13 mai 2024

CAHIER 31 – Document 3

La qualité de vie au travail attendue par les Français

Alain d’Iribarne

Économiste et sociologue du travail, Directeur de recherche honoraire au CNRS

iribarne@msh-paris.fr  

Diffusé le 14/05/2024, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

Pour cerner la qualité de la vie au travail attendue par les Français, il faut revenir au travail lui-même, avec son contenu, et le replacer dans ce qu’ils en attendent, à savoir une vie de travail harmonieuse : work life harmony. Trois angles d’approche sont complémentaires : la morphologie des lieux de travail appréhendée à travers les bureaux, l’épanouissement dans son travail et les relations avec la bureaucratie.

 

1-La question de la morphologie des lieux de travail pour ceux qui travaillent dans des bureaux[i].

  

En qui concerne la qualité de vie au travail, compte tenu de tout ce qui a pu être dit sur les formes évoluées d’organisation du travail en relation avec les entreprises dites « libérées »[ii], et du fait que parmi les actifs français au travail, une majorité de plus de 60 % travaillerait à temps complet ou partiel dans les bureaux, nous avons choisi de nous concentrer sur ce type de travail. Ce choix est d’autant plus justifié qu’avec la poursuite de notre tertiarisation, le travail dans les bureaux devient la norme de référence pour l’ensemble des activités, rémunérées ou non, salariales ou non. De-même, avec les nouvelles générations de technologies numériques et la multiplication des lieux et temps légitimes de travail rendue possible par le travail à distance, le travail dans les bureaux connaît des évolutions historiques qui se combinent pour créer de véritables mutations dans les espaces de travail concernés[iii]. Il en résulte de nombreuses questions telles que par exemple, de savoir si avec le télétravail adviendra la fin du bureau[iv] et si le travail à distance, combiné à une semaine de travail de quatre jours et des fins de semaine de trois jours, dessinera le futur du travail[v]. De nombreuses questions se posent également sur les effets que tous ces mouvements pourront avoir sur les performances des entreprises[vi].

 

En suivant cette perspective, quand on demande aux actifs qui travaillent dans des bureaux s’ils préfèrent travailler dans des bureaux fermés, seuls ou dans un petit bureau avec d’autres, ou dans des espaces ouverts, leur préférence va sans hésitation aux bureaux individuels fermés par opposition aux grands espaces ouverts auxquels ils reprochent de nombreuses nuisances portant atteinte à leur bien-être. Ils leur reprochent entre autres de porter atteinte à leur intimité dans la mesure où il est possible à tout le monde de voir tout le monde, ce qui en principe ne devrait pas poser de problème dans la mesure où personne n’a rien à cacher. Or, il n’en va pas ainsi dans la réalité car cette transparence est perçue par chacun comme donnant aux autres la possibilité de l’espionner. De-même, elle permet à chacun de se comparer à tous les autres et de voir ainsi dans quelle mesure d’autres n’auraient pas quelque chose de plus, avec comme conséquence la jalousie et un double effet négatif : mal-être individuel et perte d’efficience collective[vii]. En pratique dans un tel cas, saufs arrangements locaux[viii], l’équation bien-être/efficience est insoluble pour les managers de premier niveau car réduire les inégalités est souvent inéquitable[ix]. Dès lors, une des questions posées par tout un chacun est :  comment se sauver des open space [x] ?

Ce constat mérite un double bémol dans la mesure où la majorité des espaces ouverts sont petits, mais surtout dans la mesure où, instruits par l’expérience, les aménageurs ont appris à réduire les sources de nuisances, en particulier les plus grandes qui sont les bruits et les déplacements. Pour cela ils recourent par exemple à de nouveaux matériaux tandis que le principal progrès est venu de la conception de ce que nous avons appelé des « open space intelligents »[xi].

 

Quand on considère la nouvelle étape dans les aménagements des immeubles de bureaux qui consiste à supprimer des postes de travail attribués pour les remplacer par des postes de travail non attribués et donc banalisés, et si de plus l’entreprise à la bonne idée de combiner ce choix avec celui d’un grand open space fonctionnant en flex office, on progresse dans l’échelle des mécontentements et, en conséquence, dans celle des refus de la part des salariés[xii]. Ce refus sera d’autant plus grand que le mode d’allocation des places est celui du « premier arrivé/premier servi » et que le ratio du nombre de collaborateurs par poste de travail légitime offert sera élevé.

