25 novembre 2020

CAHIER 7 – Document 1

BIM Exploitation :
REtour d’EXpérience du BIM LAB Thales

 

Michel Platzer pour les Cahiers du CRDIA

à partir d’une monographie de 2017 de Xavier Baron & Thierry Berthomieu

Novembre 2020

 

Diffusé le 02/12/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Le projet de BIM Exploitation Vinci/Thales

Hélios (50 000 m², environ 2 500 résidents), nouveau site Thales de Vélizy-Villacoublay, est livré en octobre 2014. Vinci Facilities en assure les prestations de Facility Management dans le cadre d’un contrat national de full FM, Copernic. Vinci envisage  tout d’abord une maintenance prédictive appuyée sur le big data,  avec élaboration d’algorithmes et équipement du site en capteurs. Cette piste séduisante se révèle difficile d’accès, notamment par le coût des capteurs et câblages éventuels, non prévu à l’origine.

Faute d’accéder à une maintenance prédictive au sens fort, la maquette 3D du site réalisée à partir de  2012 pour la partie « construction » fournit une alternative : Vinci décide d’évaluer l’état de cette maquette « héritée » de l’entreprise Petit en charge de la construction, afin de préciser son potentiel pour l’exploitation. Thales et Vinci Facilities décident d’un commun accord la création d’un BIM « Exploitation ».

 

En 2015, un préalable s’impose : le BIM Exploitation n’apporte rien si on ne regarde pas la façon dont on travaille : «pas question d’informatiser des processus mal foutus[1]». Un groupe de travail va donc,  auditer les processus  tout au long de l’année 2015 : identification des sujets pris en charge par la GMAO[2] et la GTB[3], reprise des 30 processus métiers et confrontation aux potentiels du BIM Exploitation, avec 3 objectifs :

  • optimiser les processus pour éviter d’informatiser des processus « bancals » (1) ;
  • servir de base à la mise en place de l’interface exploitation destiné aux équipes techniques et structurer ainsi le cahier des charges du BIM Exploitation (2) ;
  • justifier un investissement risqué pour le prestataire, dans un contexte de gestion ou finance et reporting sont extrêmement présents (3).

L’analyse des processus a été progressivement limitée aux processus techniques, excluant les processus de services, et le travail n’a pas débouché sur des remises en cause des façons de faire (objectif 1). Par contre, la démonstration du rendement probable de l’investissement, a été relayée : le BIM fait gagner du temps (objectif 3). Cette analyse de processus a surtout initié ce qui s’est avéré le plus structurant : le travail sur les informations et l’interfaçage des systèmes et des bases de données (objectif 2).

 

40 séances de travail ont répondu aux questions posées aux 21 processus :

– Comment « vous travaillez » ?

– Comment « serait-il possible de mieux travailler » ?

Le travail en 8 groupes a traité du management avec les responsables d’affaires et de site, des métiers du front office, des activités techniques, des aménagements et du space planning, de la propreté. Les livrables ont formalisé les 21 processus avec logigrammes et descriptions des activités, informations nécessaires au processus, flux d’informations par processus opérationnel et matrices d’acteurs. Après finalisation d’une cartographie, une moitié des processus a été retenue dans le champ du cahier des charges pour le BIM Exploitation. Les autres processus ont été renvoyés aux équipes de Vinci Facilities dans leur travail d’amélioration des services hors BIM.

 

L’analyse de processus a permis d’enclencher la phase opérationnelle du projet, cofinancée par Thales, Vinci et le propriétaire, Foncière des Régions. Les 23 domaines de Services Level Agreement (SLA) de l’ensemble des activités que recouvre le contrat de FM sont pris en compte. Il s’agit de repérer, identifier, catégoriser et normer les informations nécessaires, présentes ou manquantes, dans l’outil pour l’exploitation. L’expérimentation nécessitant une coopération entre de multiples acteurs, une instance d’animation de l’expérimentation se met en place sous la forme d’un groupe de travail bipartite qui se réunit pour la première fois dès février 2015 : le BIM Lab.

