Concevoir des bureaux appropriables :
un défi pour les Directions Immobilières
Mathieu Lefranc
Doctorant en sociologie sous la direction de Thierry Pillon, Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Architecte programmiste chez Génie des Lieux by WATT.
Introduction : répondre aux besoins des salarié·es ?
A la fin des années 1970, début des années 1980, au moins deux tendances concourent à faire de la prise en compte des « besoins » des salarié·es un nouvel impératif. En premier lieu, le climat « participationniste » qui irrigue (à nouveau) la société française depuis les années 1960 (Dezes, 1990) et en particulier les relations de travail, aboutit à l’institutionnalisation de la participation directe dans les grandes entreprises au début des années 1980. Ce climat contribue également à forger la notion de maîtrise d’usage (MUS) à côté de celles de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre (Vulbeau, 2014), supposant que l’expérience vécue des occupants et les informations qu’ils détiennent, permettent de trouver des solutions pertinentes pour la conception de projets architecturaux et urbains. En second lieu, la remise en question, jusqu’au niveau politique, du bureau-paysager, en raison des risques sanitaires et psychologiques qu’il fait peser sur ses occupant·es[1], enjoint entreprises et concepteurs à adopter de nouvelles pratiques de conception. C’est à partir de cette période que se développe une offre de « participation » comme intégration des salarié·es dans le processus de conception des bureaux. Si l’on en croit les préconisations actuelles des professionnels du bureau, la tendance ne s’est pas démentie. L’ensemble des cabinets de conseil et de conception en activité préconisent des formes de participation permettant de prendre en compte les besoins des salarié·es, afin d’adapter les espaces conçus et de favoriser l’efficacité du travail.
Mais n’y a-t-il pas là une contradiction avec le caractère inapproprié ou contraignant que certains ergonomes et sociologues prêtent aux espaces des bureaux contemporains ? En effet, l’espace des bureaux conçus depuis les années 2000-2010 reposerait sur une idée fausse de l’activité qui doit s’y déployer (Hubault, 2017), s’apparenterait à une « prescription des bonnes manières de travailler » (Pillon, 2016, p.35), ou encore à un « objet de rhétorique managériale, d’attentes normatives » (Weller, 2016, p.90).
Ainsi peut-on se demander si les espaces des bureaux contemporains sont vraiment conçus comme une ressource effective pour les activités de leurs occupant·es. De quels besoins est-il question dans les dynamiques de conception de ces espaces ? Comment sont-ils recueillis et traduits ? La problématique adoptée dans cet article postule une prise en compte, voire une survalorisation de besoins matériels génériques, au détriment de besoins organiques vis-à-vis de l’espace de travail. S’appuyant sur des apports récents en ergonomie et en sociologie de l’activité, cet article tente de démontrer comment les dynamiques de conception et de gestion des bureaux contemporains façonnent des espaces à rebours d’un besoin d’ancrage de l’activité. Jugés performants en eux-mêmes sur différents plans, ces espaces font l’objet d’une conception et d’une maintenance qui écarte toute possibilité de prise en main, d’adaptation dans l’usage par les salarié·es elleux-mêmes. Ce besoin d’ancrage est pourtant signe d’engagement, vecteur de créativité et d’efficacité.
Appropriation et engagement dans l’activité
Dès les années 1970 H. Lefebvre[2] invitait à analyser les espaces rationnellement conçus comme vecteurs à la fois de contrainte (cadre qui s’impose et assigne des places et des flux), et de liberté (à travers des pratiques d’appropriation et de détournement). Dans les années 1980, G.-N. Fischer a étudié ces pratiques dans le cadre précis des lieux de travail et a mis en évidence « la nature dialectique du rapport social à l’espace de travail » (Fischer, 1989, p.139). L’espace peut certes être analysé comme une « matrice des échanges sociaux », mais cela n’exclut pas un « apprentissage de l’espace » par ses occupants, aboutissant à une « familiarité » et des formes potentielles d’ « appropriation » (Fischer, 1980, 1981, 1989). Cela se manifeste par exemple par l’ajout au poste de travail d’objets personnels, plantes, cartes postales, affiches ou objets d’art (selon le « rang » à manifester). Selon G.-N. Fischer, ces pratiques témoignent d’un engagement dans l’activité. Il s’agit d’analyser l’appropriation et le détournement comme des formes de mise à distance de la contrainte exercée par la détermination fonctionnelle de l’espace-organisation imposé afin de se ménager des marges d’autonomie. Le « territoire » ainsi (re)créé est celui « sur lequel l’individu a un pouvoir étendu dans un lieu normalement fonctionnel et impersonnel » (Ajdukovic, et al., 2014, p.313).
