17 octobre 2022

CAHIER 20 – Document 1

Vers un modèle d’affaires soutenable
pour les Services aux Environnements de Travail

Partie III / IV


Un modèle d’affaires serviciel à inventer

Xavier Baron
Consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA

Diffusé le 25/10/2022, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

« La contraction de coûts et charges non directement liées à la production de l’entreprise a inspiré il y a 20 ans, l’externalisation des services d’assistance à l’entreprise. Ce modèle strictement comptable et financier est aujourd’hui sans avenir. Pour les entreprises clientes, le Facilities Management actuel et de la prochaine décennie s’inscrit dans deux nouvelles dimensions clés : performances énergétique et sociale, nouvelles organisations du cadre et de l’environnement de travail. La qualité de leur intégration contribue significativement et durablement à l’efficience de chacun des acteurs[1]. »

 

Ce diagnostic du Syndicat des Professionnels du Facility Management (SYPEMI) avait été formulé dès janvier 2016 dans le Livre Blanc[2], « Le FM à la croisée des chemins ». Le travail sur la définition de l’offre de valeur produite par le Facility Management s’est développé depuis, comme l’illustrent deux autres Livres Blancs de 2020 et 2022. Au-delà de cette filière, des économistes des services avancent des analyses convergentes depuis plus de 20 ans[3] et les milieux d’affaires commencent à prendre la mesure de la mutation en cours[4].

 

A quelles conditions les parties prenantes peuvent-elles construire un modèle d’affaires des Services aux Environnements de Travail (SET) soutenable, cohérent avec leurs activités servicielles ? Comment inventer un modèle qui respecte les enjeux non contradictoires des donneurs d’ordres et des prestataires, solidaires ?  Comment accompagner la maturation d’un secteur qui soutienne la source de la valeur ; des « relations » de services intégrées par le travail et la coopération ?

 

Pour répondre, la filière SET devra traiter de la gestion des incertitudes et de la singularité, de la prise en compte des externalités, de la maîtrise de la complexité et d’une mise en pratique des définitions de la qualité en termes d’impacts utiles et de pertinences situées. Elle devra enfin, remettre le travail au centre de production de valeur, réguler les tentations de prédation de la valeur et restaurer les conditions de la confiance entre prestataires et donneurs d’ordres.

 

Inventer une capacité opératoire à évaluer les services

 

Loin d’être seule en cause, la filière des SET est emblématique[5] d’une conséquence des mutations que nous connaissons du fait de la servicialisation de notre économie. Ces mutations remettent centralement en jeu la place et les modalités d’évaluation de la production pour des services largement immatériels et toujours plus ou moins relationnels. L’évaluation est au cœur des enjeux de l’invention d’un modèle d’affaires soutenable pour ce secteur.

 

Faute d’une capacité à fixer politiquement leurs niveaux de dépenses, les donneurs d’ordres sont en difficulté pour justifier des moyens pour l’obtention d’une valeur dont ils ne savent pas évaluer le prix au-delà des coûts. Les prestataires sont tout autant en difficulté pour engager des investissements (management, recherche, formation…) pour une valeur mal monétisée dans l’échange.

 

De plus, les uns comme les autres sont contraints de dépenser des sommes importantes avant même de produire quoi que ce soit. Les prestataires engagent des efforts commerciaux importants (Bid Costs). Les clients investissent dans des processus d’appels d’offres, de cahiers des charges et de prescriptions hypertrophiés, puis de reportings et de contrôles également couteux.

 

Ces processus sont vécus comme autant de dérives « obligées ». Non seulement ils ne produisent pas de valeur mais ils renforcent la logique industrielle et la valorisation par les coûts. Ils ne sont nécessaires que du fait de l’absence de coopération et de la certitude que cette coopération n’est pas possible. Partant d’une vision qui veut que les intérêts soient nécessairement divergents, que le partenaire cherche à imposer des gains illégitimes dans des jeux à somme nulle, ils participent de coûts supplémentaires et d’une destruction de valeur en alimentant la défiance.