 

Un BIM Lab ; une organisation et des moyens pour mener l’innovation en cours

Si l’enjeu de l’acquisition d’une compétence discriminante sur le plan de l’offre commerciale fait partie des motivations de Vinci Facilities, pour Thales, il s’agit de réaliser une avancée et de se doter d’un outil duplicable sur les autres sites, en commençant par le site de Mérignac alors en cours de construction. L’outil est en effet au centre d’un jeu intéressant différent acteurs :

– Le prescripteur ou « utilisateur principal » est le représentant de l’habitant du ou des sites ;

– L’opérateur responsable opérationnel de l’exploitation : Vinci Facilities ;

– La maquette initiale a été créée pour d’autres besoins, ceux de la construction et en amont, ceux de la conception du bâtiment. Elle est l’œuvre de l’entreprise Petit ;

– Juridiquement enfin, le bâtiment, les plans (et donc la maquette 3D) appartiennent au propriétaire,  Foncière Des Régions.

Le BIM Lab a conduit l’expérience de conception et de déploiement du BIM Exploitation sur les sites neufs d’Hélios à Vélizy puis de Mérignac en 2018. Depuis il pilote l’expérimentation et le déploiement d’un BIM adapté sur un site de production existant à Etrelles (20 000m²).

 

Une convention quadripartite réglant les investissements et les engagements des parties est signée en septembre 2015. Après une année d’efforts intenses pour connecter, adapter, documenter et saisir les données de GMAO, la profession sanctionne ce travail par l’attribution du BIM d’Or fin 2016. Les outils de GTB livrés avec les bâtiments n’ont pas été conçus pour communiquer, à la fois parce que ces systèmes n’étaient pas intégrés à la maquette construction et exécution, mais également parce qu’ils constituent encore un espace protégé à la concurrence des exploitants. Pour Hélios, intégrer la GTB, ce sont de l’ordre de 25 000 lignes de capteurs et de points de mesure qu’il s’agit « d’ouvrir » pour être en mesure de les utiliser. Le recueil automatique des données requiert également un câblage des bâtiments, et un investissement de l’ordre de 50k€ a permis d’équiper 7 plateaux représentant environ 10 000m².

 

Le BIM FM d’Hélios

Le BIM Exploitation Thales Vinci est connecté à la GMAO et la Gestion Technique des Bâtiments (suivi du fonctionnement technique des installations). «La grosse différence, c’est que vous pouvez visualiser tout l’immeuble, ses gaines, toute la tuyauterie, où cela se trouve, et, quand les bases sont raccordées, savoir à peu près tout ce dont vous avez besoin pour intervenir». Il intègre des bases plus ou moins préexistantes afférentes :

  • à l’architecture des bâtiments et de leurs environnements immédiats, aux structures bâtimentaires proprement dites ;
  • à l’ensemble des équipements intégrés aux ouvrages (DOE[4] – GMAO) ;
    • Chaufferies, équipements de CVC[5] bâtiment par bâtiment et par étage ;
    • Plomberie et fluides ;
    • Courants faibles ;
    • Extérieurs et espaces verts ;
  • Gestion Technique des Bâtiments ;
  • mais encore un « dialogue » avec :
    • les exigences des contrôles réglementaires ;
    • potentiellement des baies SSI (sécurité incendie) ;
    • des applications centrées sur l’occupation des espaces et les flux de personnes.

 

Le BIM Exploitation, fait sens dans ses effets sur les clients finaux, les utilisateurs des services, les habitants.  Trois registres de gains possibles pour les habitants des espaces ainsi instrumentés apparaissent dans les entretiens : réduction du délai d’intervention, moindre dérangement des habitants dans les opérations de maintenance, communication ergonomique en temps réel entre équipes de services et résidents.

 

Le BIM Exploitation permet une amélioration spectaculaire de conditions de travail et de confort pour les techniciens d’exploitation du site : « Il n’y a pas d’informations nouvelles, on avait des armoires de plans et de descriptifs techniques, on avait des plans en 2D, mais rien que le temps de les sortir, d’y aller voir, de refaire des calculs (surface, longueur) de retrouver les données sur les matériaux, étaler un plan sur la table…, cela peut prendre des heures. On pouvait y passer la journée alors qu’en quelques clics, on retrouve tout, on sait où aller, avec les bonnes pièces de rechange ».

« Le temps d’intervention sur l’équipement n’est pas différent, par contre, les déplacements sont réduits, on limite les allers-retours, on dérange moins les habitants, on trouve la vanne, le ventilo derrière les dalles du faux plafond sans avoir à chercher, à tâtonner». Sans conteste, disposer d’un BIM représente pour les techniciens une fierté, le sentiment d’être des précurseurs. Ils ont la certitude de disposer d’un avantage dont ils remercient l’entreprise et le client. « C’est courageux de s’être lancé dans le BIM ».