 

Ce mécontentement s’explique par le fait que les salariés, quand ils arrivent le matin au bureau, ne savent pas s’ils trouveront un endroit pour pouvoir convenablement travailler, dénonçant un double effet pervers – de qualité de vie au travail et d’efficience productive – et accusant les financiers d’être responsables de tels gâchis. On peut ainsi mieux comprendre pourquoi la satisfaction au travail décroît à mesure qu’on progresse dans la taille des entreprises et que les années se succèdent, alors que les grandes entreprises disent ne pas comprendre, se disant attentives au bien-être de leurs salariés et bien évidemment à leur efficience. Il est fort probable que cette situation découle en grande partie des modalités de diffusion de ces flex offices.

 

Cette évolution n’est pas inéluctable car il existe un autre modèle de partage des postes de travail : le desk sharing. Ce type d’aménagement qui est au flex office ce qu’est l’open space intelligent à l’open space, ne pose pas de problème aux salariés car ils savent avant d’arriver dans leur immeuble de bureau que, sous la houlette directe de leur manager de premier niveau, ils vont disposer d’un poste de travail partagé avec un collègue, absent ce jour-là de façon planifiée.

 

De plus, ils estiment que de tels aménagements peuvent faciliter une recréation du lien social au travail, et souder les équipes. En effet, pour que cette configuration fonctionne correctement, leurs membres sont obligés d’être plus solidaires et plus attentifs les uns aux autres, de mieux comprendre les contraintes de chacun. Il y a là une demande d’autant plus forte de socialisation vis-à-vis du travail au bureau que le nombre de jours de travail à distance de son immeuble de bureau est élevé[xiii].  Plus précisément, en matière de lieux de socialisation, une distinction s’opère en fonction du nombre de jours de travail à distance, avec une bascule lorsque ce nombre dépasse deux jours : à partir de ce seuil, dans l’hypothèse d’une concentration du travail à distance sur du télétravail, le lieu principal de socialisation au travail n’est plus l’immeuble de bureau, mais le domicile.

 

Il résulte de ces déplacements des lieux de travail vers les domiciles que ces derniers, avec leurs qualités physiques et leurs équipements ainsi que plus largement avec leurs qualités de vie, jouent des rôles beaucoup plus importants dans les inégalités sociales au travail. Or, ces inégalités peuvent être source de tensions nouvelles et non prévues, d’autant qu’elles sont vécues comme des ruptures d’équité. Des iniquités qui peuvent être imputées aux employeurs alors qu’ils n’y sont pour rien.

 

Avec la multiplication des lieux légitimes de travail en dehors de son immeuble de bureau, et si de plus on fait l’hypothèse que la semaine de travail de quatre jours suivie d’une fin de semaine de trois jours rencontrera suffisamment d’intérêt de la part des partenaires sociaux pour se diffuser de façon autre qu’anecdotique, on voit combien s’introduit pour les salariés, la possibilité d’une très grande flexibilité dans les lieux et temps de travail associés.

 

De-même, on voit qu’en matière de management, plus l’hybridation du travail se fait au détriment de l’immeuble de bureau, plus la flexibilité peut être grande au sein des équipes de travail, et plus les pratiques dominantes du management français se trouvent remises en cause[xiv], le management étant invité, encore plus qu’avant, à faire un retour au réel[xv].

 

Pratique de management et pratique de travail à distance

Pratique de management par mobilisation des talents de tous

Faible pratique du travail à distance (2 jours et moins)

et faible évolution

Forte pratique du travail à distance (3 jours et plus) et forte évolution

Faible

Evolution moyenne

Révolution rupture managériale

Forte

Evolution faible

Evolution moyenne

A l’inverse, on voit que plus cette flexibilité potentielle augmente et plus elle est susceptible d’améliorer le bien-être des salariés car elle rend possible des ajustements entre contraintes de vie au travail et de vie familiale, singulièrement pour les femmes avec enfants. De plus, dans la mesure où des restructurations et des recompositions dans les normes sociales de travail sont susceptibles d’apparaître avec ces possibilités fortement accentuées de recomposition des lieux, temps et pratiques de travail, et avec la possibilité nouvelle offerte aux salariés de pouvoir mettre en concurrence tous ces lieux de travail devenus légitimes, des modifications profondes à leur  profit sont susceptibles de s’instaurer dans les rapports sociaux de production et, en corollaire, dans les négociations sociales.

