viennent installer l’espace en le rendant sûr, sain, sobre, social, simple.

Chacun de ces domaines concerne plus spécifiquement certains aspects de l’usage des sites et certains métiers de service.

 

 

SÛR

 

Le sentiment de sécurité résulte d’abord du sentiment de fiabilité avec laquelle les besoins fondamentaux sont pourvus. Les domaines concernés sont :

  • la sûreté qui prévient les risques découlant d’une action hostile humaine (être à l’abri du vol, de l’agression, de l’intrusion, mais aussi des débordements d’un mouvement social, etc.) ;
  • la sécurité qui prévient des risques naturels (intempéries, inondation…), d’exploitation (liés à l’activité), liés au bâti (amiante, plomb, radon, risque électrique…), liés à la mobilité, de l’incendie, la signalisation des dangers, le Code de la route de l’établissement, la signalétique de sécurité, etc. ;
  • la maintenance qui garantit que les installations ne sont pas dangereuses, et au premier chef les contrôles réglementaires.

Nous avons vu que les dysfonctionnements généraient une méfiance dans la solidarité du collectif. La fiabilité des processus de service dans leur ensemble entre donc également dans le sentiment de sécurité, sous trois aspects : la prévisibilité (je connais le résultat, je sais comment ça va se passer, je sais anticiper, je connais mon effort, les points de contacts), l’accessibilité (je sais engager la prestation), l’assistance (si je ne sais ou ne peux pas, je sais qui et comment appeler à l’aide).

 

SAIN

 

La santé au travail est un enjeu clé de la relation employé/employeur, historique, outillé, codifié. Au-delà du suivi obligatoire, d’une part l’employeur est tenu de veiller aux impacts du travail sur la santé des collaborateurs – en ce sens, la santé est un cas particulier de la sécurité –, d’autre part les préoccupations d’hygiène de vie et de développement personnel prenant une part de plus en plus importante dans notre société, elles constituent des valeurs capables d’animer la cohésion et le lien social dans une démarche sociétalement responsable de l’employeur. Les leviers et les points de vigilance sont nombreux.

  • Santé alimentaire. Le sujet du manger sainement revient régulièrement dans les sujets de mobilisation sociétale. Après les progrès du plan nutrition/santé, qui a révolutionné les métiers de la restauration collective au début des années 2000, c’est l’obésité mais aussi la flexibilité dans la consommation de viande et la prédilection pour des produits issus de la culture biologique qui mobilisent l’attention. L’enjeu est dans les moyens donnés au convive de maîtriser son régime alimentaire.
  • Qualité de l’air. L’évolution de la réglementation (COV, filtration, volumes…) accompagne le développement des pathologies liées à la pollution et à la mécanisation généralisée du traitement de l’air. Hygrométrie, filtration, réduction des allergènes, volume et qualité du renouvellement de l’air, maîtrise du CO2, place de la ventilation dans la sécurité sanitaire (Covid) font partie des objectifs des services.
  • Lutte contre l’immobilité. Activités sportives, politiques de mobilités (vélos, piétons, trottinettes, déplacements sur le site…).
  • Fondamentaux de maintenance sur la qualité de l’eau et la température.
  • Éclairage et pénibilité visuelle. Le sujet est d’autant plus sensible que les individus sont très diversement impactés par l’éclairage (âge, pathologies, …) alors que le travail sur écran, qui sollicite fortement la vision, est maintenant généralisé.

La santé est quelque chose de personnel qui porte directement à la posture du soin et donc une relation de service dynamique et équilibrée. Se poser systématiquement la question de la contribution à la santé d’un acte de service, c’est l’inscrire dans une identité du relationnel collectif orienté vers le «prendre soin» propice à la dynamique de contribution. Former les hôtesses d’accueil au massage cardiaque, à l’utilisation du défibrillateur, aux gestes de premier secours par exemple est une façon d’engager le sujet de santé dans un endroit inhabituel (l’accueil) et de signaler la cohérence de la démarche de santé partout sur le site.

