14 septembre 2020

CAHIER 5 – Document 2

BtoBtoE : boucler la boucle de la valeur servicielle Dialogues entre chercheurs et professionnels

Laurent Duclos - Colloque du 15 janvier 2019
Université Paris-Dauphine PSL

Diffusé le 11/06/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

 

 

« L’accroissement du degré d’incertitude rend plus impératif le fait que les parties conçoivent un mécanisme « pour faire aboutir les choses » »

Oliver E. Williamson,

1994, Les institutions de l’économie,Paris, InterEdition, p.82

 

Ainsi que le rappelaient les organisateurs dans leur rapport introductif, « le secteur du Facility Management (désormais FM) est apparu à partir des années 1990 suite à une externalisation progressive des activités antérieurement confiées aux Services généraux »[1]. Autrement dit, le FM serait l’enfant de ce qui – historiquement – avait été mis « dehors ». En réunissant ce mardi 15 janvier les acteurs du FM et les DO [2] – comme en choisissant de structurer les débats autour des questions soulevées par les pratiques des FMers en termes de mobilisation de la main d’œuvre –, les organisateurs ont proposé d’ouvrir la « boîte FM » pour savoir « ce qu’il y avait dedans ». L’institutionnalisation progressive du FM marque d’ailleurs une rupture avec les origines – caractérisées par une détermination du secteur et de son économie propre par l’extérieur –, à travers l’affirmation nouvelle d’un métier et la constitution de positivités utiles à la définition d’une trajectoire autonome[3].

 

Une façon d’aborder la question du « dedans » est sans doute de repartir – comme vous l’avez fait tout au long de la journée – de ce qu’il y a « entre » le FM et les DO, ces derniers étant ceux qui précisément avaient tout mis « dehors ». Dans la matinée, Corinne Colson Lafon – PDG de Steam’O –, nous a bien dit que ce qu’elle devait par priorité prendre en charge pour le développement de son activité, c’était la rencontre entre des organisations, en vue et dans le cadre d’une transaction. Quelles variations introduire autour de ces processus de contractualisation – comme autour de l’objet « cahier des charges », par exemple – pour que la rencontre puisse précisément alimenter autre chose qu’une transaction où les pratiques de « décloisonnement » ou de « globalisation » ressortissent davantage à des logiques financières qu’à des perspectives plus qualitatives d’intégration du service [4] ?

 

Il me semble que la réponse que vous avez collectivement proposée est la suivante : il faut que le moment de la transaction soit désormais sous-tendu et aimanté par un processus d’émergence organisationnelle (organizing) – versus la logique contractuelle usuelle. Notons que les anglo-saxons ont deux termes pour « organisation » : l’un caractérise le processus (organizing) ; l’autre son résultat (organization). La question qui nous intéresse ici pourrait être formulée ainsi : au bénéfice de la création de valeur – et d’un meilleur partage de la valeur – ne pourrait-on enclencher et soutenir des processus d’émergence organisationnelle dans un monde de contrats où le « moins faisant » finit souvent par le disputer au « moins disant » ?

 

Evoquant les bénéfices attendus de l’Excellence Opérationnelle et de la définition d’une stratégie du management, Eric Noleau (DGA de GSF) a indiqué qu’il était possible de donner une certaine épaisseur à ces processus organisationnels, d’hybrider ainsi l’espace des transactions en « encastrant » progressivement la relation contractuelle dans de nouvelles trames organisationnelles, permettant de mieux problématiser et d’enrichir l’offre FM.

 

 

L’alimentation d’un processus d’émergence organisationnelle sur trois niveaux du rapport FM/DO

A mon sens ce processus d’émergence organisationnelle intéresse trois niveaux que je propose de distinguer ; autant de niveaux à investir et à articuler en vue d’établir de nouvelles « situations de gestion»[5].

 

 

  1. / Le premier niveau est celui de l’échange transactionnel FM/DO. Selon les termes utilisés par Eric Noleau, ce niveau devrait être désormais un lieu d’initiation de « démarches apprenantes avec le client». C’est en effet le lieu où se négocient les contrats, où sont posés les problèmes de « garantie » d’exécution conforme, etc. Ce niveau met en jeu l’incompatibilité des buts (goal incongruence), les problèmes de dépendance, d’asymétries d’information, en conséquence les risques d’aléa moral, d’antisélection typiques de la « relation d’agence » formalisée par la théorie économique[6]. Autant de problèmes qui sont source d’importants coûts de transaction [7] ; l’économie des échanges pouvant précipiter une rigidification des contrats et des engagements (Service level agreement-SLA ; prix ; reporting/pénalités ; Key performance indicator-KPI).

