Trente ans de Services aux Environnements de Travail (SET)
Jean-Claude Tanguy
Propos recueillis par Xavier Baron et Michel Platzer
Même si, comme le disait (peut-être) Confucius, « l’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru », savoir d’où l’on vient reste, selon la sagesse populaire et la psychanalyse, une des clés permettant de mieux se connaître et de savoir où l’on va. Le retour sur le passé, ici l’évolution des SET, peut se faire de deux façons : la « grande histoire », fresque d’ensemble avec tableaux, chiffres et tendances lourdes, ou les « petites histoires » personnelles rythmées par des clients, des contrats, des réussites, des échecs et des acteurs parfois visionnaires. C’est dans ce second registre que les Cahiers du CRDIA ont choisi de retracer et de commenter une partie de la carrière professionnelle de Jean-Claude Tanguy (« JCT » dans la suite de cet article), au plus près des innovations qui ont marqué les SET en plus de trente ans.
Sur le terrain, à l’écoute du client et des œuvrants
Fils d’un artisan breton plombier chauffagiste, « un homme né dans les années 30, la culture du service chevillée au corps », JCT exerce comme arpette dès l’adolescence, notamment sur des résidences secondaires de la région de Concarneau. Il obtient un CAP puis un Bac et un BTS de génie climatique à Rennes, avant de devenir ingénieur.
Ne pas se contenter de faire fonctionner les installations, mais comprendre ce qu’attend le client : c’est la grande leçon de ses missions d’installation d’équipements de génie climatique dans l’industrie (Fuji Film) et à l’étranger (Arabie Saoudite, Burundi).
Il faut aussi comprendre les équipes de chantier, dont le management doit se faire dans le cadre des usages locaux, « la théorie ne suffit pas pour installer des équipements de génie climatique dans ces environnements, il faut faire avec les gens, pas contre eux, et on rencontre vite la limite de l’individu face à des collectifs ».
Saisir les opportunités
En 1989, Robert Laroussinie, président de la CGEC qui deviendra Engie Solutions, revient des Etats Unis, fasciné par le modèle FM mis en œuvre par CBRE sur des immeubles tertiaires. Il décide de créer « from scratch » un nouveau département dédié au multiservices. A 25 ans, JCT est propulsé directeur de ce département. Membre du comité de direction, il subit le mépris de ses pairs, les barons de CGEC « princes du P1 » pour qui le business est avant tout la vente d’énergie, qui l’affublent aimablement du quolibet « monsieur motocrottes[1] ».
« On a défriché ce métier dans une atmosphère de mépris avec une vision perçue à l’époque comme à contre-courant du core business (P1, P2, P3). Après un premier marché d’une direction des impôts de Paris Ouest, des demandes d’entreprises internationales, notamment IBM en 1992, nous ont permis de passer à la vitesse supérieure. En 6 à 7 ans, une bascule s’est faite du multiservices vers le FM ».
Contre toute attente, un des premiers marchés viendra donc d’un client public. Mais c’est bien le contrat IBM, dans lequel JCT a su accompagner le client – qui souhaitait simplement un contrat FM, comme d’habitude dans sa culture -, qui a donné le véritable coup d’envoi à l’activité FM de l’ex-Lyonnaise des Eaux en France.
De la rive gauche à la rive droite[2]
En 1995 la Générale des Eaux, rivale historique de la Lyonnaise, sollicite JCT pour prendre la direction de sa filiale Batheco (qui deviendra Véolia Environnement et plus tard, Dalkia FM), en difficulté dans le milieu émergent des SET. Entre 1995 et 1999, JCT met en place plusieurs contrats FM dans le « retail », notamment la gestion de l’exploitation du groupe Marks and Spencer en full FM, accompagnant le client dans ses développements en France et en Europe continentale. Un projet similaire sera lancé avec la chaîne de magasins Toys R Us.
« La période est grisante, nous mettons au point avec Mark and Spencer le modèle qui me tient à cœur ; des contrats en « management fees et open book ». Sur IBM précédemment, nous étions encore sur le modèle d’empilage des contrats que l’on trouve partout. Par management fees et open book, on entend la rémunération directe et normale d’une prestation d’AMO, dans une conception type « chef d’orchestre », et une rentabilité acquise sur une commission de 7% reflétant à l’époque le montant du frottement fiscal[3]. Dans un premier temps, Dalkia a dupliqué ce système, mais rapidement, sous la pression de son « Business World Model », l’entreprise exigeait des marges comptables plus élevées. Dès 1999, ils sont revenus à l’empilage des contrats et des marges ».
Cette expérience illustre un des nœuds gordiens du FM :
- le client, on peut le comprendre, ne souhaite pas que l’opérateur marge sur les sous-traitants. A l’image du modèle britannique (notamment en construction), il est prêt à payer « en transparence », les entreprises sous-traitantes, ainsi que les honoraires de coordination et les frottements fiscaux, les assurances etc., mais la marge opérationnelle ne doit se faire que sur la « production propre » de l’opérateur FM ;
- cette approche a pour conséquence une dilution de la marge de cet opérateur qui, lorsqu’elle est rapportée à l’ensemble de son chiffre d’affaires, devient alors trop faible donc facialement inacceptable par le top management des grands groupes de services, les analystes financiers et les actionnaires ;
- on en revient donc à l’empilage de marges entre sous-traitant et opérateur principal, ce qui induit la défiance du client « que font-ils donc avec mon argent ?» qui cherche alors à réagir par les mises en concurrence aveugles organisées par ses acheteurs, et la spirale mortifère, souvent décrite dans les Cahiers du CRDIA, se met en route.