Avec le BIM, la préparation de l’intervention est en grande partie déjà réalisée par l’organisation des données nécessaires (localisation, type d’équipement, documentation fournisseur, disponibilité des pièces de rechange). « Cela permettra notamment à des nouveaux techniciens ou à des techniciens d’astreinte de faire, aussi bien que les habitués». Le BIM permet une mutualisation entre sites et dans chaque site. « On pourra mobiliser des gens moins compétents sur les petits dépannages, mais présents sur le site, soutenus par un ou deux bons techniciens au service de plusieurs sites qui n’auront pas besoin de connaître tous les sites ». « Le BIM va être très rentable, un seul expert pour deux ou trois sites ».

Il permet des gains potentiels importants sur la création et la mise à jour de la liste des équipements objets du contrat de FM et la gestion des pièces détachées. « Les pratiques (de stocks de pièces détachées) jusqu’à ce jour sont conduites par un principe de précaution. On a des volants de pièces en masse ! On est en général en sur-stockage ». Cet enjeu peu évoqué par les acteurs terrain présenterait un gain économique potentiel important. Cette dimension rejoint le passage progressif d’une maintenance curative (« la taille du stock est à la mémoire des opérateurs ») à une maintenance préventive instrumentée par des historiques que le BIM enrichit jusqu’à un certain niveau de maintenance prédictive. « Désormais avec le contrat Copernic qui demande une maintenance totale pendant 5 ans, sans plafond sur tous les équipements à l’exception des équipements obsolètes, le BIM se révèle un outil majeur pour une bonne gestion des opérations de maintenance et de remplacement préventif dont nous avons la responsabilité pleine et entière ».

 

Les gains économiques du BIM Exploitation sont avérés, mais difficilement chiffrés. Des gains en réduction des coûts d’intervention sont déjà avérés du fait d’une réduction significative des temps hommes. Ils sont d’autant plus économiquement pertinents qu’ils concernent des temps réputés à faible valeur ajoutée (déplacements fréquents sur le site, recherche de plan, localisation des installations, recherche de pièces détachées, coordination bricolée des interventions, planification mal instrumentée des priorités). Quand bien même cette rentabilité directe serait limitée, les gains qualitatifs en conditions de travail, en délais, en qualité d’informations sont fortement mis en avant. Plus globalement, le BIM Exploitation peut être une mine d’or à exploiter pour les Asset Managers, les foncières etc. Pour le BIM, d’abord construction, le premier « client » est l’Asset Manager. « Un bâtiment, c’est 20% de construction et 80% d’exploitation (coûts cumulés d’un immeuble : construction et exploitation sur sa durée de vie N.D.L.R). Les coûts vont peu baisser dans la construction, par contre le potentiel est important dans l’exploitation ». Acquérir avec l’immeuble un « BIM » est un argument de vente ou d’attractivité locative. « Le BIM présente des avantages indéniables en études comme en marketing et en commercialisation » car il est démonstratif des opérations de maintenance.

 

La disponibilité et les modalités d’usage d’un BIM Exploitation relèvent de la responsabilité et de moyens dont le prestataire est seul juge et responsable, encore plus en cas de maintenance totale, même si les signataires des contrats, prescripteurs et acheteurs, seront sensibles à des offres intégrant cette technologie. L’initiative n’appartient pas directement aux prescripteurs donneurs d’ordres[6] , si ce n’est demain, sous la forme d’une exigence portée au cahier des charges. De ce point de vue, le co-investissement de Thales se comprend comme une posture volontariste, spécifique à cette entreprise. Pour les clients au sens des contractants (prescripteurs et acheteurs), au-delà des effets sur l’exécution des prestations, le BIM Exploitation offre un potentiel de services spécifiques dans l’ordre du contrôle, du suivi des prestations (demandes, planification, suivi des indicateurs). Les contrats complexes, muti-activités et multisites sont tels en effet que la gouvernance (les coûts induits et les moyens d’une bonne gouvernance), font désormais partie de la prestation globale. Dans ce domaine, le fait qu’une maquette 3D permette de rendre les multiples informations nécessaires à la gouvernance des contrats sous une forme accessible, compréhensible, manipulable, exploitable par le client lui-même, et sans filtre, est un service en soi. 