Un lieu à travailler en même temps qu’on y travaille
Ces lectures mettent en évidence le caractère toujours « incomplet » de l’espace et en particulier de l’espace de travail mis à disposition par l’organisation. Celui-ci prend le caractère particulier d’ « un lieu à travailler en même temps qu’on y travaille » (Boucris, 1958, p.169). Ou encore, selon la formule de Fr. Lautier, l’espace de travail « est construit par les travailleurs tout autant qu’ils en dépendent » (Lautier, 1999, p.9). La capacité des espaces de travail à constituer une ressource pour leurs occupants est ainsi analysée suivant le prisme de la disponibilité. G.-N. Fischer, parlant des emblématiques bureaux de la Central Beheer (1972) aux Pays-Bas, évoque une « organisation des espaces considérée comme une forme de la réalité d’un travail, [s’offrant] comme un système de potentialités qui peut stimuler l’individu à l’investir comme un espace personnel[3] » (Fischer, 1989, p.167). L’auteur signale également le caractère « inachevé » de l’espace, « traduit par les teintes grises ou le béton brut » qui ont pour effet « d’inciter les individus à y inscrire leur marque personnelle. En d’autres termes, les lieux sont conçus comme un ensemble ouvert et actif qui invite à choisir un mode d’installation propre à chacun » (Ibid., p.169).
Des situations de travail incarnées et équipées
Les nouvelles approches de la sociologie du travail étayent cette compréhension de la manière dont les travailleuses et travailleurs interagissent avec leurs environnements de travail. Attentive au « travail en train de se faire », cette sociologie de l’activité recourt à différentes théories et méthodes[4] qui ont la particularité de faire une place dans l’analyse aux objets, aux environnements matériels, à la manière dont ceux-ci sont mobilisés dans et au service de l’activité. Ainsi, loin de réduire ces environnements à de simples décors, la sociologie de l’activité les place « au cœur de l’activité, des pratiques de travail, des enjeux qu’individus et collectifs fabriquent et reconfigurent en permanence pour investir les tâches qui leur sont confiées » (Ughetto, 2018, p.68). Cette sociologie observe la manière dont ces environnements matériels « équipent » l’action, ou font « ressource pour la conduite du travail » (Ibid., p.16), elle « dirige l’attention du chercheur vers la question de l’équipement, des points d’appui face aux épreuves » (Ibid., p.16). En observant le « caractère incarné et équipé des situations de travail », la sociologie de l’activité met en évidence « l’articulation entre les formes sociales et techniciennes du travail » et se donne ainsi pour projet de comprendre « la genèse des capacités d’action » (Bidet, 2007, p.215). Prenant appui sur des travaux d’anthropologie technique française, de pragmatisme américain et de phénoménologie, la sociologue A. Bidet situe cette genèse dans le « rapport intrinsèquement conflictuel que la motricité humaine entretient avec son insertion dans le monde » (Ibid., p.216).
L’activité de travail est ainsi entendue comme une sorte d’enquête, « un espace de problèmes » (Ibid., p.221) engendrant l’action, le besoin d’établir « un nouveau régime de relations ou d’attachements » (Ibid., p.216) avec l’environnement. Il s’agit pour l’individu de constituer des « prises » (Bessy, Chateauraynaud, 1995) sur son environnement, d’établir une « familiarité », c’est-à-dire « la conscience d’un accompagnement moteur bien réglé » (Merleau-Ponty, cité par Bidet, 2007, p.217). L’espace de travail apparait dans une certaine mesure comme le dépositaire des capacités d’action des travailleuses et des travailleurs qui l’utilisent. Ces dernier.es en font « le cadre pertinent de l’action […] résultat provisoire d’un ajustement dynamique et situé, effectué à partir d’une recomposition des éléments matériels présents dans l’environnement » (Denis, Pontille, 2010, p.107).