 

L’absence de coopération et de confiance conduit à recourir à de fausses modalités objectives de discussion de la valeur, des mesures évidemment lacunaires (coûts au m², obligations de moyens immédiatement traduites en coûts horaires moyens) et un recours systématique à la mise en concurrence qui fragilise évidemment les relations. Cette absence de coopération postulée mène à des clauses de pénalités. Elles sont, dans la pratique, très coûteuses à mettre en œuvre et peu appliquées, ce qui n’empêche pas que les prestataires les provisionnent par précaution, alimentant ainsi les coûts improductifs et le cycle de défiance.

 

S’accorder sur des prix correspondant à la valeur attribuée par le client

 

L’enjeu de la fixation du prix devrait être de s’accorder sur le niveau des résultats de qualité de service à obtenir. Il n’est malheureusement en général qu’une manière de sélectionner des offres sur des niveaux de ressources quantitatives dont rien ne garantit qu’ils sont adaptés et cohérents avec les objectifs.

 

L’enjeu de la relation devrait porter sur les dispositifs permettant de coopérer en s’assurant que l’on tienne dans la durée la production de la valeur attendue via des mécanismes d’évaluation au long cours de ce que produit le travail réel. C’est justement celui-là que ces dispositifs mettent trop souvent en invisibilité[6]. Il faut ainsi investir pour « évaluer » ce qui est aujourd’hui non mesurable et non dénombrable, la valeur des services. C’est évidemment difficile. En même temps, l’on voit mal qu’un secteur solidairement composé des prestataires et des donneurs d’ordres ambitionne de créer une valeur économique qu’ils ne seraient pas capables durablement de définir, mesurer, et à défaut co évaluer[7].

 

 

Modèle économique

et

Modèle d’affaires

 

Le modèle économique est l’ensemble des systèmes et dispositifs techniques et humains par lesquels l’entreprise mobilise des ressources afin de produire une offre de valeur dans des coûts acceptables pour le marché (la demande des clients/bénéficiaires), en préservant les conditions d’un développement de son activité. C’est une représentation opératoire des modalités par lesquelles du travail, et une certaine combinaison des moyens matériels et immatériels, permettent d’obtenir des effets utiles pour les consommateurs (ou bénéficiaires) visés par l’entreprise, que ces effets aient pour source des supports tangibles (biens) ou intangibles (services).

Le modèle d’affaires, par différence, est l’ensemble des systèmes et dispositifs par lesquels tout ou partie de la valeur économique produite par cette entreprise est valorisée sous une forme monétaire de sorte à dégager un profit suffisant. Le modèle d’affaires est en principe second relativement au modèle économique. Sans être jamais une traduction simple et sans écart, il valorise et monétise une valeur produite réellement. Cette opération de valorisation monétaire (ou processus de monétisation) est en pratique largement anticipée. Elle résulte de conventions et de dispositifs distincts des enjeux purs de la production. Elle permet au producteur d’organiser son modèle économique en visant par anticipation un prix que le marché devra confirmer.

L’existence d’un écart dans le processus de traduction de la valeur économique en une valeur monétaire est normal, et même sans doute pour partie inévitable. Cet écart est d’autant plus présent dans l’évaluation des productions servicielles que les outils de contrôle de gestion et la financiarisation imposent des critères normés et mesurables pour la valorisation monétaire de court terme, nécessaires à l’établissement de prix pour les échanges. Sur la durée cependant, les deux modèles doivent être a minima compatibles, le modèle d’affaires permettant de soutenir durablement le modèle économique. 

Notre constat est que ce n’est plus le cas dans les services aux environnements de travail. La solution concerne l’ensemble de la filière. Si chaque entreprise est maîtresse de son modèle économique, elle n’est pas capable d’imposer seule ses propres standards de valorisation.

 

Prendre en compte les singularités des productions servicielles

 

Dans le cas des SET, le modèle d’affaires industrialiste et financiarisé ne « représente » ni fidèlement, ni complètement, ni même pertinemment le modèle économique serviciel. Il valorise les coûts de prestations techniques, sous condition d’exécution conforme, et toujours selon un référentiel standardisé. Il ne prend pas correctement en compte les caractéristiques des productions des SET liées à l’immatérialité, la singularité, l’exécution successive d’activités réalisées en coproduction par des personnes bien réelles (la dimension relationnelle subjective du travail), dont la qualité se dit en pertinence située d’impacts sur l’état de bénéficiaires, eux-mêmes singuliers. Pout toute ces raisons, le modèle d’affaires industrialiste et financiarisé passe à côté de l’essentiel de la valeur produite ; l’effet utile pour le client et les bénéficiaires par la pertinence située de la production du travail.