 

Le BIM Exploitation impacte l’environnement contractuel de la relation. Le BIM Exploitation permet au client de bénéficier de l’ergonomie visuelle de l’outil, de pouvoir mieux contrôler par lui-même[7]. « Grâce au BIM Ex, on peut assurer mieux la conformité aux engagements contractuels, publier en temps réels les KPI[8]s, éviter des dérives de délais ». On constate ainsi un effet de renforcement mutuel entre l’arsenal formaliste des engagements contractuels (les SLA[9]s, les KPIs, les enjeux de pénalités…) et le BIM Exploitation. C’est une vertu surtout dans le cas de la maintenance totale ou la traçabilité des actions demeure plus un enjeu pour le prestataire que pour le client, qui reste concentré sur le résultat.

 

Le BIM, moteur d’une nouvelle organisation ? L’organisation nouvelle se traduit à Hélios par un double mouvement :

  • mutualisation, avec la création d’un niveau de gestion « supra site », les « clusters » intégrant plusieurs sites plus ou moins situés à proximité, en charge de l’animation managériale de l’ensemble et de la relation avec le ou les clients notamment ;
  • spécialisation, avec l’apparition de l’Hospitality Manager et du Facilities Digital Manager

 

Sous la responsabilité du « Responsable Cluster » en charge de la relation sur plusieurs sites, apparaissent ainsi en tout début 2017 à Hélios trois nouvelles fonctions :

  • la première est en principe temporaire et directement liée au BIM Exploitation. Pour l’alimentation initiale du système, un technicien est en charge de l’interfaçage et de la documentation des données du BIM afin de qualifier et documenter les attributs des équipements pour la GMAO, puis d’intégrer les lignes disponibles en GTB etc.
  • l’Hospitality Manager, fonction dite de « front office », traduisant la volonté de maîtriser les services soft, à l’aide d’une interface avec les occupants qui soit aussi une autorité sur l’activation de fonctions sous-traitées comme l’accueil ou la propreté, par délégation du responsable de site ;
  • le Facilities Digital Manager, au même niveau dans l’organigramme, mais en fonction support sur l’Hospitality Manager et le Building Efficiency Manager. Il est désigné dans le langage courant par le terme de « Superviseur »[10] .

 

Entre ces deux nouvelles fonctions, avec l’éloignement du responsable de site qui devient « responsable de Cluster », la question peut être posée de savoir qui endossera la responsabilité du site à terme. La relation de cause à effet entre ces choix organisationnels et l’outil BIM est également discutée. Elle ne fait pas de doute pour les techniciens directement concernés comme pour l’Hospitality Manager, s’agissant de l’émergence de la fonction de « Superviseur » ou « Facilities Digital Manager ». Ce rôle est présenté comme un bureau des méthodes interne. Analyser les données et proposer des plans d’action est l’activité principale officiellement définie. « Il est là pour nous aider, il nous rend service ». « Il est le gardien de la tenue des bons résultats ». Il présente ainsi une fonction de « réducteur d’angoisse » pour les techniciens. Ces prestations de suivi et de contrôle, de reporting, sont présentées et commentées comme « évidentes » pour les activités multi-techniques. Elles concernent aussi les activités de multiservices, celle des équipes animées et encadrées (directement ou non pour les sous-traitants de Vinci Facilities) par l’Hospitality Manager.

L’Hospitality Manager encadre hiérarchiquement plusieurs personnes désignées Hospitality Officers aussi dénommées « responsables de zones ». Anciens responsables courrier ou techniciens, ils effectuent directement des tâches de type rondes, observation et prévention des dysfonctionnements, petite maintenance hors habilitation électrique et hors travail en hauteur, réapprovisionnement des photocopieuses. Ils sont les premiers contacts avec les occupants de chaque zone. Il leur est demandé de connaitre les occupants, de s’inquiéter des demandes, avec le bon comportement, notamment auprès des 60 assistantes du site. Au-delà, l’Hospitality Manager revendique un rôle d’encadrement de l’ensemble des prestations de services « soft », à l’exclusion de la conciergerie et de la restauration.