 

SOBRE

 

La sobriété concerne d’abord tout ce qui touche à la maîtrise des ressources et à la performance sur tous les sujets de développement durable. Les évolutions techniques (maîtrise des points de consigne, changement des éclairages, régime de nuit et de week-end, etc.) sont rarement sans impact sur la population du site et supposent une acceptation, voire un support au consentement. Les évolutions comportementales (apport volontaire, tri sélectif, apport à la biodiversité, papier recyclé…) concernent directement les utilisateurs et sont à opérer par eux. Les réussites individuelles et collectives sont à partager.

De façon plus structurante, la sobriété touche à la frugalité du design de service, de la réponse aux besoins, de l’évaluation du juste besoin. Elle touche à la décence – dans le référentiel de l’entreprise – de la prestation. Elle consacre la bonne mesure, face à ce qui peut être considéré comme de la démesure.  Par là, elle touche aussi à la forme des relations. Elle prescrit le juste comportement, en période de travail, mais aussi le soir et hors des horaires d’activité sur les sites avec hébergement ; elle induit le respect de l’autre dans la relation. Elle est un signe d’appartenance au collectif.

Il ne s’agit pas ici de prescrire la culture, exercice par définition irréalisable, mais de valoriser ce qui dans la culture, et dans ses formes, soutient l’effort de sobriété qui aura été évalué souhaitable. Et de prévenir ce qui dans l’hubris fait scandale, fracture le lien social.

Enfin, elle s’évalue également au-delà de l’entreprise dans la culture du métier ou de la région. Pour conserver son attractivité, l’espace et ses services doivent exprimer leur positionnement dans un panel qui a ses codes. Quels qu’ils soient, les respecter constitue une forme de sobriété, les enfreindre interroge et engage donc une plus forte dépense dans la relation.

 

SOCIAL

 

La relation à l’espace d’un groupe en situation de travail se vit au travers d’un ensemble de modèles. Certains sont hérités (culture nationale, régionale, culture de branche ou de métier…), d’autres ont été créés par l’entreprise ou par l’établissement (process, rituels de communication interne, histoire de l’entreprise). Ces modèles sont parfois partiellement contradictoires entre eux. Certaines parties du groupe peuvent être dépositaires d’un rôle dans cette culture (gestionnaires, cols blancs, transversaux) face à d’autres qui relèvent d’une autre culture (producteurs, cols bleus, locaux).

 

 

Exemple
Un groupe de production formé à l’excellence opérationnelle intervient sur son espace de façon extrêmement caractéristique (tracés au sol, nomenclature de rangement, signalisation de sécurité, etc.) ; le service marketing de la même entreprise sera balisé des objets et des signes emblématiques de la marque ; et le service informatique submergé de câbles et de cartons. Les cultures, parce que c’est leur rôle, savent se faire entendre et trouver les moyens de communiquer leur savoir, leur mémoire, leur dynamique à un projet d’espace ou de coopération. Elles sont l’outil qui permet d’articuler un groupe avec un autre. Ce qui importe, c’est de les écouter, de les solliciter, et notamment de ne pas négliger ce qu’elles disent du rapport de l’homme et du travail.

 

 

À cet égard, les services font culture parce qu’ils donnent forme à la relation entre les acteurs en coopération entre eux, et avec l’espace. Niveaux de services élevés, fortement équipés, fortement dotés en personnels ou non ne sont pas les points décisifs dès lors qu’ils sont dédiés explicitement aux salariés en situation de travail, homogènes avec la culture de l’équipe concernée, et qu’ils « circulent » dans cette culture, qu’ils y sont monnayés, qu’ils y ont une valeur.