 

Les prestataires (et leurs clients en coproduction) doivent inventer un modèle économique nouveau pour chacun des acteurs partie prenante, pour produire plus de valeur, mais toujours conçue et valorisée au cas par cas. En même temps les entreprises doivent composer avec un modèle d’affaires conçu à une échelle bien plus vaste, celle d’un marché et de dispositif institués.

 

En effet, un service rendu par une personne dans un contexte situé et à un moment donné, est toujours spécifique. La production comme le résultat sont toujours singuliers[8]. L’enjeu est ici de mesurer la valeur, à l’échelle du service comme de la filière, mais sans recourir à un marché, renonçant à des métriques simples afin de respecter les singularités des services.

 

Les prestataires de SET, parfois par idéologie partagée[9] mais le plus souvent contraints, ont choisi de se conformer au modèle d’affaires dominant industrialiste et financier, à ses outils de gestion, aux normes comptables et aux critères financiers qui s’imposent. Il est fondé sur des concepts de gestion et des outils comptables qui ne sont ni créés par l’entreprise seule, ni « optionnels ». Ces instruments ne sont pas capables d’appréhender la nature servicielle des productions. En répondant à des standards de modèles d’affaires industrialistes (des normes de gestion, de commercialisation), non pertinents pour leur propre modèle économique serviciel, les producteurs de SET entravent eux-mêmes leurs capacités d’innovation. Ils s’empêchent un travail de qualité au nom du respect de cahiers des charges inadéquats.

 

A défaut de métriques disponibles, il convient d’engager des recherches sur les protocoles d’enquêtes et sur les instances qui permettront, avec des indicateurs, d’organiser des accords locaux, régulièrement refondés, sur la valeur recherchée et obtenue, afin d’en cerner la pertinence et la singularité.

 

Valoriser les externalités positives des productions des SET

 

Au-delà des enjeux de singularité, d’exécution successive et de pertinence, le modèle d’affaires industrialiste sous-valorise les externalités positives et négatives de services… Elles ne sont pas prises en compte, alors même que ces services produisent justement des effets immédiats et différés, directs et indirects (et induits) ! Cette lacune débouche sur une non-reconnaissance de la valeur produite et sur une mise en invisibilité du travail et des œuvrants[10]. Ce risque est d’autant plus élevé qu’il s’agit de services parfois d’autant plus appréciés dans notre culture que, pour certains justement, les aristocrates d’hier et les « cerveaux » aujourd’hui… les domestiques, les « œuvrants du service » sont discrets !

 

 

Externalités et effets induits

 

Toute activité économique génère des externalités, tant à l’échelle de l’entreprise que de son territoire. Par externalités, on désigne les effets non intentionnels, induits par l’activité de production. Ces effets sont immédiats et/ou médiats, à proximité ou ailleurs, positifs ou négatifs. Par ignorance comme par calcul, les entreprises ne les intègrent pas et ne les assument pas. Dans la mise en œuvre de leurs modèles économiques, elles en produisent pourtant. Ces externalités sont économiques, sociales et environnementales. Elles sont relatives à l’environnement, du fait de la production de déchets, de la pollution des éléments, de l’encombrement de l’espace ou au contraire de la préservation des ressources naturelles…. Elles sont économiques à travers un effet de production directe, mais également par un effet de « patrimoine » positif ou négatif sur les actifs matériels (durabilité des équipements) et immatériels (le potentiel d’engagement productif des occupants) ; dans le champ sociétal par exemple, par la promotion d’une qualité des transports publics ou d’un niveau d’éducation de la main d’œuvre locale. Elles sont sociales par des effets sur des actifs immatériels comme les compétences, la santé, la sécurité, l’emploi….

 

Si le modèle économique génère des externalités négatives, le modèle d’affaires peut (et cherche souvent) à éviter de les intégrer (de les payer). A contrario, il cherchera spontanément à tirer le bénéfice maximum des externalités positives générées par d’autres (par les territoires par exemple), au profit de l’entreprise.