Dans un article paru en 2017, N. Heddad illustre à nouveau cette compréhension du rapport espace travail. A travers une étude sur un centre de tri, elle démontre que l’espace « artefactuel », c’est à dire l’espace physique, donné par l’organisation, est sans cesse modifié et ajusté par les opérateurs dans et pour la réalisation de leur activité. « En transformant et en modelant l’artefact spatial de façon à l’ajuster aux exigences de leur activité, les agents en font un instrument. Il est le résultat d’une conception organisationnelle dans l’usage (Rabardel, 1995 ; Vicente, 1999) par et au service de l’activité et ses finalités. » (Heddad, 2017, p.225). Objets, agencements spatiaux et individus forment, dans cette sociologie de l’activité, des « écologies », dans une dynamique de « construction négociée de l’environnement de travail [avec] les opportunités d’action qui y sont distribuées » (Licoppe, 2008, pp.290-291).
Les utilisateurs de ces espaces sont donc soumis à une double dépendance. D’une part, l’espace s’impose comme « cadrage de l’activité de travail » (Benedetto-Meyer, Cihuelo, 2016, p.16) plus ou moins riche en « potentiels ». D’autre part, ceux-ci ne peuvent être révélés, mobilisés en tant que ressource qu’à condition que la possibilité en soit offerte aux occupants par des politiques de gestion et de maintenance autorisant une certaine recomposition de « l’artefact » dans et par l’activité. Ainsi, la question qui devrait préoccuper les concepteurs et gestionnaires n’est peut-être pas tant celle d’une adaptation de l’espace aux besoins des salarié·es à un instant « t », et une fois pour toutes, que celle de sa malléabilité, sa souplesse dans l’usage.
Or, les dynamiques de conception et de gestion des bureaux contemporains par les grandes entreprises industrielles et de services tendent à considérer la « performance » comme une qualité intrinsèque à l’espace de travail et donc à maintenir ce dernier dans un état jugé performant sur différents plans.
Performance de l’immobilier tertiaire
Dès la fin des années 1960, au cœur de la période des Trente Glorieuses, période de tertiarisation de l’économie française, l’immeuble de bureaux devient un produit, c’est-à-dire la production déléguée d’une réponse à des besoins plus ou moins identifiés. Les façades à murs rideaux rythmés par des modules industrialisés oscillant entre 1,80m et 1,40m, issus des efforts de standardisation et d’industrialisation de l’architecture à la suite de la Seconde Guerre mondiale, dessinent ce qui devient l’image du « standard international » ; image florissante dans les quartiers d’affaires des grandes villes où s’installent de grands sièges sociaux. Mais c’est à la fin des années 1990 que la marchandisation de l’immobilier tertiaire prend un tournant décisif. Les grandes entreprises de services sont de plus en plus nombreuses à faire de leur immobilier une variable d’ajustement « directement liée au cycle des affaires » (Heurteux, 1993, p.19), voire un « consommable » répondant à la nécessité d’adaptation permanente à laquelle elles sont confrontées (Nappi-Choulet, Cleret, 2013). Dans les années 2000-2010, l’immobilier de ces grandes entreprises devient « stratégique », au sens où il devient un « levier de création de valeur[5] ». Les opérations de cession-location leur permettent de réduire leur dette, de créer de la valeur pour les actionnaires et de trouver des sources de financement alternatives aux prêts bancaires, « pour se réorienter vers leur cœur d’activité, dont les rentabilités sont en général supérieures à celles de l’immobilier » (Nappi-Choulet, 2013, p.196). Attirés par ces cessions d’actifs, des investisseurs étrangers interviennent massivement, marquant le début de la financiarisation[6] et de la « mondialisation » (Bonnet, 2003) du marché de l’immobilier d’entreprise français. Devenant des produits de placement, les immeubles de bureaux sont analysés par les investisseurs selon des approches financières de retour sur investissement.
Alors que dans les années 1970-80 de grandes entreprises recherchaient encore à matérialiser une identité forte à travers l’architecture, la marchandisation implique des architectures beaucoup plus consensuelles. Le caractère stratégique que prend l’immeuble de bureaux, tant pour les entreprises qui externalisent leur immobilier, que pour les investisseurs qui échangent des actifs, contribue à renouer avec une certaine standardisation. Les immeubles doivent être attractifs aux yeux de tous les locataires potentiels et échangeables sur le marché des investisseurs.
