Services et télétravail en extension :
un progrès au risque d’un retour de la servilité …
Xavier Baron [1]
La servicialisation et l’informatisation sans cesse croissantes de nos économies nous obligent à sortir d’une pensée pour laquelle la performance du travail peut être obtenue par une « machinisation » de l’activité. En réduisant le travail à un prescrit conforme, elle ignore l’importance productive de ce qui est expérience, engagement, intentions, contextes, relations…, pour ne voir qu’un ensemble de tâches séparables de celle ou celui qui les réalise. Cette séparation, que le télétravail ne peut que renforcer, est clairement devenue dysfonctionnelle avec l’extension des services et des technologies numériques.
Malgré ses limites, la subordination qui caractérise le rapport salarial avait une vertu protectrice ; éloigner le risque de la servitude et de la servilité en stabilisant (dans nos sociétés démocratiques) la distinction entre vie privée et vie professionnelle, sphère publique et sphère domestique.
Avec l’accroissement des inégalités, le recul des protections salariales et la montée du télétravail en perspective accélérée depuis l’émergence de la pandémie, un nouveau risque apparaît. Ce qui était un sujet de préoccupation pour les petits « indépendants » et pour les plus modestes des œuvrants des services s’élargit à l’ensemble des télétravailleurs. Au moment où nous écrivons, la crise Covid n’est pas encore dépassée. Le travail indépendant comme le télétravail suscitent des espoirs. Ils évoquent des gains en liberté, autonomie, en maîtrise de sa propre vie au travail.
L’un et l’autre partagent cependant un côté obscur ; l’effacement des frontières entre le travail et le non-travail. Parfois encore plus dépendant économiquement des donneurs d’ordres et des clients, dans un rapport dominé de sub-organisation vis-à-vis des plateformes, l’indépendant est moins protégé par le droit. Il est isolé et seul responsable de la régulation de sa charge. Avec le télétravail, l’éloignement des collectifs et la mise en invisibilité des efforts et des effets, les nouveaux travailleurs « hybrides » peuvent également connaitre le risque d’une confusion entre les sphères privée et publique de leurs activités. Pour les uns comme pour les autres, indépendants, travailleurs des services et maintenant télétravailleurs, en même temps que la perspective d’un dépassement du salariat, se précise le risque d’un retour de contextes de servitude et de servilité.
La subordination comme condition de performance du travail a eu un début…
Au début du XXème siècle, dans les pays comme la France, ouvriers et employés ont remplacé dans les classes populaires domestiques et paysans. Dans ce premier quart du XXIème siècle, la classe populaire est occupée par les œuvrants des services aux environnements de travail, de la grande distribution, des hôpitaux et des établissements d’enseignement, aux collectivités territoriales… Cette « seconde ligne » faite d’agents de services, de chauffeurs-livreurs, de caissières, d’employés de la propreté, de la sécurité…, exprime l’enrichissement de nos sociétés post-industrielles dans lesquelles ceux qui ont de l’argent et peu de temps trouvent un accès au vrai luxe ; être servi par des personnes. Malgré la mutation servicielle, la conception « machinique » du travail prévaut malheureusement toujours[2]. La logique industrielle a connu une formidable victoire en obtenant de réduire l’homme au travail à une ressource, de réduire le citoyen à un salarié subordonné. Le travailleur/sujet – à l’origine exploitant agricole ou membre d’une corporation – était porteur d’un savoir de métier. Devenu employé/subordonné, il est transformé en objet/rouage d’organisations pensées par d’autres, soumis à la division du travail et à la subordination. C’est le fil conducteur de la pensée industrielle et taylorienne. Elle est d’autant plus dominante qu’elle a été le levier d’un véritable succès dans l’ordre de la performance sur plus d’un siècle. La taille et la corvée, attributs du servage dans les régimes féodaux, sont également devenus obsolètes. Le spectre de l’esclavage en a été éloigné. Il reste une réalité mais il est partout interdit. L’homme n’est plus une marchandise ou un sujet dominé, mais son travail est devenu l’objet d’un échange marchand. Avec la généralisation du salariat, ce qui est échangé cependant n’est pas le produit du travail de l’homme, mais le fait de mettre une force de travail à disposition. Dans le contrat « de travail » (et non « du travail »), la contrepartie de la rétribution n’est pas une production, mais un engagement librement consenti à livrer une prestation de travail à exécution successive en se conformant aux ordres de l’employeur. Le contrat de travail est ainsi une mise à disposition par le travailleur de sa propre force de travail sur un mode subordonné, de son temps, de ses capacités.