 

Le souhait de produire des machines à laver pour des consommateurs français, en Pologne, ou d’imposer à des populations éloignées les pollutions d’une production de textiles ou de smartphones…, démontre bien qu’un modèle d’affaires peut d’un côté, valoriser des utilités sociales comparables en termes d’usage, mais de l’autre, valoriser très différemment le coût social et environnemental de production selon qu’il est subi en Chine, en Afrique ou en Europe.

 

Les questions techniques et politiques que posent les externalités sont générales à toutes les activités et à tous les secteurs. Longtemps niées, ces externalités s’invitent sous une forme « importée » dans les entreprises via des arguments RSE[11] (relayés en ESG[12] et des labels ISR[13] pour l’extra-financier) sur l’environnement, les territoires, les bénéficiaires finaux (qui ne sont pas des clients). Pour la filière des SET, ces dimensions sont constitutives de l’impact même des activités servicielles dont la valeur porte justement sur la durabilité, la maintenance, la qualité de vie et la santé, l’environnement et la sobriété, les économies d’énergies, les déchets, la sécurité…

 

Accroître la valeur par l’intégration et la coopération

 

La modernité particulière de ces services, la capacité à composer avec la complexité, nait d’une dynamique d’intégration servicielle de productions singulières et situées dans l’espace et le temps mais réalisées en coopération. Un service donné fait sens et génère une valeur, non dans l’exécution conforme d’un empilement de prestations «exécutées indépendamment les unes des autres », mais dans la pertinence des services mis en œuvre ensemble, de manière intégrée.

 

Le modèle économique de la filière des SET est serviciel. Cela veut dire notamment qu’il repose sur une coproduction de services qui eux-mêmes doivent être aménitaires[14]. Cette coproduction n’est pas le résultat d’une coordination, comme c’est souvent suffisant dans la production industrielle. Elle requiert une coopération. Quoique « incarnés » dans des supports d’autant plus lourds et tangibles qu’ils sont immobiliers (des bâtis, des m², des équipements techniques…), ces services ne valent pas seulement dans le fait d’être correctement mis en œuvre techniquement indépendamment les uns des autres. Leur production de valeur réside dans leurs effets utiles. Ces effets sont toujours « système ». C’est ainsi que les SET « transforment » un espace, un bâti en un service productif, au service du travail. Au sens propre, ces services « entretiennent », ils « entre tiennent », ils font « tenir ensemble », et c’est ensemble qu’ils entretiennent. De ce fait, ils sont toujours coproduits et co-évalués. Un modèle d’affaires soutenable pour le FM doit permettre de mieux internaliser les externalités. Il doit soutenir des instances et des processus d’évaluation des externalités dont il est producteur, qu’elles soient négatives ou positives.

 

Maîtriser la double complexité des SET

 

La complexité que présentent les systèmes de production de SET est ainsi double. Chaque « métier » mobilisé doit l’être au meilleur niveau de professionnalisme, de compétences et de processus (procédés, outils, machines), mais la performance économique attendue ne se limite pas à une exécution conforme des services pris un à un. Chacun de ces services dépend des autres, autant pour sa mise en œuvre en coopération que pour sa valorisation. La qualité d’aménité des espaces de travail n’est pas seulement dans l’éclairage, l’ambiance sonore, l’économie d’énergie, les espaces verts ou l’accueil. Elle est dans la combinaison « pertinente » de l’ensemble. Elle est dans une capacité d’intégration des métiers et des activités diverses mobilisés en écosystèmes performants. Pour les besoins des espaces de travail, les SET doivent être organisés en « systèmes complexes » intégrant des professionnels issus de quelques 5 ou 6 branches (maintenance électrique, bâtiment, restauration, propreté, accueil, sécurité…) correspondant à quelques 30 métiers et 150 spécialités.

 

L’externalisation des personnes associées à ces activités peut avoir occasionné des « économies » à court terme et un confort de gestion pour les donneurs d’ordres. Leur externalisation « à demeure », réintroduit pourtant et nécessairement des coûts de transaction qui étaient limités dans le cadre du lien de subordination. Ils redeviennent nécessaires et explicites dans le cadre d’une sous-traitance afin de les maîtriser justement et de les compenser par des gains de productivité en mobilisant les leviers serviciels (adoption, complémentation, flexibilité…).

