En 2020, les politiques immobilières des entreprises sont-elles articulées avec leurs stratégies ?
Frédéric Goupil de Bouillé, Directeur du Projet GLOBAL FM SNCF
Février 2020
Frédéric Goupil de Bouillé rejoint la SNCF en 2014 comme directeur de la gestion
et l’optimisation immobilière, après avoir été directeur immobilier et des services généraux
du groupe Renault. Actuellement Directeur du Projet GLOBAL FM SNCF, il porte
l’innovation servicielle sur les portefeuilles tertiaire, industriel et ferroviaire du groupe.
En 2020 en France, dans le secteur tertiaire, s’observe un ensemble de pratiques immobilières globalement homogènes. Maturité des métiers, maturité de la filière, fluidité des transactions, la mécanique est rôdée par bientôt 30 ans de progression régulière de la profession dans la maîtrise de son marché. Dans ce paysage plutôt stable et sanctionné par une santé économique semble-t-il à toute épreuve, l’insertion des options immobilières dans les stratégies d’entreprise semble aisée, et potentiellement capable de constituer un apport significatif à l’effort beaucoup plus complexe que les entreprises sont amenées à engager en vue de poser les termes de stratégies capables d’assurer a minima leur survie, au mieux leur pérennité, dans un contexte mouvementé.
Cependant, à regarder de plus près les directions immobilières manœuvrer, on constate une relative pauvreté dans le choix des pratiques courantes, qui finissent toujours par densifier et raréfier des postes de travail pour réduire la surface et consécutivement les coûts. Centre-ville ou périphérie, bureau isolé, open-space ou télétravail, bureau attribué ou non, biophilie ou non, « comme à la maison », ABW[1], DD et RSE[2] ou non formulent un bouquet finalement étroit de nuances à apporter à un space planning pragmatique qui compte chaque m² comme une dépense suspecte. A bien y regarder c’est laisser un choix de possibilités assez mince au dirigeant, entre une solution acceptable et une solution qui fasse une réelle différence et, dans tous les cas, rien qui s’apparente à une reprise des termes de sa stratégie d’entreprise dans sa stratégie immobilière.
Que l’on pense aux corons, au siège d’Apple, à The Camp en France ou au parc industriel, l’entreprise sait pourtant donner une forme aux objets immobiliers dès lors qu’elle admet que l’usage du bâti, parce qu’il passe par l’expérience que les hommes en ont, est un terme à part entière du langage de l’entreprise et un gisement non seulement de productivité, mais de plus d’entreprise tout court. C’est pris à cette hauteur que l’immobilier introduit une innovation, souvent de rupture, dans le continuum du marché et propose de participer à un avantage stratégique.
Les Directeurs Immobiliers ont-ils les mains libres pour se positionner face à ces enjeux ? Comment leur positionnement évolue-t-il ? Quels sont les changements qui les portent et ceux qui les brident ? Qu’est-ce qui a changé dans la mission du Directeur Immobilier ? Quels sont désormais les leviers d’innovation d’une politique immobilière ? Ces questions méritent une investigation, que le CRDIA se propose d’ouvrir dans les mois à venir.
Pour préciser la problématique, examinons le vocabulaire mis à la disposition des directions immobilières, et de quelles façons il s’articule à celui de la stratégie d’entreprise.
La prévalence du référent financier, des raisonnements et des pratiques industrialistes
Dans le secteur tertiaire, les coûts immobiliers sont souvent le deuxième poste de dépenses, derrière les salaires et devant l’informatique. La tentation est donc grande de privilégier une productivité directe par la baisse des coûts, plus facile à constater immédiatement, à une recherche d’amélioration de la production, qui mobiliserait des capacités productives (actif immatériel, ergonomie dans l’accès aux ressources, disponibilité des acteurs, engagement des occupants) sujettes à d’autres contingences, notamment organisationnelles ou managériales, et donc plus risquées et plus complexes à mettre en œuvre.