Pour parer notamment à la « spirale régressive du low cost »[8] et aux risques de la relation d’agence entre FM et DO, ce premier niveau d’interaction doit devenir le lieu d’un apprentissage collectif, permis par la continuité d’une relation. Cette continuité serait précisément le fruit d’un travail d’organisation.

 

 

  1. / Le deuxième niveau est celui qui a été désigné dans les débats par la notion « d’organisation miroir», laquelle renvoie à la question de la mise en œuvre, à la vie du contrat. Cette organisation peut être un attribut du prestataire à travers l’injonction qui lui serait faite de se caler ou de s’aligner sur l’organisation du DO. Elle peut être, à l’inverse, un attribut du mandataire, de la maitrise d’ouvrage, et renvoyer côté DO au pilotage du contrat.

L’organisation miroir « instancie » l’organisation de la production du service. Comment l’instance en question règle-t’elle les tensions dans l’exécution du marché ? Comment s’exerce son pouvoir normatif propre [9] ? Ne peut-elle à son tour permettre d’enrichir le rapport FM/DO (vs. «continuer» à l’appauvrir) ?

 

 

Alors qu’elle est dédiée au contrôle, l’existence d’une organisation pilotant le contrat – côté DO – peut permettre de prendre toute la mesure, précisément, des coûts qui lui sont associés, comme des ambiguïtés logées dans la mesure de la performance, du caractère parfois contreproductif d’objectifs d’économies indifférenciés, etc. L’organisation miroir peut alors être le lieu d’apprentissages organisationnels[10] ; elle peut parfaitement devenir un porte-parole interne de la qualité et renégocier son propre mandat (pilotage et maitrise des coûts vs. meilleure objectivation du besoin).

 

 

Côté prestataire, l’organisation miroir « imposée » peut être également la source d’un apprentissage organisationnel, mais figure le plus souvent un opérateur de « déconstruction » lorsqu’elle traduit un pur alignement du FM sur les exigences et l’organisation propre du DO.

 

Toute la question est de savoir comment se règlent les échanges entre les organisations actuelles et leur « image virtuelle » (l’organisation miroir). Dans tous les cas, ce faisant, l’organisation miroir donne d’emblée une dimension organisationnelle au contrat et à son exécution : elle absorbe toute l’actualité du rapport DO/FM, et pourrait alors devenir « sachante » pour peser – à mesure qu’elle gagnerait en compétence et en autorité – sur l’évolution de ce rapport.

 

  1. / Le troisième niveau concerne l’organisation du prestataire FM, au sens classique du terme. Doit-elle systématiquement s’ajuster au contexte dans lequel elle opère, le subir ? Peut-elle gagner, au contraire, une capacité à ajuster son environnement ; gagner de ce fait en compétence et en performance, mais suivant des critères qui lui appartiendraient en propre et qui permettraient de fonder un modèle économique[11]? Autrement dit, à quelles conditions cette organisation peut-elle se « libérer », faire valoir son point de vue (son « métier » ; son expertise), orienter à son tour la transformation du rapport FM/DO ?

A travers les exemples GSF ou Steam’O qui nous sont présentés aujourd’hui, on voit mieux comment ces niveaux peuvent être articulés, investis pour déterminer – à raison des apprentissages portés par les processus d’émergence organisationnelle – de nouvelles situations de gestion… ou pas.

 

Ainsi, moins le niveau de l’organisation miroir « apprend », moins cette organisation peut pertinemment peser sur l’actualisation du rapport FM/DO, lequel restera polarisé par les exigences financières et la définition du service comme simple somme de prestations[12]. L’organisation d’un rapport « hybride » – entre marché et organisation –  sera alors « empêchée ». Pour rester performante, l’organisation du Facility Management – au niveau 3 – devra s’ajuster, gagner en flexibilité, avec toutes les conséquences que cela comporte en termes de formes de mobilisation de la main d’œuvre, et notamment de (mauvaises) conditions d’emploi. La relation FM/DO serait alors condamnée à un pur alignement sur un horizon de tâches prescrites. Le secteur se trouverait « dos au mur », et comme a pu le montrer Pierre-Yves Gomez, dans l’impossibilité déjà de récupérer de la valeur. La contrainte ne pouvant constituer en la circonstance un motif déclenchant de l’apprentissage[13], le secteur se retrouve le plus souvent empêché de (re)penser le lieu de création de valeur. On a souvent les problèmes qu’on mérite ! Et on connaît l’horizon de solutions que ces problèmes dessinent, en termes d’organisation de la production comme en termes de dégradation des formes de mobilisation de la main d’œuvre et des conditions d’emploi !