 

Eléments d’analyse et problématiques

Le fait de disposer d’une maquette 3D ne constitue pas une rupture technologique. Par contre, son existence et sa disponibilité sont la clé de voûte qui permet de faire tenir les piliers et les arches que sont les différentes bases de données, enfin connectées. Un tel outil n’est ni bon, ni mauvais en soi : un marteau peut être utilisé pour caler des livres dans un rayon de bibliothèque ou pour attaquer un représentant des forces de l’ordre. Son usage « par destination » en fait alors une cale (inefficace mais légitime) ou une arme (potentiellement efficace mais illégitime). Le BIM est un outil, il s’agit de le comprendre pour ce qu’il est déjà et de le lire pour ce qu’il porte de conséquences techniques, sociales et organisationnelles. Comme tous les outils de gestion, « avatar ou artefact », le BIM repose sur des schèmes de représentations[11]. Pour rationnelles qu’elles paraissent, ces représentations sont des croyances sur les conditions d’obtention de la performance. Artefact informatique, il n’est pas indépendant des schèmes de pensées qui conduisent (ont conduit à) son élaboration. Nous créons nos outils, mais une fois créés, ils nous gouvernent.

 

Dans le projet BIM Exploitation, la démarche a été inspirée et transposée des outils d’analyse de processus d’origine industrielle. Ces outils ont fait leur preuve en maîtrise de la production de biens tangibles, compliqués, en grands volumes et à coûts maîtrisés. Transposés à des services, ils proposent implicitement de mobiliser les leviers de performance propres à la logique industrielle pour des activités qui n’en relèvent pas forcément. Si les activités industrielles sont valablement « BIMables », les autres activités, proprement servicielles (comme l’accueil, la sécurité, l’Hospitality management) ou au moins en partie servicielle (comme la propreté) ne le sont pas sans précaution. Cette distinction est apparue dans la phase de travail amont du BIM Lab : sur 18 SLA et une trentaine de processus majeurs, la moitié seulement a été approfondie dans l’analyse de processus pour élaborer le cahier des charges (l’inventaire) des « données utiles ou nécessaires », à la conception du BIM. En pratique, ce sont les activités multitechniques qui ont été retenues et prises en compte, à l’exclusion des activités servicielles. Eu égard à son ADN, le BIM Exploitation montre l’immeuble en couleur et en 3D, en majesté[12], ses entrailles, ses dimensions cachées. Cette représentation de l’objet peut laisser croire que le métier a pour l’objet l’immeuble, indépendamment ou indifféremment des gens qui l’habitent et de ce qui se passe dedans et dehors.

Le BIM Exploitation permet de mobiliser les leviers de la productivité industrielle par la standardisation, la spécialisation, les économies d’échelle, l’exhaustivité, les courbes d’apprentissage, l’intensité directe du travail par la réduction des temps faiblement productifs, une réduction des délais, de la « non qualité » liée à des dysfonctionnements d’équipements.

 

Mais le BIM Exploitation est également présenté et voulu pour instrumenter plus largement l’ensemble des activités de FM dont les services dits soft sont tendanciellement de plus en plus importants. Aussi bien pour justifier de l’effort d’investissement que pour pousser l’avantage concurrentiel d’une avancée technologique, il est tentant de parer l’outil de toutes les qualités et de tous les potentiels (un outil « bon à tout »), version informatique du couteau suisse. Mais tous les services ne sont pas spontanément BIMables, notamment la propreté. Que serait l’ambition d’un FMer[13] qui ne prendrait pas en compte la propreté où se concentre plus de 2/3 des insatisfactions ? L’agent de propreté peut être considéré (approche industrielle) comme prenant soin des sols et des meubles, du bâtiment. Son travail est valorisé à l’aune de prestations techniques mesurées en temps rapportés à des m². Mais, dans une logique servicielle, l’agent de propreté améliore l’état des bénéficiaires, les habitants, en agissant sur l’état de leur environnement sous l’angle de la propreté, il prend soin des habitants et l’a prouvé encore durant la crise Covid19. L’introduction du BIM va-t-elle accompagner un approfondissement de la dimension servicielle ou au contraire, contribuer à assimiler/réduire ces services à leur dimension de prestation technique conforme à la prescription ?