 

Ensuite, la complexité des systèmes de production de SET est dans le besoin d’étendre la maîtrise de ces services (coûts et performance) à l’échelle de grandes sociétés, multi-sites, de dimension nationale voire mondiale, en composant avec des offres locales diversement disponibles ou développées. Le mariage de politiques et de processus qui se voudraient uniques et standardisés quel que soit le pays, la région, les cultures… dans des écosystèmes nécessairement différents et spécifiques ajoute à la complexité. Cette deuxième dimension de complexité suggère une autre manière de penser l’harmonisation légitime que recherchent les donneurs d’ordres. Elle passera par des concepts et des doctrines solides, et non par la mobilisation de règles bureaucratiques et de standards.

 

En cela l’émergence de cette filière est déjà en soi une innovation servicielle d’ampleur. La filière porte justement la promesse d’une garantie de performance d’usage des espaces professionnels par l’intégration des services et par une capacité à les rendre pertinents où qu’ils s’appliquent. Au-delà d’un assemblage de prestations diverses, le facility management peut être une solution organisationnelle pour faire en sorte que « cela fonctionne », que « ça marche », non pas malgré la complexité, mais en intégrant celle-ci. La complexité par définition, ne se réduit pas. C’est la matière dont le travail se nourrit, c’est constitutif du vivant, par différence avec ce que peuvent traiter les automates, seraient-ils intelligents.

 

Les modèles économiques des SET et leur valorisation par les modèles d’affaires doivent intégrer cette double complexité et non chercher à la réduire. Le complexe est une création humaine. Le mot apparaît dès que nos compréhensions trouvent des limites. L’intégration des services, est une piste pour maîtriser « le complexe », faute de pouvoir le réduire. Intégrer par assemblage ou pilotage trouve ses limites dans les coûts. Eviter un surcroît de technocratie, de processus voire de bureaucratie suggère alors de parier sur le travail vivant là où il s’exerce, de manière décentralisée,  de le valoriser en faisant confiance aux opérateurs et à leur autonomie, en restituant au travail sa visibilité subjective et collective.

 

Valoriser la pertinence située des productions des SET

 

Une difficulté pour les instrumentations de gestion dont nous disposons est que valeur de la production que le modèle d’affaires doit valoriser n’est pas substantielle. Elle est fonctionnelle et relationnelle, elle a le caractère d’une construction sociale (des conventions) et elle est spécifique aux membres du groupe particulier qui s’accorde sur l’existence, la place et les dimensions de cette valeur[15]. Elle ne vaut pas pour le bénéficiaire par la simple mise à disposition temporaire d’un « avoir » mais par une modification favorable de son état et de celui de son environnement. Elle agit sur son « être ».

 

Au-delà des obligations réglementaires et du maintien de la valeur patrimoniale des immeubles, les effets de ces services sont le plus souvent non mesurables et non dénombrables. Ils ont des effets médiats et immédiats, directs et indirects, sur les immeubles mais aussi sur les personnes. Le « retour sur investissement » des services aux immeubles et aux habitants se trouve dans leurs impacts sur la performance des bénéficiaires.

 

Le processus de traduction de la valeur économique en valeur monétaire introduit, c’est l’un de ses mérites, l’espace d’une équivalence entre des objets incommensurables. Cela requiert un lissage des spécificités, au profit d’une fongibilité ramenée à des grandeurs numéraires. C’est vrai de toutes les productions, industrielles ou servicielles, tangibles ou immatérielles. La traduction d’une utilité à l’aide d’un prix induit une hypothèse d’équivalence, une forme de standardisation entre toutes les utilités accessibles au même prix. Et c’est bien la vertu de la monétisation que de mettre en balance des choses qui ne sont pas de même nature ; une automobile de luxe et des biens alimentaires, le sourire d’une hôtesse d’accueil et la propreté d’un sol, l’équipement d’un poste de travail et un abonnement au théâtre… Dans le passage d’un registre à l’autre des supports de la valeur, des écarts peuvent apparaître, des déplacements s’opèrent. Toute traduction est nécessairement une réinterprétation. C’est donc le résultat d’un accord, de compromis en l’occurrence, entre prestataires et donneurs d’ordre, mais également entre prescripteurs et acheteurs et, in fine, entre œuvrants et bénéficiaires.