 

Mais, face à des risques de plus grandes volatilités dans les normes et les demandes de pratiques de travail, on peut légitimement concevoir que pour nombre de salariés plus à l’aise dans un système de normes stable (tout le monde n’est pas nécessairement agile), apparaissent des dégradations de bien-être en raison de difficultés qu’ils auront à se gouverner dans un univers de production devenu plus complexe, plus flexible, quasi liquide[xvi] .

 

2- La question de l’épanouissement dans son travail.

 

Pour les Français, un travail ne peut être de qualité qu’à condition de pouvoir être fait selon les règles de l’art et avec le temps voulu. De fait, quel que soit leur niveau dans la hiérarchie des emplois, leur référence est la mythologie du travail artisanal qui constitue un lieu de créativité où chacun, ayant un métier, fait un objet complet dont il peut facilement percevoir les finalités d’usage. Mieux, ils aspirent à ce que le fruit de leur travail puisse être considéré comme une « œuvre », voire comme un « chef d’œuvre » dont ils peuvent être fiers, tout autant au regard des autres qu’au leur. Et, encore mieux, ils demandent de pouvoir s’épanouir dans leur travail en travaillant en confiance autant avec leurs collègues qu’avec leurs managers, leurs chefs[xvii]. Ils demandent le droit de vivre en convivialité avec les autres et ont enfin une autre exigence : celle que leur travail ait du sens. 

 

Il existe cependant chez eux une forte ambiguïté au regard de l’autonomie dans leur travail car tout en la recherchant, ils peuvent d’autant plus la refuser qu’elle n’est pas choisie mais imposée. De-même, ils peuvent d’autant plus la craindre qu’ils sont habitués aux routines. Dans ce cas, en matière de bien-être, elle peut même avoir des effets pervers dans la mesure où elle peut être une source de stress et d’insécurité. Ils peuvent même la craindre en l’absence de garde-fous susceptibles de limiter les demandes des employeurs en matière de responsabilités.

 

Ces risques d’effets contre productifs se comprennent d’autant mieux qu’en matière de bien-être au travail – et encore plus de bonheur-, un problème important résulte du fait que ce bien-être dépend pour beaucoup des ressources personnelles que chacun est capable de mobiliser en interaction avec tous les évènements extérieurs de sa vie, aussi bien de proximité que lointains. Or, l’ambiance générale actuelle est à une vision apocalyptique du monde de demain pour la planète et l’humanité. Il en résulte – en particulier chez les plus jeunes -, des sources d’inquiétudes qui sont à l’origine de ce qu’on a pu appeler une sorte de « panique morale » susceptible d’être à l’origine de cercles vicieux de déprimes d’autant plus forts qu’à travers les réseaux sociaux, ils sont particulièrement sensibles aux influences extérieures.

 

Par ailleurs, une nouvelle cause de mal-être pour les actifs au travail est constituée par la monté en puissance d’un paradigme de l’innovation comme support d’une nouvelle modernité qui, selon Ulrich Beck,[xviii] serait la source de l’instauration plus générale d’une société du risque. Or, une des grandes caractéristiques des Français est leur aversion aux risques comme l’indique une épargne dominante tournée vers le Livret A et la pierre. Comme le note si bien François Ewald[xix], la France est une société d’assurance, en référence notamment à la place occupée par les assurances vie.

 

La rencontre de ces deux composantes constitue une source de fragilité pour une partie importante des membres de la société française. Elle peut également constituer une cause importante de mal-être pour ceux d’entre eux qui sont salariés. Il s’agit d’un mal-être dont la cause est extérieure à la gestion de l’entreprise mais qui tend à lui être imputée, – à son organisation et à son management-, alors que dans ces cas, les lieux de travail n’en sont pas la cause mais tout simplement le réceptacle[xx]. Une des conséquences pour les employeurs, est qu’alors qu’ils sont de plus en plus assignés à des obligations de résultat en matière de qualité de vie au travail, ils se trouvent dans ces cas avec des moyens d’action limités.