  • pour certains, le BIM Exploitation, correctement alimenté et étendu à l’aide de capteurs de flux et de présence, pourra déboucher sur un déclenchement de missions de nettoiement en fonction de l’occupation des postes, des salles de réunions, de la fréquentation des toilettes etc. Le même raisonnement est tenu sur l’usage des espaces assimilés à leur taux d’occupation. La décision d’intervention pourrait être ainsi automatisée par des algorithmes, ou plus simplement optimisée par un superviseur ;
  • pour d’autres, tout ceci relève d’un fantasme et d’une confusion. L’exécution conforme au plus juste d’une prestation définie techniquement ne dit pas sa pertinence située, son impact utile pour les bénéficiaires. De même, un taux d’occupation ne suffit pas à juger d’une qualité d’habitation, d’appropriation et d’usage. Dans tous les cas, la relation, le contact, le dialogue, la connaissance par les personnes d’autres personnes en situation et dans leur diversité sont d’autres garants de la qualité recherchée, c’est-à-dire d’une pertinence située.[14] .

 

On peut craindre que le BIM Exploitation dispense les responsables du dialogue et de l’exercice de l’autorité sur le terrain avec les hommes et les femmes directement concernés. Il serait alors source d’économie de chefs, de management direct, au profit d’une gestion médiatisée. Dans le schéma organisationnel, l’outil BIM instrumente clairement le rôle centralisateur et transverse du Facilities Digital Manager que les autres appellent « Superviseur ». Dans le même temps, le patron de site s’éloigne d’un niveau en devenant responsable Cluster, c’est-à-dire de plusieurs sites. Ce n’est ni nécessaire, ni mécanique, ni intentionnel, mais modernité de l’outil aidant, ce nouveau rôle de Facilities Digital Manager est en position d’acquérir une forme de prééminence d’autorité de rang et d’attribut. Il est déjà une sorte de « cockpit » manager.

Le BIM, outil d’un renforcement de la division du travail et d’une dualisation des niveaux de compétences, ou d’un empowerment et d’un enrichissement des métiers techniques et serviciels ?  Il ressort des entretiens que la tendance majoritairement perçue par les acteurs concernés eux-mêmes, comme le discours dominant visant la promotion de l’outil au-delà du cas particulier d’Hélios, militent en faveur d’un probable accroissement de la division du travail et d’une rémanence de la logique industrialiste. Des activités requérant des technicités précédemment réservées à des niveaux qualifiés deviendraient accessibles à des niveaux plus modestes. Un expert, légitimé par l’outil, pourrait diriger et activer d’autres, exerçant une tutelle technique grâce à son accès privilégié à la connaissance : des « servants sous la domination de cerveaux qui s’adressent à des serveurs»[15]. Certains le craignent, quelques-uns y aspirent, d’autres encore s’y attendent sur un mode fataliste : beaucoup soulignent que le BIM pourrait être l’accélérateur d’un mouvement de taylorisation et de robotisation. Le BIM serait même l’occasion de tuer dans l’œuf le principe de polyvalence et de foisonnement précédemment perçu comme piste d’amélioration des services dans l’environnement incertain et toujours spécifique des sites. « Précédemment, on a forcé les techniciens à faire des tâches polyvalentes. En conséquence, on était tenté de tirer le coût vers le bas, d’où un effet délétère sur les techniciens hautement qualifiés ». Le BIM suggère un retour en grâce du principe de division du travail entre ceux qui savent, qui conçoivent le travail et le prescrivent et le planifient…, et ceux qui l’exécutent ; « un ingé’ à 100k€ (salaire brut annuel, N.D.L.R.) qui sait tout grâce à la maquette et qui pilote une armée à 25€ de l’heure ».

 

Pour certains, y compris parmi les promoteurs de l’expérimentation, la « messe n’est surtout pas dite ». Le BIM peut être mis en œuvre comme une opportunité d’accélération de l’évolution d’un métier pensé comme industriel centré sur des bâtiments et des équipements techniques, vers un métier serviciel centré sur les relations et les « aménités ». Le BIM et la richesse d’informations qu’il rend accessibles et manipulables, à condition d’être utilisés par le plus grand nombre, permettraient ainsi de débarrasser les œuvrants des « problèmes techniques devenus secondaires ». Ces œuvrants, de qualifications techniques ou non, pourraient alors se consacrer à l’essentiel, le service aux habitants. Ceux-là insistent sur une perspective d’usage du BIM très différente à partir de l’idée que « le service, ce sont des œuvrants ; des personnes qu’il faut toujours sélectionner, former, encadrer, payer correctement, fidéliser ». Pour eux, le BIM peut être un argument de qualification, de capacité accrue, d’empowerment des œuvrants eux-mêmes. Ce serait alors un outil susceptible de les rendre plus capables de discernement, de jugement de pertinence sur ce qu’il convient de faire (méthodes et priorités), à condition évidemment qu’il soit appropriable et approprié directement par les oeuvrants et non l’outil symbolique et réel du pouvoir d’un superviseur. Ce débat illustre le caractère encore ouvert que présente le BIM comme innovation technologique. Dans une discussion avec un responsable prestataire est apparue la distinction entre un taylorisme originel correspondant au besoin de tirer parti de salariés ignares, et un taylorisme revisité, facilité par le BIM, qui permettrait de pouvoir se passer de sachants. « Il est vrai que demain, les interventions techniques de premier niveau sur site, sans habilitation, de 20 minutes ou moins, pilotées à distance par le superviseur…, pourraient être sous la responsabilité de l’Hospitality Manager ». Le superviseur serait alors positionné à terme un cran au-dessus, au profit d’un cluster, voire de plusieurs, pendant que l’Hospitality Manager deviendrait de fait le responsable sur le site.