L’expérience Faceo[4]
« Sur un conflit de personnes sur le Business Model, je quitte ce qui devenait Dalkia FM. Très vite, la demande était grande, je suis approché par Serge Clemente (Cegelec/Alcatel) dans le projet de monter une filiale commune en FM, avec Serge Delon (Thomson). Je deviens Directeur commercial de Faceo.
Le concept de management fees était présent dès le départ. Comme souvent dans le FM, c’est le client qui pousse les solutions et les innovations. Pour Faceo, Une partie de l’idée venait de Bertrand Sauzay, alors directeur immobilier d’Alcatel, inventeur de « l’Hotelling services » avec sa vision du FM intégrant la conciergerie[5].
Très vite il y a eu deux Faceo, le concept du management fees n’a pas résisté à l’injonction d’obtention de marges plus importantes. Dès 1991, le modèle est revenu sur l’empilage des contrats et des marges. ».
Des SET à la gestion d’actifs
De 2001 à 2005, JCT devient directeur du développement de GPES, filiale dédiée au FM de Bull Europe, puis de sa maison mère ATIS Real, avant d’entamer un parcours de Président du Directoire de BNP Paribas REPM (Real Estate Property Management France), de 2005 à 2018.
« L’expérience fut longue et belle, mais je constate aussi combien les frontières sont tout à la fois ténues et par trop soulignées entre asset management, le property management et le facility management. Pendant des années la très forte profitabilité de BNP Paribas s’est nourrie de l’investissement, ses promoteurs et ses brokers.
Relativement, le PM qui exige du personnel ne dégageait pas plus de 12%, c’était beaucoup pour la profession mais trop peu pour l’actionnariat. Malgré des succès importants, notamment sur l’opération « Cœur Défense », notre activité est devenue tendue, la pression très forte avec un turnover élevé et un absentéisme persistant ».
Creation d’IREAS, back to the future
En 2018, JCT quitte le groupe BNP Paribas et fonde une PME avec l’envie, à 52 ans, de développer une entreprise à mission en cohérence avec ses idées « Je monte IREAS, avec la volonté de reprendre le modèle en intégration verticale et dans un deal durable et transparent avec les clients.
Il faut faire travailler ensemble Asset, PM et FM, justement parce que nous assumons et revendiquons le métier global de gestionnaire d’actifs. Nous ne cherchons pas la quantité, mais nous sommes focalisés et spécialisés sur les dossiers complexes. Notre différence est de faire ce que les autres, pris séparément, ne savent pas faire ».
Nous reprenons avec IREAS le principe que j’ai valorisé toute ma vie ; la ligne déontologique d’une offre de prestation intellectuelle en management fees, sans prédation sur les marges des autres, et l’open book dans le cadre du mandat de gestion. Tout est transparent à l’euro près ».
Le modèle IREAS comporte ainsi deux contrats parallèles :
- Le premier concerne l’orchestration, le pilotage (y compris l’hospitality management) dans le cadre d’un forfait d’honoraires ;
- Le second est un mandat de gestion « loi Hoguet » en property management pour l’ensemble des prestations de SET.
« Cela recolle avec l’intuition de ce que je faisais à Batheco, j’évite la confusion de FM opérateur et assembleur. Nous sommes des gestionnaires au sens d’une profession réglementée, encadrés par un mandat de gestion (Loi Hoguet), nous avons la carte G, attribuée intuitu personae, renouvelable tous les 3 ans, permettant d’agir pour le compte de tiers, avec un très fort enjeu de gestion comptable, avec certification et diplômes. Nous y ajoutons des compétences sur l’Asset et le FM ».
Des enseignements pour la profession ?
« Nous tirons les leçons de ce qu’il faut intégrer pour répondre aux besoins, mais de ce qu’il est possible d’obtenir dans le contexte français. Si intégrer veut dire recruter et gérer des salariés en direct, il faut se frotter aux différences de conventions collectives et de cultures. Ceux qui se sont lancés, en pratique, filialisent. Dès qu’il y a filialisation, on le voit partout, les réflexes d’empilage ressurgissent ».
« Nous constatons enfin que l’état d’esprit des opérateurs de services n’est pas suffisamment construit sur l’immobilier. La valeur résultante de l’ensemble de l’exploitation n’a de visibilité et d’acceptabilité en termes de prix que rapportée à la valorisation de l’actif. On peut parler et développer le coworking, l’hospitality management, parier sur les surfaces opérées, mais la clé c’est de rester dans une approche qui part de l’immeuble et qui revient vers l’immeuble, c’est un objet à chaque fois singulier qui a ses propres raisons ».
[1] En référence aux activités de nettoyage du multiservices, on glosait fort à l’époque sur les motos en charge du ramassage des déjections canines sur les trottoirs de Paris.
[2] En référence au partage historique entre Générale des Eaux et Lyonnaise des Eaux à Paris, respectivement rives droite et gauche.
[3] Ensemble des impôts et taxes fiscales qui réduisent le rendement d’un placement financier, notamment boursier.
[4] Voir le Cahier du CRDIA n°5 de septembre 2020 « Des idées et des hommes pour un secteur en émergence. Retour sur l’histoire de FACEO par Serge Clemente »
[5] Bertrand Sauzay, directeur immobilier d’Alcatel, recevra en 1999 le prix de « directeur immobilier de l’année », notamment pour la restructuration du siège de l’entreprise rue La Boétie à Paris sur le concept de « global services ».