 

L’important est qu’en dynamique, avec une hybridation accrue du travail, ces interdépendances des lieux et temps de travail ne font que s’accentuer, rendant beaucoup plus complexe l’objectif de favoriser une « vie au travail harmonieuse » et rendant cette dernière beaucoup plus instable.  Cela explique entre autres pourquoi les Français plus que les autres, en relation avec le développement du télétravail à domicile, déclarent être attentifs à séparer le travail au bureau du travail à la maison[xxi].

 

Une double évolution fonctionne en ciseau : d’un côté, des exigences accrues en matière d’efficience individuelle et collective du travail avec une accentuation des pressions exercées sur tous ceux qui travaillent pour qu’ils produisent plus en moins de temps, de l’autre des actifs qui veulent une meilleure qualité de vie au travail, attendant de celui-ci qu’il contribue à une amélioration de leur bien-être global. La conséquence se lit dans les sondages d’opinion : les Français en profitent pour exprimer leurs insatisfactions vis-à-vis du travail puisqu’ils sont questionnés à son sujet, mais il en va de-même quand on les sonde sur tout autre sujet.

 

Cependant, il ne faudrait pas que tout ce qui relève d’une appréhension du travail dans sa modernité, – une approche du travail fortement psychologisante-, occulte le basique de la qualité d’un travail. Un travail de qualité est aussi un travail où celui qui travaille n’a pas tout le temps la pression d’un chef, ou d’une cadence, ou d’un client, sans aucun moment de répit dans sa journée. C’est également un travail sans horaires décalés qui viennent perturber la vie de famille. Et peut-être surtout, un travail dont le titulaire peut être fier car, d’une certaine façon, c’est sa fierté qui le soutient et le motive.  

 

3- L’ambiguïté des Français face au phénomène bureaucratique.

 

Pour finir, il nous faut revenir sur le phénomène bureaucratique cher à Michel Crozier, tant celui-ci est incrusté dans notre société à travers nombre de ses facettes[xxii]. Son socle est constitué par l’accumulation bien connue de lois, normes et règles qui constituent un cadre d’action d’autant plus unanimement décrié qu’il produit de nombreuses injonctions paradoxales[xxiii]. Il est de plus régulièrement complexifié, en dépit de promesses de simplification aussi récurrentes que jamais réalisées[xxiv].

 

Sur ce socle s’est historiquement construite une bureaucratie dont la figure emblématique est constituée par les administrations d’État et leurs fonctionnaires, boucs émissaires favoris des Français qui ne manquent pas de les brocarder, évoquant à leur sujet aussi bien les mânes de Kafka et du Père Ubu que celles de Courteline. Aux premières, ils reprochent d’être un vaste labyrinthe destiné pour l’essentiel à faire circuler des dossiers caractérisés par un empilement de pièces toujours plus nombreuses suivant des procédures autant complexes que peu compréhensibles de sorte que le temps de traitement des dossiers est aussi long qu’indéterminé. Aux seconds, ils reprochent d’avoir oublié qu’en tant que fonctionnaires responsables d’un service public, ils sont à leur service, eux citoyens usagers. Ils leurs reprochent également, en plus de leurs « lits de plumes », le fait que renversant les rôles et s’appuyant sur leurs postes, ils se comportent avec la complicité de leurs syndicats comme des propriétaires de leurs charges, dignes héritiers de l’ancien régime[xxv].

 

A partir de ce noyau fondateur et avec ses méthodes de management, un processus d’extension s’est opéré, venant diffuser le modèle bureaucratique dans la totalité de notre organisation productive de biens et services. C’est ainsi que du côté des services publics, il s’est diffusé dans l’ensemble des fonctions publiques autant territoriales qu’hospitalières, de-même que dans la nébuleuse bien fournie des institutions parapubliques. Du côté du secteur privé, à travers nos grandes entreprises monopolistiques d’État, il s’est diffusé dans nos grands groupes et par extension à nombre d’entreprises de taille moyenne.