L’acte de service (qui restaure ou installe la capacité d’un bénéficiaire empêché d’une façon ou d’une autre) doit être dédié à la qualité de vie du groupe ; c’est parce que le service presté à l’un des salariés l’est au bénéfice commun du groupe qu’il fait société et valeur, suivant le modèle du care (cf. partie 2 de l’ouvrage). Si le service abonde le lien social, il fait sens, se renforce lui-même et renforce le groupe ; s’il en détourne le sens, fait bande à part, s’installe dans une posture servile ou extérieure, ne s’insère pas au bien commun, voire est physiquement absent, il crée un déficit de relation, appauvrit le groupe en lui enjoignant d’assumer une résistance qu’il est le seul à comprendre ou en lui refusant le service qu’il délivre comme lieu d’investissement. Or, refuser qu’accueillir, mettre en propreté, réparer, sécuriser et nourrir ne soient pas des actes éminemment sociaux est dans toutes les cultures une violence faite au groupe, un déni de vivre ensemble, un rejet. La relation signale un écart, une vigilance à avoir, une spécificité irréductible au groupe qui aura majoritairement à son tour une réponse de rejet.

 

La propreté en entreprise,

 

service invisible

 

Le cas des opérateurs de propreté absents (du fait du travail de nuit) est exemplaire : la propreté, hier opérée par quelqu’un de familier, ajustée au jour le jour, préservée pour ne pas charger indûment une personne connue, quand elle est produite en dehors des horaires de bureau, devient un bien, un dû, net de tout investissement, de toute relation. On ne voit plus la propreté, parce qu’on n’en voit plus le geste. La propreté s’évalue en déchets au mètre carré. Imaginez une seule seconde un parent dire à son adolescent non pas que sa chambre est sale, mais qu’il s’y trouve 1,7 chaussette au mètre carré : pareil échange engagerait une présomption de diagnostic psychotique probablement justifié. C’est pourtant exactement le dialogue qui se tient tous les jours dans les entreprises qui ne voient plus leurs effectifs de propreté. Et c’est peu dire que ces valeurs métriques de propreté ne sont opposables ni au professionnel qui s’en est occupé ni au bénéficiaire auquel elles ne parlent pas. Elles isolent donc celui qui produit de celui qui bénéficie.

 

 

Que le service soit assumé comme relation, constructive du lien social, et évalué à partir de cette contribution, est une des clés de la valeur du service, voire qu’il vaille quelque chose tout court.

 

 

SIMPLE

 

En cinquante ans, l’accès aux services d’environnement de travail est devenu un objet assez complexe pour devenir la raison d’être d’un métier dans les entreprises. À partir des années 1970, la financiarisation a externalisé ces métiers dits étrangers au cœur de métier de l’entreprise. Pourtant, quel autre métier est plus près du cœur relationnel de l’entreprise, de ce qui la fait vivre au quotidien ? La propreté, la sûreté, l’accueil, la maintenance, les espaces verts, la restauration ont développé leur technique, leur formation, se sont industrialisés.

La réglementation s’est appuyée sur ces nouvelles compétences dans les années 2000 pour soutenir les politiques publiques (sûreté, nutrition, santé, développement durable, mobilité) et pour atteindre de nouveaux objectifs. Cela a encore accru les spécifications dans la production. Pendant ce temps, la digitalisation a conduit chaque secteur à développer sa propre informatique. La responsabilité pénale des dirigeants a rendu critiques la santé et la sécurité au travail. Enfin, et c’est peut-être le plus important, l’interprétation du droit du travail appliquée aux environnements de travail s’est attachée de façon obsessionnelle à raréfier, formaliser, rigidifier la relation entre les œuvrants des sociétés prestataires et les bénéficiaires sur les sites. Comme si la continuité (le désir de) entre eux était si naturelle qu’il fallait l’ostraciser. Par ailleurs, les entreprises ont elles-mêmes codifié et processé à l’extrême l’accès aux ressources dans un double mouvement d’affaiblissement de l’autonomie managériale et d’obsession du contrôle, servi par les contrôles de gestion, l’informatisation et les achats.

