19 septembre 2025

CAHIER 39 – Document 3

Crise du travail et émergence d’un nouveau back office

Denis Maillard

Conférence du 13 mai 2025, réunion CRDIA organisée dans les locaux de la Fédération Française de Football.

Diffusé le 23/09//2025, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

Né en 1968, Denis Maillard est spécialiste de la question du travail. Après des études de philosophie politique, il a travaillé au sein de Médecins du Monde et de l’Assurance chômage avant de rejoindre un cabinet de conseil sur les mutations du travail. Fondateur du cabinet de conseil Temps commun, il a fait paraître Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard, 2017), Une colère française. Ce qui a rendu possible les Gilets jaunes (Éditions de L’Observatoire, 2019), Tenir la promesse faite au Tiers-État (Et après ? n° 13, Éditions de L’Observatoire, 2020)[1] et Indispensables mais invisibles, reconnaître les travailleurs en première ligne (L’Aube, 2021).

 

Mes réflexions portent actuellement sur :

 

  • La crise du Travail et du Temps de travail qui accompagne le déclin du fordisme et de la « civilisation thermo-industrielle » ;
  • L’émergence d’une nouvelle sorte de classe, celle des travailleurs essentiels, que je désigne par « le back-office de notre société de services », travailleurs de deuxième ligne, indispensables mais invisibles.

 

1 – Avec la fin du modèle fordiste, nous vivons une crise contemporaine du travail

Cette crise est présente dès le milieu des années 60 (cf. par exemple, les réflexions de Serge Mallet sur La nouvelle classe ouvrière en 1964 faisant le constat d’un effacement de l’ouvrier porteur des espérances révolutionnaires concomitamment au développement de la société de consommation). On peut considérer qu’elle est aboutie avec la période sarkozyste du « travailler plus pour gagner plus ». Souvenons-nous :


« Je propose à la majorité présidentielle le choix suivant : politique sociale : le travail ; politique éducative : le travail ; politique économique : le travail ; politique fiscale : le travail ; politique de concurrence : le travail ; politique commerciale : le travail ; politique de l’immigration : le travail ; politique monétaire, politique budgétaire : le travail ».  Le 20 juin 2007, Nicolas Sarkozy, fraîchement élu Président de la République, présente au gouvernement et aux parlementaires les grandes priorités de son mandat. Pastichant pour l’occasion Georges Clémenceau – « Politique intérieure, je fais la guerre ; politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre » –, Nicolas Sarkozy met en musique ce livret sur la « valeur-travail » qui a largement contribué à sa victoire électorale. A ses yeux, il clôt ainsi avantageusement une controverse avec la gauche qui a commencé au milieu des années 1990. A cette époque, sur fond de chômage de masse et de disparition des espérances révolutionnaires, la gauche française tente de se relancer en proposant de réduire le temps passé au travail  : instrument de lutte contre le chômage nécessitant de « travailler moins pour travailler tous », adaptation au progrès technique qui raréfierait le besoin de travail voire l’éteindrait inéluctablement, mise en conformité historique des aspirations humaines dans une société de loisirs ou encore respect des temps et des choix de vie de chacun, toutes les raisons sont bonnes. Et personne n’est théoriquement trop regardant devant ce qui apparaît comme une martingale politique. De fait, revenue au pouvoir dès 1997, la gauche plurielle s’engouffre dans le processus des 35 heures. C’est ce qu’entend bien briser Nicolas Sarkozy avec son slogan victorieux « travailler plus pour gagner plus ». Ces dix années restent sans doute les dernières durant lesquelles le travail a fait l’objet d’une véritable dispute politique, à travers la question de sa valeur.

 

Cette crise présente trois caractéristiques :

 

  • La relativisation du travail dans la vie humaine: le travail représentait 40% du temps de la vie en 1840, avec un total d’environ 500 000 heures de vie. Ce total d’heures de vie est passé à environ 700 000 heures aujourd’hui, et le travail n’en représente plus que 15 % compte tenu simultanément de la réduction de la durée annuelle du temps de travail et de l’amélioration de l’espérance de vie. Augmentation de la durée de vie et réduction du temps de travail placent le loisir, au sens large, devant le travail comme temps dominant (mais pas forcément comme temps structurant) : notre vie éveillée n’est plus accaparée principalement par le travail. Le temps du loisir est plus important que celui du travail qui se réduit … comme celui du sommeil, ce qui pose d’autres questions. Pour autant, c’est bien le travail qui reste structurant pour soi et dans vie sociale.