 

Sur le fond, la critique faite à ce modèle est celle d’une double inefficience, externe et d’ordre économique en raison de la faible qualité des services rendus aux clients, interne et d’ordre social liée aux difficultés rencontrées par les salariés qui souhaitent rendre les services de qualité qui sont attendus d’eux. Par rapport à notre objet, une telle situation entraîne diverses conséquences liées à des effets de découragement ou de colère et qui s’expriment en termes de comportements à travers, pour simplifier, trois grands types bien connus[xxvi] :

 

  • Le premier, qui peut être interprété comme un comportement de paresse et qui est tant redouté par les managers, correspond tout simplement à une désimplication dans son travail avec son lot d’insatisfactions accompagnées de plus ou moins de déprime et pouvant se prolonger par des arrêts maladie. Il correspond à un raisonnement simple : puisque c’est ça, je ne vois pas pourquoi me fatiguer[xxvii].
  • Le second, consiste à ne pas se laisser décourager par toutes les lourdeurs et tous les dysfonctionnements qui caractérisent son environnement organisationnel de travail et à faire de son mieux pour y remédier. Ce zèle, dans un environnement de travail constitué de collègues au profil décrit ci-dessus, peut conduire sous la houlette de managers complaisants à ces arrangements locaux si bien évoqués par François Dupuy[xxviii]. Mais il peut tout autant évoluer vers des situations intenables débouchant, pour se protéger, sur un abandon désabusé de la lutte avec alignement sur les comportements dominants plus ou moins combiné à nouveau avec des arrêts maladie.
  • Reste le dernier cas de figure qui correspond à une réaction combative consistant à refuser la situation et à entrer en conflit ouvert avec la hiérarchie au nom d’un intérêt supérieur comme ce peut être le cas pour un service public ou, plus prosaïquement, au nom de « son honneur »[xxix]. Il s’agit d’une posture qu’on peut retrouver à tous les niveaux de travail et qui le plus souvent débouche au-delà du stress, sur du burn out avec arrêts maladie de longue durée et, dans les cas les plus graves, des suicides [xxx]. L’important est que dans ce cas les intéressés, en cas d’enquête sur leurs sentiments vis-à-vis de leur travail, vont exprimer pour le moins leur morosité ce qui va être traduit par le fait qu’ils n’aiment leur travail alors que c’est l’inverse : ils aiment leur travail mais ils sont déçus de ne pouvoir l’exercer comme ils aimeraient pouvoir le faire. Et c’est là le challenge de base auquel sont confrontées les directions d’entreprise.

Sur cette base, de nouveaux problèmes sont apparus avec l’adoption des technologies numériques de diverses génération, cette double déficience, au lieu d’être réduite, s’étant souvent amplifiée en raison de conceptions inadaptées aux besoins d’usage. On assiste en effet ces dernières décennies à la mise en place à grande échelle de « dématérialisations » appuyées sur des outils qui sont en principe à la disposition des clients et des collaborateurs pour produire de meilleurs services avec une plus grande efficience et de meilleures conditions de travail, alors qu’ils ont massivement des effets inverses. Dans la pratique, deux grandes critiques sont formulées à ces évolutions à partir du point de vue des clients/utilisateurs.

 

  • La première concerne les relations avec l’extérieur, -principalement les clients -, et est liée à la mise à distance de la relation humaine à travers deux artefacts techniques privilégiés. En premier, il s’agit d’une généralisation des accès à travers des sites web avec leurs collections d’identifiants et mots de passe qui en conséquence font qu’il n’y plus aucun contact humain. En second, il s’agit des boites vocales pour les téléphones qui, associées à la généralisation des centres d’appels, ont des niveaux de performance difficilement supportables. Une conséquence majeure en ce qui concerne notre objet est que quand la personne qui appelle, après de multiples avanies, arrive enfin à accéder à quelqu’un et par la suite à un collaborateur, son humeur est telle que ledit collaborateur a droit à des remarques au mieux désagréables et au pire injurieuses. Il en résulte que les emplois de « relations clients » font partie des emplois les plus difficiles à vivre[xxxi].
  • La seconde concerne tous les emplois et activités. Elle est liée au fait que ces outils sont beaucoup plus des outils de contrôle que d’aide à mieux travailler. S’ils ont le mérite d’imposer de la rigueur formalisée dans le traitement des dossiers et de permettre une mutualisation des informations quand les bases de données sont bien faites, ils ont le gros défaut de rigidifier considérablement les procédures. Limitant les marges de liberté d’action de ceux qui les utilisent et assurant la suprématie du back office sur le front office, ils tendent pour nombre de leurs utilisateurs à dégrader ce qu’en principe ils devraient améliorer. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que dans de nombreux cas, tels qu’ils sont conçus, ils fassent l’objet de critiques et même de rejets.