Réduire les m² ou les coûts associés aux m² sont des objectifs légitimes, mais qui ne peuvent constituer une politique au service d’une stratégie puisqu’ils ne proposent rien qui détermine la forme ou l’usage de l’immeuble hormis son prix, ni aucun terme de valeur qui fasse référence au modèle stratégique de l’entreprise. Bien des « politiques » sont pourtant ainsi présentées voire définies, à l’aune d’un objectif de moyens. La focalisation sur la « solution mesurable » – réduire les m² – l’emporte sur la finalité : obtenir une performance économique accrue suivant des termes qui renforceraient la dynamique d’entreprise.
Ces discours et ces pratiques exploitent en outre un arrière-plan intellectuel préconisant la mobilisation des leviers de la productivité industrialiste ; massification, saturation des moyens de production (la DUI), standardisation, intensité directe du travail, intégration des technologies… On en connait les mérites, tout autant que les limites et les effets. La convergence des pratiques centrées sur l’obtention d’un résultat – ici une économie de m² elle-même gage de réduction des dépenses – relaie une compréhension sommaire de la productivité par la réduction des coûts du travail. Ceci nous conduit à formuler une intuition méthodologique : ce sont probablement parmi les entreprises qui « ne font pas comme les autres », qui ne gèrent pas leurs environnements de travail comme on ferme un robinet, qu’il existe une stratégie immobilière propre. Identifier ces acteurs singuliers constitue un premier point à documenter dans une enquête.
Faiblesse du paradigme RH appliqué à l’immobilier
Face à la simplification financière des termes de l’occupation des immeubles, la proposition qui s’appuierait sur une mobilisation des occupants comme ressource manque de force et de soutiens. Les DRH et les IRP (Instances Représentatives du Personnel), si elles sont toujours consultées, perdent leur influence dès que la question des espaces de travail ne relève plus d’un point de droit. La productivité par l’ergonomie de l’outil de travail, l’attractivité, sont des stratégies de direction qui n’ont pas de traduction ni d’appui dans le domaine social. Les compétences du domaine RH ne vont pas jusqu’à traduire la conception des espaces en données ergonomiques physiques, cognitives ou organisationnelles capables d’argumenter face aux équipes projet. Les RH seront donc incapables d’appuyer la Direction Immobilière sur des propositions de capacitation des occupants au travail.
Des salariés instrumentalisés par une conduite du changement
Les salariés eux-mêmes – directement concernés – peuvent être engagés dans la démarche. Mais les enjeux d’un standard de Qualité de Vie au Travail (QVT) et d’une satisfaction des « occupants », s’ils font presque toujours l’objet d’attention, de discours et parfois de sondages d’opinion, ne dépassent pas le niveau de manœuvres visant finalement à éviter les coûts plus importants d’une adaptation réelle de l’espace au travail. En caricaturant à peine, la question n’est jamais : « comment et combien pourriez-vous travailler mieux ? », mais « préférez-vous les chaises vertes ou les chaises roses ? ». La visibilité des exceptions -souvent des expérimentations- souligne que le régime habituel des projets ne cherche pas l’innovation de rupture, mais négocie l’acceptation d’une solution préétablie.
Puissance, mais inconsistance au regard de l’usage, du marketing immobilier
Le marketing de l’offre d’usage des locaux, artificiellement connotée « innovante», vient argumenter la proposition du marché, en affichant les solutions annoncées comme porteuses de productivité. S’approprier ces leviers pourrait constituer une stratégie. Mais alors qu’en matière d’ingénierie du cœur de métier l’entreprise s’attache au niveau de preuve le plus fin, en matière immobilière personne ne s’alarme du fait que le corpus d’études qui vient en justification des nouvelles propositions d’usages des espaces de travail résiste souvent mal à l’examen.