 

  • L’intensification du travail, avec la hausse continue de la productivité. Une heure de travail permet de produire beaucoup plus de biens aujourd’hui qu’hier. Mais la mesure de cette productivité, bien connue depuis Taylor dans l’industrie, est beaucoup plus délicate dans les services. La difficulté de la mesure de la productivité du travail des services est une des explications de l’insuffisance de sa reconnaissance, dans laquelle il y a l’enjeu de la rémunération, mais pas seulement. Cela a entraîné un double phénomène : une taylorisation des services afin de les rationaliser et de leur attribuer une valeur, c’est-à-dire un prix de marché, mais aussi le maintien des salaires à un niveau relativement bas puisque la valeur accordée à un métier est celle de sa productivité.

 

  • L’abstraction du travail, distanciation toujours plus marquée entre le lieu de production et le lieu de consommation, avec le numérique et l’invisibilisation des métiers. C’est toute l’infrastructure sociale qui devient invisible, à la suite d’un processus de délégation (référence à l’ambulance de Musil[2]), de délégation des activités domestiques et d’externalisation des entreprises, largement par idéologie et par volonté de recentrage, mais également par déplacement de la chaine de la valeur, pour « la productivité » des activités « exportables », économie de coûts sur les activités non délocalisables, mal mesurées, décrétées sans qualification (propre du travail domestique).

 

Tout ceci éclaire le débat universel sur la valeur du travail, voire, « la valeur travail ». En cette fin du XXème siècle, le travail disparaît après avoir régné en maître, de Taylor à l’Ouest à Stakhanov à l’Est …

 

C’est une crise de la valeur du travail mais aussi une crise du sens dans les 3 significations du travail telles que Marie-Anne Dujarier les a mises en valeur dans son ouvrage Troubles dans le travail (Presses Universitaires de France, 2021) :

 

Que nous dit la sociologue ? Que le travail est à la fois concept et pratique, soit une theoria et une praxis désignant différentes actions de production qui mettent chacune en jeu des valeurs individuelles ou sociales et des débats politiques. Marie-Anne Dujarier repère trois significations principales du travail, dont elle montre qu’elles sont aujourd’hui clairement désalignées : d’abord, le travail est activité ; il indique l’effort ou la peine que l’on se donne pour faire quelque chose (« Je fais un travail »). C’est là que se logent les questions de sens ou de santé, donc de pénibilité physique ou psychique. Ensuite, le travail est aussi utilisé pour décrire le produit ou « l’ouvrage », soit le fruit de l’activité (« Voilà mon travail »). On indique ici le processus par lequel une transformation est opérée sur le monde ; sa signification est donc entachée de débats proprement politiques ou éthiques portant sur l’utilité ou la nocivité de ces productions, notamment à l’heure de la transition climatique. Enfin, le travail est emploi, c’est-à-dire qu’il procure un revenu, résultat d’un certain rapport de pouvoir, qu’il s’agisse de subordination ou de dépendance économique, par exemple (« J’ai un travail »). De ce point de vue, il est censé protéger à travers des droits, mais octroie aussi une identité sociale mettant en jeu les valeurs d’autonomie, de solidarité, de justice sociale, mais aussi de représentation, c’est-à-dire interrogeant la gouvernance et, in fine, le modèle économique.

 

 En fordo-stakhanovisme, ces 3 caractéristiques sont alignées : place dans la société, place sur la chaîne de production, nature du produit fabriqué. Le travail rend possible mais appelle le loisir, pour écouler la production ou pour « reconstituer la force de travail ».

