Synthèse générale
Investir sur la mesure de la valeur des services
aux environnements de travail
Depuis sa fondation, l’enjeu théorique et pratique de la mesure de la valeur des services aux environnements de travail est central dans les réflexions et les travaux du CRDIA.
Nos recherches visent à sortir les pratiques des cadres actuels, de rompre avec l’approche industrialiste dominante qui ne sait pas dissocier la mesure de valeur économique de la productivité des processus de production de biens tangibles dont les volumes et les qualités techniques sont « mesurables ».
Cet axe de R&D se confronte à une difficulté. Il faut « mesurer » la valeur de services constitués de productions immatérielles coproduites, avec des effets directs et indirects, intentionnels et non intentionnels, immédiats et différés. Il faut mesurer l’impact utile de relations non réductibles à des prestations définies techniques, non dénombrables et non mesurables par les métriques disponibles (KPIs).
A – Mesurer pour maîtriser les effets de la mutation économique servicielle
Alors que nous sommes entrés depuis les années 1970 dans une ère tirée par les services, nous ne disposons toujours pas des concepts gestionnaires et des instrumentations contractuelles adaptées aux besoins des productions servicielles et tout particulièrement celles qui sont constituées de prestations à exécution successive. A défaut de doctrine et de processus d’achat adaptés, les accords commerciaux conduisent à la défiance.
Au détriment de la coopération, la dépersonnalisation et la bureaucratie prospèrent.
Dans le cas d’achats de biens tangibles, des accords obtenus au détriment d’un profit raisonnable du fournisseur ne modifient pas les caractéristiques, les qualités, les volumes, l’usage ultérieur des biens livrés. Ce qui est « perdu » par l’un (vente à un prix trop bas) peut être effectivement « gagné » par l’autre (jouissance low cost).
Dans les services « à forte intensité de main d’œuvre », l’activité est relationnelle. Les clients attendent des œuvrants qu’ils soient engagées et solidaires dans une posture de service. Une contradiction et née de l’externalisation. Ces clients ne sont plus les employeurs. L’externalisation organise ainsi une forme distanciation sociale entre des personnes qui pourtant doivent co-opérer. Pour y remédier, les contrats doivent préciser ce qui est attendu, non en termes d’exécution, mais en termes de relations. L’impact utile de ces services n’est en effet pas acquis par le seul fait d’être mis en œuvre. Ils doivent contribuer aux objectifs des clients, et pour cela, faire preuve d’une recherche autonome de pertinence de la part de ceux qui les mettent en œuvre ; des travailleurs modestes et souvent mal reconnus.
La productivité dans les services ne peut être que coproduite. Elle est conditionnée à des relations de coopération. Son obtention requiert la confiance. Cette confiance ne peut pas faire l’impasse sur les modalités de répartition des gains de productivité. Ils ne peuvent pas être captés par certaines parties prenantes, seraient-elles en position dominante ; contractants de tête et client finaux. A la montée en complexité (y .c. les risques réglementaires), l’accroissement des incertitudes et des aléas répond alors une demande exacerbée de contrôles et de reportings couteux, sans valeur ajoutée.
Pour être mise en œuvre avec une garantie d’impact utile optimisée, ces activités demandent une connaissance des contraintes des uns et des objectifs des autres (plusieurs services sont engagés). Elles demandent une valorisation de l’expertise du travail au contact des bénéficiaires. Elles demandent une coopération dans la coproduction des services et une co-évaluation des effets utiles pour les bénéficiaires. La performance durable est alors soumise à un respect des conditions de travail pour les œuvrants. La productivité est alors fonction d’une capacité de développement de la pertinence située et des ressources en compétences…
B – Mesurer pour organiser solidairement et orchestrer des activités externalisées non subordonnées
Le choix de « sous-traiter » les activités de services aux environnements de travail à des partenaires/fournisseurs », est très structurant des conditions d’emplois et d’organisation du travail. Passer des commandes après un appel d’offre ne revient pas à recruter . Imposer un cahier des charges n’est pas subordonner le travail. L’externalisation transfère la responsabilité de l’employeur pour la mise en œuvre de l’activité de service, sur le prestataire. C’est un des objectifs recherchés. Ce qui pouvait s’ajuster dans l’exercice du rapport de subordination (le bénéficiaire n’est plus un collègue partageant le même employeur) doit désormais passer par les processus d’achats et des outils contractuels, gouvernance incluse.