Une soumission volontaire, mais encadrée
Banal et généralisé, le rapport de subordination dans le salariat, toujours actif dans le droit, n’en est pas moins dérogatoire aux principes de la déclaration universelle des droits de l’homme. Subordonnée au travail, la personne citoyenne n’est plus tout à fait « libre et égale en droit et en dignité ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce statut de salarié est strictement encadré par un droit volumineux et contraignant, excluant par exemple le délit de marchandage. C’est ce déséquilibre des pouvoirs entre l’employeur et son employé que le droit du travail et les tribunaux des prud’hommes ou d’instance veillent à limiter (dans la durée et le lieu de travail par exemple) et à compenser au besoin par des verdicts d’abord soucieux de la défense du faible ; le salarié. Il a fallu attendre par exemple 1972 pour que le droit français autorise l’intérim, soit la « vente de main d’œuvre à but lucratif » mais limitée à des cas de recours et en le réservant à des entreprises dites de Travail Temporaire. Ce statut de salarié, qui était un scandale pour l’esprit de beaucoup au XIXème siècle, est devenu légitime. Mieux, être titulaire d’un Contrat à Durée Indéterminée (CDI) est devenu au fil du temps une situation enviable.
La distinction entre la sphère privée et la sphère publique a été une condition sociale de l’acceptabilité du salariat
C’est ici, pour faire court, la vertu de ce qu’économistes et sociologues ont appelé le « fordisme » ; un échange d’engagements de conformité contre une protection de droits (y compris conventionnels), d’avantages en rétribution et de garanties de sécurité sur la durée. Contre une bonne rémunération, les salariés ont accepté un travail standardisé, dépersonnalisé, substituable et in fine automatisable. Il était rendu acceptable par des contreparties de protection et d’accès à la consommation. Un autre avantage moins commenté nous intéresse ici tout particulièrement. Malgré des résistances (des ouvriers qualifiés) et des effets pervers, la séparation instaurée par le taylorisme entre le travail et le travailleur a facilité l’instauration d’une frontière stricte entre le travail, assigné à la sphère publique, et le non-travail réservé à la sphère domestique et privée. La distinction entre la vie personnelle et la vie professionnelle des salariés est ainsi instituée par le droit, surveillée par les syndicats, sanctuarisée dans la définition limitative des temps et des lieux permettant l’exercice de l’autorité de l’employeur. Par différence, les paysans propriétaires, les artisans et indépendants, les petits commerçants…, payent leur liberté d’organisation au prix d’une confusion entre le travail et le non-travail, les champs, l’atelier ou la boutique et leur domicile. Il leur est difficile de faire la part entre temps du travail et temps de la vie. Ils n’étaient qu’une minorité, en décroissance relative … jusqu’à la fin du siècle précédent.
Une accélération de la mutation du rapport salarial dans l’économie servicielle
Après avoir reculé pendant des décennies, la part des indépendants dans la population active, particulièrement faible en France, croit à nouveau depuis le milieu des années 2000, essentiellement dans les services et malgré une baisse continue dans l’agriculture et le commerce de détail.
Aux aménagements successifs du statut salarial, au recours croissant depuis 40 ans aux formes précaires d’emplois (CDD[3], intérim), à la montée significative de l’auto-entrepreneuriat depuis 2010, il faut ajouter désormais la probabilité d’une extension massive du télétravail, promu par l’expérience de la pandémie. En gestation depuis 2009, le télétravail connaissait un succès très relatif, tant il mettait en cause cette fameuse unité de lieu et de temps a priori nécessaire au rapport salarial. Sa croissance a été pendant une dizaine d’années d’une lenteur avérée, en correspondance avec ce pour quoi le télétravail avait été toléré : un mode dégradé d’exercice du travail pour compenser les embarras croissants des mobilités et de l’urbanisation sur les conditions de vie au travail de quelques-uns.