 

Les marchés se sont adaptés avec opportunisme à ces prescriptions qui, finalement, réduisent leurs risques en standardisant sous forme de produits la complexité des services et leur dépendance à la qualité de leur main-d’œuvre. Parallèlement, l’absence de connivence (entendons de dynamique vers un objectif commun, voire d’intelligence commune des situations) entre donneurs d’ordres et prestataires a conduit d’une part, une fois les prix tirés à leur minimum, à un appauvrissement systématique du cahier des charges visant à en faire le moins possible ; d’autre part, à une armure à base de taux horaires sanctuarisés par des accords de branche et de standards de cadences qui a abaissé les marges au plus bas et installé les marchés dans un rapport mutuellement défensif. À ce petit jeu, c’est toujours le prestataire qui gagne, et les services devenus quasi-produits sont devenus ce que Pierre Eiglier et Éric Langeard appellent des « services dominants ».

 

 

Exemple

Cette complexité s’est si bien installée que le SYPEMI (Syndicat patronal des entreprises de Facility Management) s’est fait un mot d’ordre d’installer les conditions de l’interopérabilité entre les métiers. C’est aussi pour cette même raison que la Smart Building Alliance n’a pas eu de mal à rencontrer un public dans sa demande de normes digitales communes dans le bâtiment, et que les acteurs de coworking se sont fait un fonds de commerce de la capacité à proposer la flexiblité et la simplicité d’une offre globale sur un marché rendu tellement rigide qu’exploiter des bureaux à moitié vides ne choquait personne. La principale victime de cette évolution a été l’habitant des espaces de travail. Moins de prestations en quantité et en qualité, moins de surfaces de contact relationnelle, et surtout une juxtaposition étanche de métiers qui pour lui ne forment qu’une seule expérience, la sienne. L’usager a le sentiment d’être devenu la variable d’ajustement de ces organisations, ajustement mesurable dans les kilomètres à parcourir et le temps à passer à courir de bureau en bureau et de signature en signature pour obtenir ce qui est délivré en dix secondes et avec un sourire dans le magasin d’à-côté : un café, un stylo, un endroit tranquille pour réfléchir seul ou à plusieurs.

 

 

L’entreprise sait que l’espace – son espace – est une forme clé de sa capacité à exister. Mais en externalisant l’accès à ses espaces (vente du patrimoine qui immobilisait du capital et passage à la location) et le recours aux services, elle a instauré des frontières dans cet espace, limitant la libre circulation des biens et des personnes, établissant des humains de plusieurs catégories avec des relations codifiées entre statuts et spécialités. Elle a admis en contrepartie que l’immobilier lui impose un cadre commercial d’une rigidité hors de mesure avec ses besoins de flexibilité (le bail commercial) et que le coût de la relation avec les services et des services entre eux soient systématiquement à sa charge. Elle a stérilisé – du point de vue relationnel, vital – son propre champ, un peu de la même façon que l’agriculture industrielle a stérilisé ses sols : en n’ayant pas confiance dans le vivant.

 

L’enjeu aujourd’hui est donc d’apporter de la simplicité, de construire de la simplicité pour tous ceux qui vivent et travaillent dans ces espaces, de restaurer l’immédiateté dans l’accès au service, d’installer l’équilibre du rapport humain qui donne confiance (social) et économise le coût de la méfiance (sobre, sain), de restituer la sérénité dans le déroulement des services (sûr). Un service qui ajoute des logins et mots de passe, qui allonge la liste des prérequis, requiert des validations, doit cocher une litanie de conditions, réclame votre contrat de travail et votre date de naissance parmi cent autres informations préalables… un service qui en bref vous restitue la complexité de l’entreprise et celles des prestataires au lieu de vous en affranchir est une entrave camouflée en béquille.

 

Ces 5S des espaces de services, véritables pierres de touche étalonnant la validité de la proposition d’espaces servicés en support de la coopération, se lisent à chaque point de contact entre le client et le service, au fil des parcours, où se rencontrent les différentes composantes du service. Ce questionnement, à la conception ou dans le cadre d’une démarche d’amélioration continue, s’applique aux situations concrètes (dispositifs physiques, agents au contact, organisation, bénéficiaires) qui matérialisent les conditions d’équilibre et de dynamique de la production des environnements de travail.