 

C’est peu ou prou ce que dira Joël Larousse dans le numéro spécial de Workplace Magazine qui figure dans le dossier du participant au présent colloque : « L’attelage FMers – donneurs d’ordre épuise le métier, parce qu’il capte la problématique à un endroit qui ne produit pas de richesse, là où la transaction est passée » [14].

 

Imaginons, à l’inverse, que les processus d’émergence organisationnelle en question deviennent un levier de l’apprentissage collectif et un moyen d’enrichissement de la relation FM/DO…

 

Business to Business to Employees (BtoBtoE) : identifier les conditions du métier

On peut penser que l’affirmation du « métier » reposera d’emblée sur la capacité des FMers à « remonter les niveaux », depuis le dernier niveau de l’organisation interne, le plus « ajusté », jusqu’au niveau des relations transactionnelles FM/DO. Il s’agit d’une part de desserrer l’étau des contraintes qui pèsent sur le modèle économique du FM par l’instauration de nouveaux rapports organisés ; d’autre part d’asseoir sur ces processus d’émergence organisationnelle (et l’expérience qu’ils permettent de capitaliser) le passage d’un « modèle industriel de prestations techniques à un modèle de services, créateur de valeur immatérielle : c’est à cette condition que le secteur pourra se donner les moyens de répondre efficacement à la concurrence de la main d’œuvre à bas coût, aux pratiques d’achat destructrices, aux tensions sur la qualité, etc. » [15].

 

Il s’agit, en somme, de passer d’un modèle économique « ajusté » et contraint, à un modèle d’affaire « ajustant », c’est-à-dire capable d’ajuster l’environnement du service, parce que capable de repenser le service et les transformations qu’il induit chez le client. Qu’est-ce qui pourrait fonder ce pari constitué par l’émergence d’un nouveau « modèle d’affaire ajustant » ?

 

A vous écouter tout au long de cette journée, j’ai l’impression qu’un changement de focale est en train de s’opérer. Contre la myopie d’un rapport FM/DO enfermé dans un modèle BtoB classique – « perdant-perdant » –, l’aggiornamento dont le secteur est aujourd’hui le siège pousse à l’adoption d’un nouveau point de vue incluant l’utilisateur final selon le modèle BtoBtoC.

 

Encore que, dans les transactions BtoBtoC habituelles, le Business to Business désigne un service délivré à un « intégrateur » professionnel. L’idée serait plutôt d’asseoir le métier du FM sur une discipline de marché BtoBtoE  où le prestataire FM se présenterait comme l’intégrateur en vertu de sa capacité à traduire les préférences exprimées par les salariés du client, ou mieux, la valeur perçue de l’offre et l’expérience Employee en un service intégré.

Pour mieux qualifier cette expérience Employee, je proposerais volontiers de reprendre la distinction présente dans la réglementation européenne des fonds structurels qui propose de ne pas confondre les bénéficiaires qui sont des structures et les participants directement impliqués dans les actions. On considérerait ainsi que – dans l’espace du FM – le DO ne serait « que » bénéficiaire alors que l’Employee aurait la qualité de participant. Ce serait d’ailleurs l’idée qu’on ne pourrait se passer de cette « participation » active et du savoir qu’elle recèle pour la détermination du service. Par hypothèse, la courbe d’expérience des FMers newlook leur permettrait d’asseoir et de fonder le « métier » sur des compétences concernant le développement du potentiel d’expérience participant [16].

 

 

 

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On voit que plusieurs notions sont impliquées dans cette vision nouvelle que vous vous proposez – selon ma lecture – de donner au métier : d’émergence organisationnelle (vs. l’horizon contractuel), d’environnement (vs. le contexte contraignant), d’expérience participant (vs. le service level agreement).

 

Si l’un des objectifs du FM est de transformer les environnements du travail des bénéficiaires finaux, il ne pourrait le faire aujourd’hui sans provoquer – je l’ai dit – leur participation active. Comme d’ailleurs dans toute perspective de service, il s’agit moins de maintenir et de transformer un simple décor – le cadre dans lequel les employees travaillent – que de provoquer une expérience qui permette aux bénéficiaires finaux de trouver de nouvelles ressources dans leur environnement[17].