Ce que le client gagne en transfert de responsabilité, il doit le compenser en condition de coopération. Il ne peut plus exercer une autorité de subordination tout en restant le bénéficiaire de la valeur de la production des services. Il reste en pleine responsabilité s’agissant d’assurer l’atteinte de ses propres objectifs, la couverture de ses besoins en supports d’environnement, la satisfaction de ses propres salariés bénéficiaires, au niveau qu’il fixe et qu’il souhaite. Mais il n’a plus les mêmes moyens. Le cadre du rapport salarial régie par le droit du travail s’agissant d’exercer directement l’autorité de l’employeur sur le travail est déplacé des bénéficiaires (devenus donneurs d’ordres mais clients) vers des prestataires (devenus des producteurs indépendant et vendeurs).
Externaliser des services aux environnements de travail impose ains tout à la fois, d’instrumenter une « marchandisation » d’activités de travail relationnelles et d’autre part, d’organiser et orchestrer des prestations de production à exécution successive, largement immatérielle, sans le secours du rapport d’autorité directe qu’aménage le lien de subordination salariale.
Acheter une contribution à des objectifs à dimension subjective, spécifique et même politique (santé, sécurité, faire durer, faire collectif) n’est en effet pas réductible à l’acquisition de biens tangibles, voire des services à exécution instantanée.
Sur le travail, cela veut dire des managements et des organisations capables de susciter un engagement subjectif mais positifs des travailleurs, mais dont on a organisé une forme d’exclusion. La performance de ce travail est conditionnée à la pertinence du travail en situation. Elle ne peut pas s’obtenir par l’exigence de conformité à des prescriptions techniquement définies sur un mode générique. Elle exige une coopération très quotidienne des œuvrants des prestataires que l’on ne « commande plus ». Elle suppose une compréhension partagée des objectifs et de la pertinence des effets de l’activité. Elle suggère une capacité à rendre les prestataires « solidaires » (forfaitisation, durée indéterminées, gouvernance dialogique).
C – Mesurer pour valoriser ; « Décoloniser » les esprits, les outils de gestion et la gouvernance des contrats…, de l’héritage industrialiste !
Les outils de mesure et les pratiques de gestion sont des avatars (des construits). Ils agissent, portés qu’ils sont par des schèmes de représentations engrammées dans les esprits (des cultures).
Héritée des échanges de biens tangibles, la doxa dominante des pratiques et des outils de gestion des services externalisés pense encore les services comme des quasi-biens, banalisés, stables et standardisés. Cette doxa postule qu’il existe un marché des services faisant émerger des prix « comparables » les uns aux autres. C’est une fiction.
Elle postule que le client (tout puissant) est capable de prescrire, de décrire, de définir et de juger puis d’évaluer en connaissance de cause, ce dont il a besoin. C’est une fiction.
Elle postule que les objectifs des uns (payer le moins cher possible) sont contradictoires de ceux des autres (maximiser la marge). Il ne peut donc pas y avoir de confiance entre les porteurs d’intérêts divergents. C’est une opinion infondée.
Elle prend pour acquis que la mise en concurrence périodique est plus vertueuse (en suscitant la précarité et la peur d’une perte de marché) que des relations (de confiance) fondées sur la durée et l’interconnaissance. Les uns et les autres ne peuvent pas être « solidaires ».
Elle priorise la définition d’obligations libellées en résultats. Elle considère que les contrôles et clauses de pénalités sont nécessaires à une garantie d’obtention des engagements des prestataires.
Ce sont des opinions, elle sont légitimes, mais leur déploiement comporte des effets pervers graves.
Cette doxa débouche sur des postures consistant à se servir plutôt qu’à servir ensemble des buts communs.
Il faut décoloniser les esprits de la pseudo règle qui voudrait que ce qui n’est pas (ne peux pas) être mesuré par des métriques n’est pas gérable. C’est faux et heureusement.
Les services relationnels ne sont pas mesurables par des métiques, ils sont pourtant indispensables et doivent être efficacement gérés. Il n’y a pas de métrique simple pour trancher aussi bien sur les investissements nécessaires au déploiement des activités économiques et sociales et il n’y a pas non plus à proprement parler de « marché ».
Ce n’est pourtant pas un argument pour renoncer à gérer.
Les prix ne sont pas le résultat d’un travail miraculeux d’une « main invisible ».
Ils résultent de volonté des clients et de mécanismes construits par les réglementations sur les conditions d’emplois, de rémunération et d’exonération des charges.
Réunir les conditions du « travailler ensemble » avec des œuvrants non directement subordonnés, exige la construction de compromis réguliers par la refondation d’accords sur le « travail bien fait ». Cela suggère un débat et des processus de mesure de la valeur des productions servicielles (relativement aux objectifs).
Pour mesurer des « valeurs », il faut organiser le dialogue, débattre, exprimer et pondérer des jugements.
Il sera alors possible de construire des « solidarités » : des conditions d’une proximité (entre œuvrants et bénéficiaires) et de devenirs en commun (entre clients et prestataires), malgré les distances et les différences.