En effet, qu’ils soient procéduraux ou informatifs, ces outils sont largement accusés – à juste titre -, d’être contre-productifs aussi bien d’un point de vue économique que social dans la mesure où, réduisant la liberté d’action de ceux qui font le travail d’exécution, ils entrent en contraction avec la demande qui leur est faite par ailleurs de plus d’autonomie et de responsabilité en application de la généralisation du principe de compétence[xxxii]. Ces outils sont également accusés, dans le cadre d’une gestion de plus en plus quantitative des ressources dites humaines, de participer à une réification de l’humain en tirant ce dernier vers une génération de robots humanoïdes. C’est pourquoi, en réaction, on voit fleurir des propositions pour « remettre l’humain et ses émotions au cœur des entreprises et des administrations »[xxxiii].

 

Dans la pratique, tout cela n’est pas nouveau, d’autant plus qu’on sait que cette critique est d’autant plus légitime que l’on doit produire des services difficiles à standardiser, et que l’on prétend apporter une attention réelle à la qualité du service rendu. Un bon exemple en la matière nous est donné par la panoplie des métiers tournés vers les services à destination de personnes, bien au-delà des services strictement médicaux.

 

Cependant, et ce n’est pas là une des moindres ambiguïtés des actifs français appelés à travailler, on assiste par ailleurs à une réelle appétence pour des modes de fonctionnement routinisés, la pratique de routines permettant d’acquérir du confort au travail en raison de l’efficience productive que procurent des apprentissages de pratiques. Les habitudes prises dans les façons de faire – learning by doing -, une fois acquises, réduisent fortement les charges mentales. C’est ce qui explique les aversions des « travailleurs » français aux changements aussi bien organisationnels qu’instrumentaux et, par extension, aux organisations du type « agile » qui impliquent de constantes adaptations aux relations clients. Bouger oui, mais pas trop et pas trop vite, dans une préférence pour la stabilité et une aversion au risque que nous avons évoquées. Tel pourrait être synthétisé leur rapport au travail dans une perspective de changement. 

 

4- Des analyses qui permettent de mieux comprendre ce qui se passe actuellement en matière de travail dans les grandes organisations productives françaises.

 

A partir de ces rapides développements, il est possible de mieux comprendre ce qui se passe en France concernant le travail, en portant une attention particulière à ce qui est valorisant et dévalorisant en termes de qualité de vie et de bien être sachant que pour bien faire il nous faut, aller en profondeur suivant une approche de plus en plus psychologisante. 

 

C’est ainsi que si on regarde ce qui est en train de se passer en matière d’offre d’emploi et de travail dans les grandes organisations productives qui se disent toutes à la recherche de « talents », et si on examine ces mouvements au regard du renouvellement des générations à la recherche d’un travail de qualité tel que nous l’avons défini, on comprend facilement pourquoi les grands groupes commencent à offrir à leurs salariés, – en particulier les jeunes-, la possibilité de pratiquer pendant leur temps de travail des « activités d’utilité sociale ».  Ils cherchent ainsi à leur permettre de renforcer le sens donné à leur travail sans que ces derniers aient envie d’aller chercher ailleurs : il s’agit de les attirer et de les garder.