Les études fondées sur les impacts des choix de localisation ou d’aménagement sont rares et souvent tronquées voire ambivalentes ; elles ne permettent pas de conclure, tant sur les risques que sur les avantages promis[3]. Les études sur le télétravail, devenu depuis 2014 un droit individuel, sont également ambivalentes. Elles concluent certes à une satisfaction des personnes concernées et au constat d’une forme de productivité améliorée, mais en s’adossant plus sur des déclaratifs de court terme que sur des évaluations analysées sur la durée. Les niveaux de preuve sont faibles. Les regroupements et l’open space décloisonneraient et faciliteraient la communication… Le modèle, qui déborde largement sur les domaines cognitifs et sociologiques, est en réalité beaucoup plus complexe. Le bureau « libre », permettrait de répondre aux nouvelles caractéristiques du travail de plus en plus nomade, aux besoins d’activités collaboratives. Mais nous n’avons pas assez de recul pour en évaluer les effets de façon scientifique. Le tout correspondrait aux attentes des jeunes générations… Attendons qu’elles vieillissent, au moins de 10 ans, pour savoir de quoi nous parlons.
Cette unanimité sur des « évidences », alimentées parfois par des « benchmarks » au caractère largement promotionnel, est suspecte car la réalité – et c’est là que réside en général la ressource – est toujours plus complexe et plus riche. Elle contribue pourtant à installer une forme d’impérium intellectuel sur fond de modernité auto-revendiquée.
Notons que sa diffusion dépasse de très loin la sphère immobilière. La forme pseudo-scientifique de ces publications, est adressée non pas à l’expert que serait le directeur immobilier, mais plutôt à un généraliste à l’affût de modélisations simplifiées porteuses de promesses de gains rapides : le décideur. Ceux qui doutent, ceux qui posent des questions, sont suspects de conservatisme ou de technophobie, et font face à une forme de censure. Face à une proposition de décision consensuelle, soutenue par un discours ambiant propice au mimétisme, la proposition d’une stratégie immobilière embarquant une complexité et une incertitude, donc un pari – ni plus ni moins que celui de l’entreprise elle-même sur son cœur de métier pourtant – a au final peu de chances de s’imposer face au raccourci financier.
Or, si les chefs d’entreprises sont des maîtres d’ouvrage qui ont la culture de l’audace et de la vision, les directeurs immobiliers sont des pragmatiques. Ils feront au plus simple. Leur capacité à se distinguer du discours mimétique constitue donc un marqueur de la présomption d’une authentique stratégie et doit être identifiée.
Le marché immobilier contre l’entreprise
Quel espace reste-t-il aux directeurs immobiliers – qui paraissent finalement plutôt isolés, peu soutenus, voire mal équipés pour faire valoir leur apport spécifique – pour la proposition d’une stratégie ? Quels appuis leur propose le marché ?
Les immeubles sont les produits d’une offre qui répond elle-même à des modèles économiques et des modèles d’affaire spécifiques. Les asset managers, les foncières et les property managers, les promoteurs et les brokers soutenus par les AMO (Assistants Maître d’Ouvrage), proposent et argumentent la pertinence et les qualités de leurs offres.
Leurs produits sont d’autant plus aisés à vendre et revendre, et donc attractifs, qu’ils sont dépourvus de « qualité particulière ». Les fonctionnalités (performance énergétique, technologies et densité) figurent au menu, mais rarement voire jamais, une pertinence particulière, « située », référée à la recherche d’une performance économique du travail particulier qui y sera « abrité ». Les offres argumentent d’un potentiel d’aménagement et d’organisation à densité élevée, pour des coûts de remise en état faibles et une durée d’engagement la plus limitée possible.
Les conceptions « neutres » deviennent la règle. Elles évacuent toute recherche de spécificité et d’adaptation à des populations, des cultures et des métiers, ou à des activités particulières. Même le tissu urbain qui les entoure est le plus souvent un motif de marketing plus qu’un marqueur d’usage.
L’offre d’espaces de travail, y compris dans leur dimension d’usage immatériel, est ainsi conçue comme une offre de « biens indifférenciés » alors même qu’il n’y a pas deux entreprises équivalentes et que l’immobilier se caractérise par un éventail quasi infini de diversités (par la localisation, l’histoire, les matériaux et l’usage…).