Avec la pandémie, l’évidence d’une autre possibilité comme d’une autre solution s’est imposée. S’il convient de rester prudent sur les anticipations, le seul fait que symboliquement le terme de « travail hybride » se soit imposé, indique selon nous le début d’une mutation qui devrait atteindre le cœur du rapport salarial. La servicialisation de nos économies à modifié les conditions de la performance du travail. La subordination et sa contrepartie d’un rapport salarial contraignant ne sont plus aussi fonctionnelles. Les technologies permettent d’autres organisations et d’autres modalités de contrôles que la maîtrise a priori du lieu et des temps du travail. Le télétravail, partie prenante de ce qui se dessine autour du travail hybride, est une manifestation et un axe de recherche d’une mutation qui ne fait que commencer. La pandémie aura été un accélérateur, un moment de légitimation de cette mutation. Elle ne l’explique pas. La source réside dans la servicialisation, avec un risque accru de retour de formes de servitudes pour les moins servis des travailleurs dans les inégalités croissantes.
L’œuvrant et son travail ne sont pas séparables dans les services
Si toute une part des services peut être conçue séparément du travail et standardisée, l’effet utile du service se joue (et se jouera de plus en plus) dans la relation, au moment où il est « rendu » et consommé[4]. La dimension d’intensité et de qualité relationnelle est déterminante dans la valeur d’un service. Elle permet l’adaptation en temps réel entre service proposé et service rendu. Elle permet la constitution des compromis nécessaires sur les écarts entre l’attente spécifique du bénéficiaire et l’offre codifiée (générique) du prestataire. Du coup, le travail serviciel ne peut pas être efficacement pensé en dehors de celui qui le met en œuvre et de celui qui en bénéficie. Le service est consommé au moment même où il est produit (concomitance et co-localisation). Il est conçu pour une part importante, par adaptation et compromis (par l’œuvrant et avec le bénéficiaire) au-delà de l’offre conçue en amont et en même temps qu’il est réalisé. Le travail serviciel n’est pas divisible entre ceux qui conçoivent et ceux qui réalisent[5]. L’existence d’un écart irréductible entre le prescrit et le réel du travail n’est pas l’apanage des services. Les ergonomes l’ont démontré. Dans l’industrie, l’organisation et les méthodes pouvaient raisonnablement chercher une performance par la réduction de cet écart. Dans la logique servicielle, c’est justement dans l’écart que se joue la valeur au sens de l’usage et de la pertinence, au-delà de la conformité au prescrit. Cette coopération et l’exigence d’engagement subjectif qui l’accompagne sont vécues tantôt sur un mode favorable[6], tantôt comme des contraintes[7]. L’émergence des plateformes et l’extension du recours à des modalités de mobilisation du travail non salarié en sont des expressions. Moins encadré par le droit, ce travail est confronté sans filtre à l’offre et à la demande sur un marché dont on sait qu’il n’est jamais ni pur ni parfait. Effectif dans et par la relation, le travail est exposé dans un face à face avec le client. La relation avec ce client « roi » n’est plus médiatisée par l’employeur[8].
Marchandisation de la relation et sous-traitance
La séparation entre travail et non-travail est tout particulièrement en cause dans les services concernés par des relations de sous-traitance. Le travail est encore plus masqué, et le travailleur est encore plus exposé, quand il est « sous-traité ». Il est partiellement décroché de la relation de salariat, tantôt par l’éloignement physique de son employeur qui n’est plus le seul prescripteur/évaluateur, voire, par un effacement de celui-ci, via la plateformisation. Sous-traité, le travail est masqué derrière un contrat, voire un algorithme. L’utilité produite par l’œuvrant, le service qu’il rend dans une relation, sont valorisés pour les besoins de la marchandisation sans pouvoir tenir compte du rapport réel et toujours singulier entre des personnes qui ne sont pas que des « rôles », mais aussi des sujets. En conséquence également, le travailleur n’est pas « évalué » en fonction de son travail/utilité, mais « valorisé » en regard de son coût/prix. Le prix n’est plus fixé par des conventions collectives, des classifications, des normes de métier…, mais par l’expression d’un rapport de force sur le marché. Quand ce rapport est défavorable, le prix du travail s’aligne sur son coût, voire en-deçà.