 

On comprend également pourquoi les mêmes salariés manifestent un intérêt pour pratiquer une double activité exercée à temps partiel, – en partie salariés et en partie indépendants, à leur compte -, tandis qu’ils voient avec intérêt toutes les possibilités que leur offrent des pratiques de travail à distance relativement intensives,- c’est à dire supérieures ou égales à l’équivalent de trois jours par semaine -, et cela d’autant plus qu’elles seront accompagnées d’une plus grande liberté dans les agencements des régimes de travail hebdomadaires, et encore mieux mensuels. On comprend enfin l’attrait potentiel pour les employeurs d’une semaine travail de quatre jours qui autorise la même perspective, mais cette fois-ci sans qu’ils aient à prendre à leur charge ces « temps d’activités ».

 

 

[i] Pour tout ce qui concerne le travail dans les bureaux, sa dynamique et toutes ces questions de bien-être, on pourra avantageusement aller sur le site de l’Observatoire de la qualité de la vie au bureau (www. Actineo.fr), où on retrouvera tous les résultats des enquêtes réalisées ces dernières années en particulier ceux des années 2017, 2019 et 2023 qui correspondent à des échantillons représentatifs d’actifs travaillant dans des bureaux : France métropolitaine, tous secteurs, toute taille d’entreprise et tout statuts, ce qui reste exceptionnel. On trouvera également les résultats de l’enquête de 2021 qui a porté sur cinq aires métropolitaines, dont Paris, implantées sur quatre continents.

[ii] Voir par exemple : Gilles Verrier et Nicolas Bourgeois, Faut-il libérer l’entreprise ? Confiance, responsabilité et autonomie au travail, Dunod, 2016 ; Alain d’Iribarne, L’entreprise libérée et les « talents », chronique d’un événement annoncé ? In, L’entreprise libérée, Revue REPCO, Vol. XXII – N° 56 – été 2017, pp. 247-264 ; Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, La Fabrique de l’industrie 2020.

[iii] Pascal Dibie, Ethnologie du bureau, Métailié Ed., 2020.

[iv] Sarah Proust, Télétravail : la fin du bureau ? Ed. De L’Aube Fondation Jean Jaurès.

[v]  Suzy Canivenc, Marie-Laure Cahier, Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?, Presses des Mines 2021.

[vi] Alain d’Iribarne, Performance au travail et si tout commençait par vos bureaux ? Ed. Italique, 2012.  Jean-Pierre Bouchez, Le travail et ses espaces. Le pari du bien-être et de la performance, Ed. De Boeck Supérieur, 2023.

[vii] Ce double référentiel qui combine une exigence d’égalité à une volonté de bénéficier de « signes de distinctions » qu’ils soient matériels ou symboliques est un héritage de la révolution qui avait promis aux membres du Tiers-État qu’ils seraient les égaux des nobles. Philippe d’Iribarne, Vous serez tous des maîtres, Seuil 1996.

[viii] Jean-Daniel Reynaud, Le conflit, la négociation et la règle, Octares, 2000.

[ix] Erwan Le Noan, L’obsession égalitaire. Comment la lutte contre les inégalités produit l’injustice, Presses de la Cité, 2023.

[x] Élisabeth Pélegrin-Genet, Comment (se) sauver (de) l’open space ? Ed. Parenthèses, 2016.

[xi] op. cit. p. 47.

[xii] Ainsi en réponse à l’enquête 2021 d’Actineo, 50 % des actifs de l’aire métropolitaine parisienne travaillant dans des bureaux ont déclaré préférer « travailler avec un poste attribué dans un bureau individuel fermé »; 42 % avec « un poste  attribué dans un petit bureau collectif fermé ». Dit autrement, 35 % d’entre eux préféraient travailler dans un espace ouvert, et 30 % sans poste attribué. 

[xiii] Plus précisément, à travers les enquêtes d’Actineo, on a la confirmation que les principaux intérêts des immeubles de bureaux sont de maintenir les relations avec les collègues et d’accéder à toutes les informations informelles qui circulent, mais aussi un lieu de travail où il sera possible de travailler en paix dans de bonnes conditions. 

[xiv] Alain d’Iribarne, Vers une hybridation accentuée à moyen terme des lieux de travail et une remise en cause des pratiques managériales dominantes, in Le travail et ses espaces, op. Cit. pp 295-300. 