Performance des aménagements
L’externalisation de l’immobilier de bureaux rompt avec une logique patrimoniale d’occupants et d’investisseurs de long terme qui a longtemps prévalu, et contribue à transformer radicalement les manières de concevoir, de gérer et d’occuper les lieux. « Les immeubles sont conçus d’abord pour leur qualité d’actif et opérés pour une rentabilité financière étrangère au travail qu’ils abritent » (Baron, 2023, p.58). Les notions de performance et d’efficacité ne sont pas appliquées qu’à l’immeuble de bureaux, mais aussi à ses équipements techniques, ses consommations, sa durabilité marchande, et à ses aménagements. Si l’intérêt pour l’aménagement des bureaux « comme l’outil d’une efficacité accrue » (Pillon, 2016, p.23), ne date pas des années 1990, les événements de la période suscitent un regain d’intérêt. Rejet du bureau-paysager (dès les années 1970), arrivée de l’informatique dans les bureaux (dès les années 1980), augmentation constante des activités de services et du nombre de salarié.es du tertiaire (depuis les années 1970), accroissement de la concurrence internationale et recherche d’une flexibilité organisationnelle accrue de la part des grandes entreprises, externalisation des moyens généraux (dès les années 1980), enfin externalisation et standardisation de l’immobilier tertiaire contribuent à complexifier la question des aménagements et à en faire l’objet exclusif du travail de cabinets spécialisés[7] dans les « nouveaux environnements de travail » et des gestionnaires de sites ou directeur.ices des environnements de travail (DET)[8]. Il s’agit pour ces acteurs de concevoir, de mettre en œuvre et de maintenir des solutions spatiales et fonctionnelles agrégeant les exigences liées à la marchandisation de l’immobilier (soit une standardisation facilitant les comparaisons et les échanges), à la réduction des surfaces, à la recherche de flexibilité organisationnelle, à la performance du travail (matérialiser une certaine idée de ce que doit être le travail dans ces grandes entreprises) et à l’acceptation sociale (afficher une certaine idée du confort, du « bien-être » et de la prise en compte des « besoins »). L’aménagement des bureaux se conçoit comme un produit efficace en lui-même, prenant en charge l’ensemble de ces exigences. Asset managers d’un côté, directeur.ices de l’immobilier de l’autre, veillent au maintien des performances, afin de générer des plus-values à la revente pour les uns, de minimiser les charges et d’optimiser l’occupation pour les autres.
Une performance de l’espace qui se mesure à sa rigidité
L’environnement performant en tant que solution répondant à des attentes spécifiques, est un environnement maîtrisé, piloté par des experts, mesuré et évalué, qui ne peut être laissé au hasard des occupants. A l’opposé de certaines représentations donnant à voir l’espace des bureaux contemporains comme ouvert à l’appropriation, ajustable et malléable au gré des besoins de ses occupants[9], celui-ci est en réalité rigide dans sa conception et sa maintenance.
Durant les années 1980 à 2000, l’offre de participation est décrite comme une « collecte de données » sur la situation existante, « les données architecturales du bâtiment, les besoins individuels des collaborateurs, les besoins collectifs des groupes de travail, les relations fonctionnelles de proximité intergroupe »[10]. La participation se donne pour objet de recueillir des données quantitatives alimentant directement des programmes d’aménagement. A partir des années 2000-2010 les professionnels du space-planning se présentent davantage comme des experts de la traduction, transformant une compréhension de l’activité des occupants en nombre d’espaces et de postes de travail (aux caractéristiques génériques). Cette posture d’expert de la traduction des activités en programme, légitimée par la présence d’ergonomes, assure la mise en conformité de ces besoins à un périmètre de surface prédéterminé. « La présentation traditionnelle des programmes est résumée par des tableaux de surfaces, des relations de proximité et quelques observations succinctes qui rendent compte de valeurs quantitatives indispensables et d’enchaînement de lieux avec d’autres mais nullement du travail, de ses contraintes et assujettissements » (Tessier, 2017, p.48).