 

Aujourd’hui cet alignement a disparu, non-alignement mis en lumière de façon marquante par la crise du Covid : on pouvait avoir un emploi en restant à la maison, sans rôle social, l’activité pouvait être à l’arrêt et le produit fabriqué inexistant. Cette période a ouvert la boîte de Pandore : hésitations, remise en cause de l’implication, voire grande démission …

 

C’est aussi la fin du « bonheur différé » (expression de l’historien JF Sirinelli) : le modèle d’avant justifiait l’acceptation des contraintes immédiates (la vie dure aujourd’hui) compensée par la perspective d’un bonheur plus tard, ailleurs qu’au travail dans la vie domestique, dans l’après, dans les lendemains qui chantent, grâce à la retraite heureuse. Ce modèle est balayé : on veut le bonheur tout de suite – « je veux un travail où je peux m’éclater autant que lorsque je fais la fête », disait une jeune femme lors d’un entretien au cours d’une mission de conseil – et on le veut y compris au travail et désormais, « quand et où je veux ». Le travail lui-même devient une consommation.

 

2 – L’émergence d’une classe de travailleurs du back office

Mais alors, comment faire du travail une expérience fluide, un temps non contraint ?

 

Pour y parvenir, ceux qui le peuvent délèguent le travail contraint, celui dont ils ne veulent pas, aux travailleurs du back office. Pour partir plus tôt en vacances, on excuse l’absence de l’enfant à l’école, on compte sur les transports en commun, sur des salariés qui, eux, travaillent pour moi pendant mes transports, mes voyages, à des heures où je profite (nuits, WE) de mes loisirs, on se fait servir à domicile, on se fait livrer une commande en pleine nuit ou au petit matin. 

 

On reste dans une société du travail mais le travail n’a plus la même place, le travail permet le loisir et même certains ne veulent plus de contrainte, y compris dans le travail.

 

Le travail n’est pas une valeur mais c’est bien toujours une activité qui crée de la valeur, le travail est toujours dans une relation, c’est un « « commun incarné ». Il peut y avoir des travailleurs isolés, mais personne ne travaille seul. Le travail est toujours le résultat d’une demande ou d’un processus collectif.

 

Plus je veux d’une vie sans contrainte, plus j’ai besoin d’une infrastructure, plus je délègue ces contraintes à d’autres.  C’est le « paradoxe du back office » que résume la phrase « Le hors-travail structure le travail » : plus une partie de la société se libère du travail pour mieux le consommer, plus elle peut choisir de vivre et travailler quand, où et comme elle le désire, alors plus ce mode de vie va faire peser sur les travailleurs du back office une somme accrue de contraintes en termes de disponibilité, de transport, et d’efforts.

 

Apparaissent alors en force les indispensables invisibles, les travailleurs du back office, ceux qui permettent la continuité des fonctionnements, de la vie sociale, des infrastructures, des services. Le terme de back office ne doit pas être compris ici dans son sens classique du monde du business, opposé au « front office » qui désigne les travailleurs au contact du client, mais dans un sens plus large de « fonctions support de base de la société », ou infrastructure des travailleurs nécessaires.

 

Le back office c’est l’infrastructure indispensable mais la plupart du temps socialement invisible qui permet à une société orientée client de fonctionner et, en cas de crise, de tenir debout dans la durée. Pour travailler comme je veux j’ai absolument besoin de fonctions support. Et pendant la crise Covid, on a applaudi tous ceux qui ne pouvaient pas ne pas prendre de risque pour que les autres limitent les leurs.

 

Cette classe des services remplace l’ex-classe ouvrière … mais elle ne se vit pas comme le « phare de la société nouvelle ».

 

Notre étude pour la Fondation Travailler autrement (Fondation Travailler Autrement, Les invisibles, plongée dans la France du back office, mars 2022[3]) distingue cinq catégories de travailleurs de back office :

 

  • Manutention logistique transports ;
  • Monde du guichet et du comptoir ;
  • Maintenance, le soin de choses[4];
  • Monde du « care », qui délivre ders soins et du lien ;
  • Monde régalien : police, gendarmerie, pompiers, infrastructures de première ligne.