Peut-on sérieusement choisir un immeuble ou une stratégie d’occupation comme on prend un paquet de lessive au supermarché ? Le coût de transaction, l’impact sur le résultat, le volume d’investissement n’exigent-ils pas, au-delà d’une méthodologie d’achat, un alignement stratégique des moyens engagés sur la stratégie de l’entreprise ?
On pressent une menace sur la position des directions immobilières face au marché, typique des fonctions devenues supports, et assez proche finalement de celle des DRH face à leur contrepartie syndicale, ou des DSI face aux majors de l’offre informatique : il s’agit davantage d’adapter la demande de l’entreprise à la proposition qui lui est faite par le marché que le contraire. Une proposition authentiquement conforme à l‘ADN de son entreprise sonne alors comme un défi.
Conclusion
Si l’attention portée aux coûts (immeubles et exploitation) est incontournable, notre hypothèse est qu’elle n’est ni la seule pertinente, ni suffisante pour constituer une politique immobilière.
Il y faudrait quoi ? Une fluidité dans la chaîne de valeur qui relie la ville à l’occupant des immeubles, qui s’affranchirait du prélèvement de valeur confisquée par les tactiques immobilières ; et oser l’essentiel : regarder l’immeuble comme un lieu de travail avant tout. Comment enrichit-on le travail ? En traitant l’immeuble comme un service mis à la disposition du travail. On comprend que cette proposition fasse frémir les tenants d’une activité essentiellement capitalistique.
Evidemment, l’ambition de cerner et d’étudier cette contribution à la performance du travail est, et restera, difficile à démontrer faute de mesures. La contribution à la production de valeur (économique, d’utilité) de la ressource immobilière est délicate à « valoriser » et/ou à « monétiser » dans les décisions d’investissement.
Mais dans une économie devenue servicielle, les immeubles d’activités tertiaires ou industriels ne sont plus seulement des « bâtis » ou des patrimoines financiers. Ce sont des supports de services au service du travail. Cette proposition d’un immobilier comme un service, renouvelle la proposition de valeur des stratégies immobilières. Est-ce le cas ? Comment ?
Notre étude vise à identifier les entreprises qui ont développé une stratégie immobilière propre et à examiner par quelles attaches celle-ci relie de façon originale le travail et la stratégie d’entreprise. Ce sont de notre point de vue des ressources d’innovation majeures, des leviers d’adaptation au monde d’aujourd’hui et de demain, de prise d’initiative, qui ont besoin d’être documentés au bénéfice des entreprises et de l’ensemble des acteurs en rendant à la mission immobilière, peut-être revisitée, l’actualité et l’ambition qui sont légitimement les siennes.
[1] Activity-Based Working : possibilité de définir certains paramètres de son environnement de travail en fonction de la nature des tâches, sous-tendue par l’idée que les employé-e-s seront ainsi plus efficaces.
[2] Développement Durable et Responsabilité Sociétale des Entreprises
[3] Donis C, Taskin L, Résistance par l’espace dans le contexte de mise en œuvre de bureaux partagés, une approche par la Territorialité, RIMHE, n° 26, printemps 2017.
Traore F., Manager sans bureau : ce qui se joue en coulisse, Métis 13 janvier 2019, https://www.metiseurope.eu/2019/01/13/manager-sans-bureau-ce-qui-se-joue-en-coulisses/
Voir également l’étude JLL publiée en 2018 « Le flex Office, sans bureaux fixes désespérés ou collaborateurs libérés » qui souligne les ambivalences, les hétérogénéités, les confusions sémantiques, la variabilité des perceptions.
Christina Wohlers and Guido Hertel, Choosing where to work at work – towards a theoretical model of benefits and risks of activity-based flexible offices, Ergonomics, 2017 VoL. 60, no. 4, 467–486 http://dx.doi.org/10.1080/00140139.2016.1188220 : « Although the implementation of A-FOs is an ongoing trend, surprisingly few empirical studies have examined A-FOs’ impact on employees’ health, satisfaction, motivation and productivity. Furthermore, of the few empirical studies that are available, the findings are contradictory”.