Par ailleurs, cette programmation détermine des ratios de surface, des taux de partage des postes de travail et espaces support (salles de réunion, bulles de confidentialité, tisanerie, etc.), ainsi que des taux d’occupation à atteindre. Ce dernier constitue un indicateur de performance de l’immobilier, que les gestionnaires de sites peuvent scruter quasiment en temps réel afin d’ouvrir ou de fermer des plateaux « tampons » en fonction de l’affluence. Par ailleurs, il revient à ces gestionnaires de garantir l’opérationnalité de la flexibilité organisationnelle, c’est-à-dire la possibilité et la rapidité des réorganisations. Ces exigences concourent à rechercher l’homogénéité et la stabilité des équipements, des mobiliers et des aménagements, permettant un suivi efficace des taux de partage et d’occupation, et faisant des réorganisations de « simples » déplacements de salarié·es[11]. Matériellement cela se traduit par du mobilier et des aménagements standardisés convenant au plus grand nombre et offrant des conditions de confort et d’ergonomie identiques quelle que soit leur localisation. De ce point de vue, il apparait révélateur que les benchs[12] s’imposent à partir du début des années 2000 dans les grandes entreprises industrielles et de services comme le mobilier de référence pour les postes de travail. Par ailleurs, il n’est pas rare que des pratiques de personnalisation individuelle ou collective, à vocation personnelle ou professionnelle, telle que de l’affichage, soient tacitement ou officiellement circonscrites, voire proscrites. De même, pour que tout le monde puisse en profiter, l’utilisation des espaces de repli ou de concentration est soumise à une limite d’utilisation dans le temps.
Ces dynamiques de financiarisation, conception et gestion de l’immobilier tertiaire et de ses aménagements semblent répondre à l’exigence de plus en plus marquée de fluidité des grandes entreprises industrielles et de services. Elles conduisent à faire des bureaux contemporains des espaces conçus et gérés pour être maintenus dans un état de performance mesurable et de disponibilité permanente au mouvement et à la réorganisation. Dans ce contexte, appropriation et ajustements de l’espace par et pour l’activité s’apparentent à « une ‘’coquille’’ qui grippe la fluidité du système » (Ajdukovic, et al., 2014, p.127). Il s’agit de faire de l’espace une simple « condition de travail », qui ne ferait donc pas partie du travail (Gollac, et al., 2014).
Conclusion : des espaces performants mais incapacitants ?
La recherche d’une « efficacité » de l’espace de travail par la réponse aux besoins des travailleur·euses nécessite de distinguer différents types de besoins. Ceux qui relèvent de caractéristiques sanitaires et sécuritaires (disposer d’un environnement éclairé, ventilé, ne compromettant pas la santé, la sécurité et l’accessibilité de ses occupants), pris en charge en grande partie par des réglementations. Ceux qui relèvent d’équipements techniques et matériel (disposer du matériel et des technologies approprié·es).
Et les besoins propres aux individus et collectifs en situation, qui sont le fruit de l’engagement de ces derniers, d’une recomposition de leur environnement sans que cela soit nécessairement conscient[13]. Si les premiers besoins sont généralement couverts, nous avons vu que les dynamiques de conception et de gestion actuelles des grands sites tertiaires rendent difficile, voire compromettent des ajustements en situation. Les pratiques de travail, règles de métier et de fonctionnement des professionnel.les sont contraintes ou empêchées dans des environnements qui se parent de plus en plus fréquemment des attributs de l’hôtellerie, considérant les travailleur·euses comme des consommateur·ices de passage. Or, si l’on veut bien admettre que « l’activité crée de l’espace » (Hubault, 2017), et que travailler ne revient pas à consommer de l’espace et des services, il importe de s’interroger sur ce que des espaces refusant toute altérité font à l’activité et à l’engagement des travailleur·euses.