 

Ces métiers présentent des caractéristiques communes :

 

  • Des travailleurs debout[5], que personne ne remarque mais qui entendent et voient ;
  • Le port d’un vêtement de travail : au contraire de les rendre visibles, l’uniforme rend les travailleurs substituables[6];
  • Temps de travail gérés par des logiciels.

 

Tout le monde n’est pas concerné de la même manière. Une caractéristique très importante de ce cumul des contraintes est relative au genre : sur 100 femmes en monoparentalité, 70 travaillent dans l’un de ces 5 métiers.

 

Ces métiers représentent selon notre estimation entre 38 et 42% de la population active (Fondation Travailler Autrement, Les invisibles, plongée dans la France du back office, mars 2022 et Les Invisibles : Des vies sous contraintes, avril 2024).

 

Avec 70 millions de français, 30 millions de population active, 40% représente 12 millions de personnes :  douze millions d’Hilotes pour cinquante-huit millions de citoyens de France-Sparte … ou 1 travailleur de back office pour 5 autres français.

 

Ces travailleurs de back office ont leur autonomie empêchée par le fait qu’ils sont au service des autres. Ils sont au contraire des « bullshit job » (notion héritée de David Graeber[7] qui ne me convainc pas) dans des emplois fiers de leur utilité. Indispensables, ils ont conscience d’être utiles aux autres.

 

Mais qui sert qui ? Des servants au service des cerveaux[8]. Des « servants.2 », activés par des serveurs ! Pour des clients « sans limite de droits », une marchandisation élargie des services, servie par des plateformes.

 

Mais leur travail à eux est-il pour chacun, utile à soi-même ? Evidemment non.

 

En sortir suggère peut-être la capacité et la volonté de proposer, promouvoir des parcours. Les contraintes sont une chose, l’absence de perspective est autre chose.

 

L’absence de reconnaissance n’est pas qu’une affaire de rémunérations, de conditions de travail faites de station debout et d’horaires atypiques : probablement encore plus grave, faites d’absence de perspective professionnelle.

 

 

 

[1] Site internet de Philosophie Magazine https://www.philomag.com/philosophes/denis-maillard

[2] Dans les premières pages de « L’homme sans qualités », Robert Musil met en scène deux personnages, un homme et une femme, qu’il nomme tout en précisant qu’il ne s’agit sans doute pas d’eux. Leur déambulation dans Vienne leur fait croiser un accident, une personne renversée par un camion. Aussitôt la femme et l’homme s’attroupent avec les badauds n’échangeant entre eux que des phrases toutes faites qui les rassurent et atténuent l’impact émotionnel. Soudain, comme par un enchantement de modernité et d’efficacité, une ambulance surgit qui prend en charge et emmène le blessé. Tout le monde est alors soulagé et reprend ses activités. Cet exemple illustre comment la modernité est en réalité une gigantesque entreprise de délégation de toute une part du fonctionnement social à une infrastructure de travail fiable, disponible et efficace. Mais la plupart du temps invisible. Ce qui tend à déshumaniser les situations tragiques, ramenées à des problèmes techniques ou statistiques.

[3] Consultable : https://www.fondation-travailler-autrement.org/2022/03/13/invisibles-plongee-france-back-office-etude/

[4] « Le soin des choses, politiques de la maintenance », Jérôme Denis, David Pontille éditions de la Découverte, 2023.

[5] « Debout-payé », Gauz, éditions du Nouvel Attila, 2024.

[6] Voir le ressort de l’invisibilité mobilisé dans la série « Lupin », Omar Sy en agent de propreté et livreur à vélo, non reconnu dans le métro quand il colle des affiches de promotion de la série. « Vous m’avez vu, mais vous en me regardez pas ».

[7] Anthropologue et militant anarchiste américain, théoricien de la pensée libertaire nord-américaine, 1961-2020. Il forge le concept de « bullshit jobs » dans un essai de 2013 qui analyse la prolifération des « emplois rémunérés qui sont tellement inutiles, superflus ou néfastes que même leurs titulaires ne peuvent justifier leur existence ».

[8] « Les servants des cerveaux » (2021), article de Bruno Palier dans la revue Projet n° 383, août-septembre 2021.