[xv] Philippe Schleiter, Management, le grand retour du réel, VA Editions, 2017.

[xvi] De ce point de vue, dans leur ouvrage, Capitalisme et cohésion sociale, Ed. Economica, 2012, Mario Amendola et Jean-Luc Gaffard attirent l’attention sur le fait qu’avec un capitalisme appuyé sur une mondialisation des échanges et qui opère des changements structurels, il n’est pas possible d’envisager une stabilité politique sans une maîtrise institutionnelle des fluctuations qui protège la cohésion sociale.

[xvii] De ce point de vue, on a eu sous nos yeux le chantier de Notre-Dame avec la mobilisation de ses corps de métier dans un projet collectif qui a réussi à tenir dans des délais annoncés et dont peu de monde pensait que cela serait faisable, par opposition aux performances sur les chantiers dont les constructions d’EPR, sont malheureusement en quelque sorte, la référence. 

[xviii]  Ulrich Beck, La société du risque, Ed. Flammarion, 2008.

[xix] François Ewald, l’État-providence et la philosophie du droit, Ed. Grasset, 1986.

[xx] A titre d’exemple, suivant le baromètre de Malakoff Humanis publié le 19 octobre 2023, parmi les dirigeants interrogés, 52 % déclaraient connaître des salariés en situation de fragilité d’origine professionnelle (épuisement, usure, perte de sens), et 75 % déclaraient connaître des salariés en situation de fragilité personnelle (difficultés financières, familiales ou psychologiques).

[xxi] On pourra à ce sujet se reporter aux résultats des enquêtes 2021 et 2023 de l’observatoire ACTINEO.

[xxii] Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Ed. du Seuil, Collection Point n°28, 1971.

[xxiii] David Graeber, Bureaucratie, l’utopie des règles, Trad. Fr., Ed Les liens qui libèrent, 2015. 

[xxiv] On rappelle que ce type d’injonction correspond à des demandes qui, pour le mieux, sont quasi impossibles à satisfaire dans de bonnes conditions tant elles comprennent de contradictions internes. C’est par exemple le cas des organisations qui fonctionnent en « tuyaux d’orgue », s’ignorant les unes des autres tout en s’adressant aux mêmes personnes, collaborateurs ou clients. 

[xxv] On rappellera que cette expression vient des chemins de fer transcontinentaux américains dont les mécaniciens, du temps des machines à vapeur disposaient de lits, pour se reposer. Ces lits étaient garnis de plumes d’oie ou de canard. Cependant, avec la fin des machines à vapeur due à l’électrification, et les innovations dans systèmes de freinage, les besoins en cheminots embarqués se sont fortement réduits tandis que les syndicats obtinrent le maintien des effectifs dans chaque train, les intéressés n’ayant rien d’autre à faire qu’à trouver de quoi s’occuper.   

[xxvi] François Grima, Dominique Glaymann, Une analyse renouvelée du modèle Exit, Voice, Loyalty, Neglect : apports d’une approche longitudinale et conceptuellement élargie,  M@n@gement 2012/1 (Vol. 15), pages 2 à 41.

[xxvii] Corinne Maier, Bonjour paresse. De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise, Ed. Michalon, 2004.

[xxviii]  François Dupuy, Lost in management, Ed. Seuil, 2011.

[xxix]  Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Ed. du Seuil 1989.

[xxx] Nous n’insisterons pas sur ce sujet, largement traité avec les entreprises dites libérées.

[xxxi] En fait ces emplois concentrent la conjonction de plusieurs phénomènes ; l’affichage général que le « client est roi » ; le développement des techniques qui prétendent être au service du CRM (consumer relationship management, gestion de la relation client) avec les résultats négatifs qu’on a évoqués ; une agressivité accrue dans les relations humaines amplifiée, entre autres, par toutes les impatiences au regard des attentes.

[xxxii] Ewan Oiry, De la qualification à la compétence. Rupture ou continuité ? L’Harmattan Ed. Col Psychologie du travail et RH, 2004.

[xxxiii] Voir par exemple à ce sujet : Fondation nationale Entreprise et Performance, Je sens, tu ressens, nous sommes…  La documentation Française Ed., Paris, 2012.