Comment créer des collectifs
avec des travailleurs des services non subordonnés ?
Xavier Baron, consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA
Quelles doivent être les conditions de coopération entre travailleurs appartenant à des métiers et à des employeurs distincts ? Comment favoriser la coopération des œuvrants des services avec les bénéficiaires de services que les entreprises clientes ont justement et durablement choisi de sous-traiter ? Comment faire vivre et travailler des personnes qu’on a choisi de séparer par les statuts ?
Autrefois intégrées, les entreprises sont désormais largement structurées en « business units » et filiales, avec maximisation des coûts variables. Elles ont massivement externalisé leurs activités supports, et notamment les services aux environnements de travail (SET). Dès les années 70, elles ont progressivement renoncé au modèle intégré et communautaire dit « fordien », installé entre les deux guerres, qui avait accompagné la forte croissance des trente glorieuses. Ce modèle a permis de former et de fidéliser les compétences spécifiques dont les entreprises avaient besoin, en contrepartie d’un « deal » entre employeurs et salariés. Les salariés échangeaient leur obéissance/conformité et leur engagement sur la longue durée, en contrepartie d’une garantie d’emploi, d’une protection (statut) et d’une progression des rémunérations directes et indirectes sur la longue durée.
Des entreprises étendues mais moins intégrées
En 2022, 30 000 salariés des SET demeurent internalisés mais 1 100 000 sont mobilisés par des prestataires. Les SET constituent une des plus importantes filières de notre économie, activités hélas aussi indispensables que mal valorisées. Entre 1980 et aujourd’hui, un « nouveau monde industriel » est apparu[1]. Les entreprises sont devenues « étendues » et à géométrie variable. A travers des politiques de création de divisions et de filiales mais aussi de sous-traitance, elles ont déployé des stratégies de recentrage sur leur cœur de métier. Elles ont choisi d’externaliser leurs activités supports, et notamment celles qui correspondent aujourd’hui à la filière des SET. Il y a à cela de « bonnes raisons » économiques et financières ; variabilisation des charges, transfert des risques, accès à des capacités et savoir-faire d’autres métiers, accompagnement de l’accélération des évolutions technologiques, démocratisation des formations. Il y a également de « moins bonnes raisons » sociales ; faible valorisation financière du rendement des activités supports, salaires, avantages sociaux et conventions collectives moins favorables chez les sous-traitants, éloignement de la responsabilité d’employeur et des exigences d’une ingénierie sociale complexe du fait des conditions de travail et d’emploi, captation de la valeur ajoutée par des processus achat à base d’appels d’offres.
On peut discuter les choix politiques et économiques de valorisation et de répartition de la valeur qui ont motivé et autorisé les entreprises à recourir de la sorte à la sous-traitance, sans risque réel de requalification des liens de subordination[2]. On peut militer pour limiter/ralentir les mouvements d’externalisation encore en cours, notamment ceux qui concernent les emplois des SET des fonctions publiques centrales, hospitalières et territoriales. Que cela s’explique par des effets « techniques » ou des raisons de domination, la norme managériale est aujourd’hui durablement installée au profit de systèmes de production flexibles mais faiblement intégrés, recourant systématiquement à la sous-traitance. Les prestataires sont en charge des recrutements, de la formation et d’une professionnalisation croissante, puis de la mobilisation au quotidien de travailleurs dont les « clients » n’assument plus l’organisation, le management et la responsabilité d’emploi.
Les uns et les autres ont cependant besoin d’œuvrants engagés et coopératifs. 1,1 million de travailleurs des SET (sur 1,4 million au total) sont mobilisés pour 102 milliards de chiffre d’affaires dans des systèmes de production de services déployés chez des clients et pour des bénéficiaires qui ne sont plus leurs « collègues ». Ils constituent une des plus importantes filières de notre économie en terme d’emploi avec :
- des activités essentielles voire indispensables, mais toujours faiblement valorisées ;
- des emplois non délocalisables, répartis sur les territoires, peu automatisables, parfois genrés et ethnicisés selon les métiers ;
- des travailleurs « externalisés », mais « à demeure » et de manière souvent encore plus permanente (pas de télétravail possible pour la plupart) que pour les bénéficiaires des services ;
- des salariés encore trop souvent peu encadrés, peu formés, privés de parcours professionnels du fait :
- des organisations en silos et des conditions d’emploi ;
- de l’imputation directe de ces coûts dans les prix des prestations.
Dans tous les cas, les conditions d’obtention de la performance du travail serviciel ne sont plus celles qui étaient pour partie réunies dans le modèle communautaire fordien intégré.
