13 mai 2024

CAHIER 31 – Document 1

Dépasser la fascination gestionnaire pour les chiffres

Xavier Baron, consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA

 

Diffusé le 14/05/2024, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

Les instrumentations gestionnaires chiffrées ignorent les intentions et finalités de valeur (santé, sécurité, bien-être…) pour se focaliser sur des exigences de conformités. Ce qu’exige la coopération par et dans l’espace, la confiance et la solidarité, reste mal soutenu par les processus d’achat et de contrôle dont nous héritons[1]. Coûteux en transactions improductives, ils renforcent au contraire la défiance et réduisent encore la visibilité des services et du travail réel[2]. La seule voie de « productivité » pensable consiste pour eux à « réduire » les coûts, entrainant l’ensemble dans une spirale mortifère.

 

Dans les services aux environnements de travail, si les accords commerciaux sont (évidemment) mis en œuvre comme des contrats de moyens, ils sont pourtant le plus souvent libellés sur des obligations fictives de résultats. Ces services délivrent des prestations à exécution successive toujours singulières. C’est une caractéristique première, et pourtant ignorée par les contrats qui n’en connaissent que des standards moyennisés. Ce sont des activités indispensables qui exigent une ingénierie sociale complexe et délicate. Elles sont socialement dévalorisées, réputées sans qualification et à faible valeur ajoutée, pendant que les SLA’s, KPI’s[3], clauses de progrès et autres contrôles de conformité sur données chiffrées réduisent des relations à des prestations dimensionnées en fréquences, durées, délais, effectifs !

 

On retrouve ici le fantasme d’une possibilité de « gouvernance par les nombres (…), le rêve ancien de pouvoir gouverner les hommes comme on gère des choses[4] ». Si des indicateurs sont utiles quand ils « indiquent », ils sont désastreux dans un usage où on les laisse décider. Le Return On Investment (ROI) des espaces de travail est ainsi une donnée dont l’impossible mesure chiffrée n’indique en rien l’absence de valeur. Son invocation rituelle au nom d’une prétendue objectivité masque tout à la fois une absence de volonté et de pouvoir. Avec ou sans métrique, les dirigeants doivent diriger, décider dans l’incertitude. Pour justifier les coûts de location ou de Capital Expenditures (CAPEX) investis en immobilier, pour dimensionner le consentement à la dépense en Operational Expenditures (OPEX) pour les services d’exploitation, il faut juger à partir d’un faisceau d’indices convergents, mais il n’y aura jamais de ROI chiffré convaincant.

 

Il est illusoire et vain d’attendre de chiffres qu’ils jugent de la pertinence de choix et de décisions prises justement, pour réduire l’incertitude et assumer la charge de ce qui mérite d’être entretenu, de ce qu’il convient de faire durer[5], y compris la pertinence située de relations toujours réinventées.

 

[1] Voir Eloge du Bricolage, Souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir, Fanny Lederlin, PUF, 2023.

[2] CF. Baron X., Pour un autre management des activités de services, CFDT Cadres n° 498, octobre 2023.

[3] Key Performance Indicators.

[4] Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil 2010, page 76.

[5] CF. Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses, Politiques de la maintenance, Editions La Découverte, 2020.