 

Le BIM, « nativement technologique », est prioritairement approprié par des techniciens porteurs de (schèmes de) représentations industrialistes. Il a été conçu et mis en œuvre à l’aide de concepts et d’une pensée industriels. Il est déjà accompagné d’une organisation qui parie sur la division du travail et un éloignement (une médiatisation) du management. Il est en ce sens « réactivateur » d’une pensée sur la performance qui passe par la standardisation, la conformité au prescrit, la spécialisation et l’intensité directe du travail. Pour autant, il est en même temps accompagné d’une organisation qui renforce la compétence et le management serviciel avec l’Hospitality Manager. Cette compétence qui est de plus en plus mise en œuvre pour traiter des enjeux de réduction de l’empreinte carbone, de sécurité sanitaire des sites à l’heure du Covid19 mais aussi demain de responsabilité sociétale des entreprises, comprenant leurs ancrages sur les territoires géographiques. Elle traduit « en même temps » que la place offerte au Facilities Digital Manager, une extension de sa responsabilité tant opérationnelle que hiérarchique et fonctionnelle. L’artéfact technologique est régi par une pensée industrielle, mais son usage reste mobilisable dans une logique et sur un mode serviciels.

 

[1] Dans ce texte, les phrases en italique et entre guillemets sont issues des entretiens réalisés dans le cadre de l’enquête.

[2] Gestion de la Maintenance assistée par Ordinateur

[3] Gestion Technique du Bâtiment

[4] Dossier des Ouvrages Exécutés : document contractuel établi à la suite de l’exécution des travaux. Il est composé des différents dossiers de construction et des « plans conformes à l’exécution », des notices de fonctionnement des installations et des dossiers de maintenance des équipements.

[5] Chauffage, ventilation, climatisation

[6] A l’exception bien sûr des donneurs d’ordre, utilisateurs qui sont en même temps propriétaires, ce qui est justement le cas du site de Mérignac pour Thales.

[7] A Thales comme en général, au moins en principe, les outils de gestion utilisés et mis en œuvre par les prestataires sont accessibles aux clients

[8] Key Performance Indicator

[9] Service Level Agreement

[10] Le terme est transposé du projet d’outil Equant. Il n’est pas officiel dans l’organisation des équipes du site et ne traduit pas, en principe, une prééminence hiérarchique. Son usage déjà banalisé est cependant, de notre point de vue, significatif d’une hiérarchie de fait.

[11] Nous reprenons ici la lecture proposée par Pierre Rabardel, psychologue du travail et d’ergonomie cognitive (Paris 8). Voir également « Gilbert P., Chiapello E., Sociologie des Outils de gestion, Editions la Découverte, 2013 et Lorino P., Vers une théorie pragmatique et sémiotique des outils appliqués aux instruments de gestion », Documents de recherche, DR02015 ESSEC, juillet 2002.

[12] Comme une automobile tourne sur une estrade de showroom de concession de vente, toujours brillante et sans pollution.

[13] Opérateur FM

[14] Une formulation volontairement redondante pour insister sur sa dimension contextuelle et temporelle, située dans le temps, et les espaces (géographiques, culturels et sociaux).

[15] Selon la formule proposée par Bruno Palier (CEE/Sciences Po), sur la polarisation des emplois de services et plus largement, sur les formes de dualisation entre bénéficiaires (des cerveaux) et les prestataires de services (des servants).