La coopération comme condition de la performance du travail en valeur
Ce changement par l’externalisation n’est pas anodin pour des activités servicielles coproduites en coopération. Une simple relation commerciale à durée déterminée ne saurait créer seule les conditions de la performance : on n’achète pas des relations de services comme des fournitures. La performance du travail dans les SET appelle ainsi une capacité – vouloir et pouvoir – à produire ensemble, entre prestataires d’une part et avec les bénéficiaires d’autre part. Cette coopération est indispensable pour faire travailler et vivre ensemble des acteurs non subordonnés, au profit d’une même finalité : transformer des surfaces bâties et équipées en espaces de travail, puis en lieux de vie et de performance …
Le propre des SET est en effet dans l’exigence d’une « coproduction ». Les clients sont intéressés à la qualité, et de fait co-responsables des conditions d’une production « à demeure », sur leurs sites et pour leurs bénéficiaires, par des professionnels mobilisés par contrat. La performance des services n’est pas accessible par la seule exécution de prestations techniques mises en œuvre isolément. La valeur des productions des services réside dans l’importance des effets favorables générés sur l’état des bénéficiaires et sur l’environnement des bénéficiaires. Il n’est pas seulement dans les moyens, mais dans les impacts utiles et pertinents de l’activité. Il s’agit de transformer des surfaces bâties et équipées pour en faire des espaces de travail, et même si possible des « lieux de vie et de performance »…
Cet enrichissement immatériel appelle les œuvrants des services à s’engager, à mobiliser leur intelligence, à accepter de coopérer, à travailler et vivre ensemble, non seulement avec les autres œuvrants prestataires (d’autres métiers et employeurs), mais également avec les bénéficiaires, salariés et partenaires du client. La coopération, au-delà de la coordination accessible par pilotage, est nécessaire pour dépasser la simple mise à disposition de main d’œuvre pour l’exécution de prestations. Avec l’externalisation, l’intégration qui était acquise via la subordination dans le modèle communautaire fordien n’est plus accessible de la même façon ; l’intégration culturelle, l’interconnaissance, l’unicité d’employeur et donc de commandement, des solidarités fondées sur la proximité de destins (même inégaux) et le partage des objectifs etc., ne sont plus acquises dans le modèle d’entreprises étendues, en réseau et flexibles.
Un investissement en recherche et développement
Une ingénierie, des doctrines managériales et des organisations doivent être inventées pour permettre de reconstituer ces collectifs, avec des réalités d’appartenance à des métiers et des employeurs différentes (cultures, destins, régimes sociaux, modalités d’encadrement), mais aussi des relations construites sur des contrats commerciaux à durée déterminée nécessairement incomplets, et pourtant fortement prescrits.
La filière des SET doit impérativement se structurer et innover pour porter un tel changement de paradigme. Des travaux d’études et de recherches doivent être engagés sur les différentes pistes de travail permettant d’instaurer la confiance, d’enrichir les solidarités entre prestataires et avec les bénéficiaires et de contribuer à faire vivre à nouveau des formes de « collectifs » de travail. Les thèmes à aborder sont notamment :
- la reconnaissance : enjeux de « mesure » et de refondation des accords sur le travail bien fait ;
- les enjeux, limites et possibilités de mise en œuvre de l’interopérabilité entre métiers ;
- l’innovation contractuelle afin de déplacer l’échange de quasi biens en un contrat d’intérêt commun ;
- les possibilités d’élargissement des perspectives temporelles encadrées des contrats et des relations de gouvernance ;
- les choix de structuration des systèmes de production des services (macro-lots, full FM, cotraitance) ;
- l’observation d’organisations du travail et des compétences favorables à une meilleure intégration et au développement de parcours de progression professionnelle ;
- le repérage et la capitalisation d’expériences d’organisation du travail favorisant l’engagement subjectif volontaire des œuvrants ;
- l’adéquation des conditions d’emploi (contreparties) avec les exigences de coopération ;
- les types de management nécessaires à l’ingénierie sociale de collectifs en soutien des œuvrants.
Une ingénierie sociale renouvelée pour recréer des collectifs de travail
La pleine performance des services ne pourra être atteinte ni par l’exigence de conformité à des prescrits, nécessairement lacunaires du fait de contrats incomplets, ni par le seul effort de pilotage/coordination. Si la coopération est exigée, elle ne peut pas être prescrite ou simplement imposée. Il faut faire « travailler et vivre ensemble », de manière intégrée, des travailleurs mobilisés côte à côte mais dont les statuts d’emploi excluent a priori l’appartenance au même collectif.
Pour l’approche industrialiste, les collectifs, l’initiative et l’autonomie, la solidarité, les relations d’interconnaissance, les jugements de pertinence etc. n’étaient pas nécessaires, voire pouvaient parfois être perçus comme dangereux[3]. Des organisations performantes de services doivent désormais permettre de reconstituer des collectifs et de rendre du sens à l’activité de chacun. L’ingénierie sociale requise doit ainsi construire des solidarités et des proximités, de la confiance et de la coopération, mais dans le contexte de relations maintenues dans le cadre de contrats commerciaux à durée déterminée !
Une doctrine managériale servicielle doit réinventer la possibilité de collectifs dans un deal enrichi. Elle doit réunir les conditions d’obtention d’un engagement subjectif de chacun pour obtenir des relations de « services » au-delà de l’achat de prestations et de moyens. Elle doit inventer les conditions de la coopération sans le recours à la subordination salariale directe, mais pas sans contreparties.
[1] Titre d’un ouvrage de Pierre Veltz (2000, Gallimard), complété en 2017 de La société hyper-industrielle, le nouveau capitalisme productif, (Seuil La République des Idées).
[2] Voir l’arrêt de la Cour de Cassation, Chambre Sociale du 4 mars 2020 « Justifie légalement sa décision d’écarter la qualification de prêt illicite de main-d’œuvre et de marchandage invoquée par un salarié, agent de service affecté dans un hôtel, la cour d’appel qui relève que la société exploitant l’établissement a confié l’activité de nettoyage de ses chambres et lieux publics à une société de nettoyage spécialisée dans l’activité de nettoyage des hôtels de luxe et palaces et ayant un savoir-faire spécifique dans ce domaine, suivant un contrat de prestations de service prévoyant l’intervention d’un personnel qualifié, une permanence d’encadrement de ce personnel assurée par le prestataire, la fourniture par celui-ci des produits et matériel nécessaires et sa prise en charge de toutes les obligations incombant à l’employeur, et qui constate qu’aucune pièce ne démontre la réalité de l’existence d’un lien de subordination entre le salarié et la société hôtelière ».
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca5ac93d0be6321cabc7c3 le 21/01/2023
[3] On pense ici à l’aphorisme bien connu : « réfléchir, c’est commencer à désobéir … » (NDLR)