Ces observations soulèvent de nouveaux enjeux pour les pratiques de conception et de gestion de ces espaces de travail. Comment s’assurer que l’espace conçu conserve une certaine souplesse d’utilisation ? À l’opposé de modèles d’espace prescripteurs des usages, comment permettre une utilisation libre de l’espace, une utilisation plus polyvalente ? Quelles formes pourraient prendre des aménagements qui admettent un certain flou dans la définition de leurs usages ? Parallèlement, les pratiques de gestion, mesures de performance de l’immobilier et restrictions d’utilisation qu’elles engendrent doivent également être questionnées. Plutôt que maintenir un état jugé performant, de quelle manière les responsables des environnements de travail pourraient accompagner l’évolution des lieux au service d’une maîtrise d’usage reconnue ? A l’heure où l’on déplore un déficit d’engagement des travailleur·euses, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur le caractère capacitant ou incapacitant des environnements de travail.
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[1] Thérèse Evette rappelle que l’inquiétude sur les conditions de travail propres au bureau-paysager « déclencha en France une enquête de la Commission nationale de contrôle technique qui conclut aux risques pour la santé liés aux bureaux paysagers climatisés, entrainant leur quasi-disparition au début des années 1980 » (Evette, 2011, p.199). Le psychosociologue G.-N. Fischer, estime que « l’un des problèmes posés par l’évolution des bureaux, c’est la possibilité d’appropriation et d’installation personnelle dans cet espace » (Fischer, 1984, p.32).
[2] Notamment dans « La production de l’espace », 1974.
[3] Nous soulignons.
[4] Théories et méthodes issues des sciences cognitives (théorie de la cognition distribuée ou de l’action située), de la psychologie (théorie de l’activité), de l’ethnométhodologie, de la sociologie de sciences, de l’interactionnisme symbolique, ou encore des études relavant du domaine intitulé computer-supported cooperative work (CSCW). Voir Licoppe, 2008, Ughetto, 2018.
[5] Sous-titre d’un ouvrage publié par l’Association des Directeurs Immobiliers : « Valorisation de l’immobilier d’entreprise par l’externalisation des actifs et autres solutions. Faire de l’immobilier un levier de création de valeur », Antony, Le Moniteur, 2017.
[6] « La financiarisation de l’immobilier désigne un phénomène mondialisé d’élargissement du périmètre de la finance à l’immobilier, qui se traduit à la fois par l’application aux actifs immobiliers de techniques financières de gestion d’actifs – appliquées couramment aux valeurs mobilières – et par le financement de l’immobilier sur le marché mondial des capitaux » (Nappi-Choulet, 2019, p.9).
[7] En France, parmi les entreprises les plus connues (et toujours en activité) qui se consacrent en totalité ou en partie aux aménagements des environnements de travail tertiaires on peut citer entre autres ENFI Design créée en 1976, Espace Architecture créée en 1982 (qui fusionnera avec l’agence anglaise DEGW en 1987), QUATRE PLUS créée en 1986, Majorelle créée en 1986, DEGW France en 1987, Kardham en 1992, Génie des Lieux en 1995, Tetris en 2003, Parella en 2009, The Boson Project en 2012, Colliers France en 2014 (en 1976 en Australie), Factory en 2017.
[8] L’Association des Responsables des Services Généraux (ARSEG) est créée en 1975 ; elle devient le réseau des directeurs des environnement de travail en 2011, et est renommée IDET (Inspirer et Développer les Environnements de Travail) en 2022.
[9] A la fin des années 2010, le bureau est décrit par certains commentateurs comme « un immense appartement dans lequel chacun pourra travailler à son rythme » (Les Echos, « Nouveaux modes de travail : quelles mutations pour mes bureaux ? », en ligne, 5 mai 2017, mis à jour le 25 juin 2018).
[10] « Créer les espaces de bureaux », Paris, Strafor/Nathan, 1989, p.92.
[11] Un titre de presse enjoint dès 1998 à « déménager les hommes et non le mobilier » (ArchiCréé, n°284, 1998)
[12] Mobilier d’un seul tenant pouvant regrouper 2, 4, 6, parfois 8 postes de travail pouvant être ou non séparés frontalement et latéralement par des séparateurs plus ou moins hauts. Outre leurs dimensions imposantes et leur poids, ces mobiliers sont innervés en courants fort et faible, ce qui achève de le rendre immobiles pour les utilisateurs.
[13] Quand on les interroge, les travailleur.euses « décrivent spontanément leur travail en se référant largement à la tâche qu’on leur a prescrite, et non à leur activité réelle » (Gollac, et al., 2014, p.8).