 

Cet accord et ce déplacement s’avèrent particulièrement délicats dans le cas des SET. L’opération de monétisation tend à standardiser ce qui est singulier, à rendre « générique » ou interchangeable ce qui est situé et contextualisé dans la valeur servicielle du travail. Même « écrasées » par la mise en équivalent monétaire, les spécificités des produits tangibles (agricoles, industriels…) restent identifiables (contrôlables, mesurables), y compris sur une certaine durée en cas de mévente.

 

Il n’en va pas de même pour les services. Quand bien même leur déploiement requiert des équipements lourds, techniques (systèmes informatiques de communication, de transports) et immobiliers (les bâtis abritant les espaces de travail…), la valeur résultant de l’usage de ces supports et des relations qu’ils permettent, est constituée pour l’essentiel de productions immatérielles, ni stockables ni délocalisables, sous forme d’impacts utiles pour la performance du travail.

 

Un service n’existe qu’à condition de s’inscrire dans une relation effective et localisée dans le temps et l’espace. En dehors cette relation (une coproduction) et sans la co-évaluation, par les œuvrants du service et les bénéficiaires effectifs, de sa pertinence située[16], une prestation de service n’a tout bonnement pas de valeur économique. Elle n’est qu’une dépense. Là réside un enjeu important de notre distinction. Un modèle d’affaires soutenable pour les services aux environnements de travail doit donc construire des échanges et des prix sur une évaluation de cette pertinence située. Ce peut-être affaire en partie de sondage de satisfaction. Ce peut être éclairé par des indicateurs. Il est probable cependant que cela exige des protocoles d’enquêtes et l’animation d’instances d’évaluation permettant de connaître d’une part, de juger d’autre part.

 

 

[1] https://sypemi.com/metiers/

[2] http://sypemi.com/wp-content/uploads/2016/05/SYPEMI_LIVRE-BLANC_HD.pdf voir page 19.

[3] CF. notamment, Orio Giarini et Walter Stahel, « les limites du certain », Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 1990, Jean Gadrey, L’économie des services, La découverte, 1992, Lucien Karpik, L’économie des singularités, NRF Gallimard, 2007, Christian du Tertre et alii, L’économie de la fonctionnalité : une voie nouvelle vers un développement durable, Octares, 2011.

[4] CF notamment : « Les entreprises françaises au défi de la transformation servicielle de l’économie », Étude du groupe de travail transversal de la CCIP IdF « Dynamique servicielle de l’économie française », diffusé en 2019 et dès 2015, « Le projet de Pacte Service, 30 propositions pour l’avenir » diffusé par le Groupement des Producteurs de Services (GPS).

[5] Baron X (2016) « le Facility Management, secteur emblématique de la mutation servicielle », Revue Cadres, Décembre, pp 89-91.

[6] Pierre Yves Gomez, « Le travail invisible : enquête sur une disparition », F Bourrin éditeur, 2017.

[7] Le CRDIA y consacre un axe de recherche piloté par Thales.

[8] La production servicielle à forte intensité relationnelle, à exécution successive et à dimension immatérielle cumule en effet plusieurs caractéristiques étudiées et modélisées par Lucien Karpik dans « l’économie des singularités », Gallimard NRF 2007,  permettant de repérer les stratégies de valorisation de biens et services singuliers, marchands mais sans marché.

[9] Un dirigeant dans la propreté rappelait ainsi que devenir des « ouvriers nettoyeurs » a été vécu dans les années 1960 et 70 comme une promotion, au contraire de l’adoption du terme d’agent de service dans les années 1990, perçue comme une régression.

[10] Gomez P.Y. « le travail invisible, enquête sur une disparition » François Bourin Editeur, 2015.

[11] Responsabilité Sociétale des Entreprises

[12] Environnement Social et Gouvernance

[13] Investissement Socialement responsable

[14] Cf Baron X., Cugier N., « Des services généraux aux aménités des environnements de travail », l’Expansion Management Review, Février 2016.

[15] Orléan A. déjà cité, page 186. « La valeur économique n’est pas une substance mais une puissance de nature spécifiquement sociale, née de la multitude et étendant ses effets à tous les membres de celle-ci au travers des représentations qu’elle donne d’elle-même ».

[16] Voir notre article dans Métis Europe, publié le 03 décembre 2017 ; Evaluation des services ; de la qualité à la pertinence située ; http://www.metiseurope.eu/evaluation-des-services-de-la-qualite-la-pertinence-situee_fr_70_art_30635.html .