 

Au terme de cette synthèse, je dirais que la finalité du FM – son offre de valeur – serait dans la compétence à structurer des environnements – constituant autant de lieux de ressources – qui augmenteraient le potentiel d’expérience des participants.

 

Si le FM doit se réinventer, il le fera donc en entrant dans des transactions nouvelles avec son propre environnement – en tant qu’opérateur économique – au bénéfice d’une capacité à faire émerger des processus organisationnels susceptibles, à leur tour, d’enrichir les interactions FM/DO. Qu’y aurait-il alors « dedans » en termes de valeur servicielle, de capacité « à développer les actifs immatériels des clients, d’accroitre les capacités productives de leurs salariés »[18] ? Précisément une mise à l’épreuve de la capacité des FMers à développer des environnements participants : opérateur d’environnement(s) / générateur d’expérience(s), le FM trouverait peut-être là une autre façon de fonder son utilité sociale, de déterminer de nouveaux modèles d’affaire, et de boucler ainsi la boucle de la valeur métier.

 

 

[1].    Ottmann (J.Y), Gheorghiu (M.), Baron (X.), 2019, « Engagement et mobilisation de la main d’oeuvre dans le Facility Management : revue de littérature », Contribution au colloque du 15 janvier 2019.

[2].    DO = donneurs d’ordres

[3].    Les positivités d’ordre institutionnel sont définies par opposition à l’émergence spontanée. V. Agamben (G.), 2006, « Théorie des dispositifs », Po&sie, n° 115, p. 25-33.

[4].    Baron (X.), 2015, « Le FM est mort. Vive le FM ! », ARSEG Info, n°251, p.62-63.

[5].    Les situations de gestion – au sens de Jacques Girin – sont des interactions « cadrées » produisant des résultats susceptibles d’être évalués. Cette évaluation mobilise des objets, des procédures, des techniques, des dispositifs organisationnels, etc. V. Girin (J.), 2016, Langage, organisations, situations et agencements, Québec, Presses de l’Université de Laval-Hermann.

[6].    Jensen (M.C.), Meckling (W.H.), 1976, « Theory of the firm : Managerial behavior, agency costs and ownership structure », Journal of Financial Economics, Vol. 3, Issue 4, October, p. 305-360.

[7].    Williamson (O. E.), 1994, Les institutions de l’économie, InterEdition, Paris.

[8].    Baron (X.), 2015, op. cit.

[9].    Sur ces questions d’instances, voir Dodier (N.), 1995, Les machines et les hommes, Paris, Métailié, pp.57-58.

[10].   Une « organisation apprend quand ses membres apprennent pour elle » (Argyris (C.), Schön (D.), 2002, Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pratique, Bruxelles, De Boeck, p. 33).

[11].   « Réservons le mot «contexte» aux moments menant à la conformation passive ». « Les caractéristiques d’un contexte sont pensées comme indépendantes des conduites que l’on y réfère ». En revanche, « un environnement est constitué par l’ensemble des conditions qui interviennent dans le développement des capacités (…) au titre de moyen ou de ressources » (Zask (J.), 2008, « Situation ou contexte ? Une lecture de Dewey », Revue internationale de philosophie, n° 245, p. 314.

[12].   Baron (X.), Cugier (N.), 2016, « Des services généraux aux aménités des environnements du travail », l’Expansion Management Review, 10 février, p. 105-110.

[13].   Concernant le dépassement de la contrainte par l’apprentissage organisationnel, voir Favereau (O.), 2006, « Critères d’efficacité économique du droit du travail », in Lyon-Caen (A.), éd., L’évaluation du droit du travail : problèmes et méthodes, Paris, Institut International Pour les Études Comparatives-Dares.

[14].   Joël Larousse, sécrétaire général adjoint de l’Arseg, 2017, « De l’exécution au pilotage, nos savoir-faire devraient être uniformisés et certifiés », Supplément Workplace Magazine, novembre, p.27.

[15].   Baron (X.), 2015, op. cit.

[16].   La notion de « situation potentielle de développement » dont nous proposons d’étendre ici la cible a été développée par Patrick Mayen en didactique professionnelle. Voir, par exemple, Mayen (P.), 1999, « Des situations potentielles de développement », Education Permanente, n°139, p. 65-86.

[17]. Zask (J.), 2008), op. cit.

[18]. Baron (X.), 2015, op. cit.

BtoBtoE : une utilité sociale fondée sur l’expérience participant