Valoriser qui, quoi et au nom de quoi ?
Dans les services plus encore que dans les relations de travail industriel, le jugement s’effectue sur la personne en même temps que sur la production. Pour la mesure et la reconnaissance de la valeur, cela présente une difficulté particulière. L’effort ou la peine au travail ne sont pas réductibles aux seules dimensions de charges, de durées ou d’intensité. La qualité dans les services est mieux décrite par un jugement de pertinence, in situ, que par des qualités mesurables sur un support tangible et dénombrable. Il y a déconnexion entre l’effort de l’œuvrant et l’effet pour le bénéficiaire final du fait de l’organisation collective, de la co-production (le client est au travail), de la co-évaluation (inter subjectivité) et aussi du rapport politique que revêt la relation de service entre personnes réputées égales en dignité et en droit[9].
La valeur du service est dans un travail coproduit (en qualité, pertinence…) et dans une co-évaluation, inséparables de celui qui l’exerce et de celui à qui il s’adresse. L’évaluer et la reconnaitre sont cependant évidemment autant de difficultés pour les outils de gestion.
Le travail subordonné confine le salarié dans la sphère publique
Il faut ici revenir à la distinction nécessaire entre travail et activités domestiques, amicales, civiques, bénévolat, don, jeu…
André Gorz définit le travail au sens économique moderne comme « une activité qui :
- a) crée de la valeur d’usage (la valeur d’usage procure un gain net de temps pour l’acheteur : il économise du temps pour lui-même en achetant l’activité) ;
- b) en vue d’un échange marchand ;
- c) dans la sphère publique ;
- d) en un temps mesurable et avec un rendement aussi élevé que possible. »
Les quatre critères sont cumulatifs. Prenant l’exemple extrême de la prostitution, cette activité crée indubitablement une valeur d’usage : « Le service rendu ne peut être obtenu par le client en aussi peu de temps, en qualité et quantité égales, de partenaires non rémunérés ». Elle crée également une valeur d’échange. Il y a bien un échange monétisé avec mise en regard du temps et du rendement. Mais là où le bât blesse pour la prostitution, souligne-t-il, c’est que ce n’est pas un travail ; elle s’exerce dans la sphère privée [10]. Le travail est justement pour André Gorz un moyen d’accession à la sphère publique. Il est de ce point de vue un moyen d’échapper à la sphère privée. Cette sphère publique n’a pas que des avantages, mais elle est le siège de « l’existence juridique de citoyens » qui confère à l’individu une « réalité sociale publique ».
Le télétravail transporte la sphère professionnelle dans la sphère domestique
Dans les services, qu’il le veuille ou non, l’œuvrant s’engage comme sujet. Il s’engage subjectivement et affectivement, pas seulement « sa force de travail ». Il met dans l’échange sa personne, son corps, sa psyché. De ce point de vue, comme travailleur il reste dans la sphère publique mais comme personne engagée dans une relation, il doit assumer le risque d’une intrusion du travail dans sa sphère privée[11].
Le télétravail agit dans ce sens. Il transforme le domicile privé en ressource professionnelle. Il importe le travail dans l’espace physique domestique, au cœur de la sphère privée. Le floutage en arrière-plan sur les écrans lors des visioconférences a cette vertu ; protéger l’espace domestique d’une intrusion visuelle des collègues dans « mon intérieur ». Les syndicats le soulignent. La maîtrise et la régulation de la charge échappent au contrôle des temps. Certains employeurs s’en réjouissent, d’autres s’en inquiètent tant ils devinent que le droit les rattrapera, au besoin sur leur responsabilité sur la santé physique et mentale de leurs salariés. Celle-ci est renforcée par le concept de faute inexcusable, laquelle on l’a vu a beaucoup compté dans leur observation des consignes de distanciation sociale et de télétravail forcé justement, dans la pandémie[12].
Economie collaborative et marchandisation des personnes
D’un côté, ce retour du travailleur « complet » dans son travail est une opportunité de réalisation et de valorisation. De l’autre, il y a un risque accru de confusion entre sphères privée et publique. Il est présent dans certaines offres de plateformes. S’adosser à l’image positive d’échanges sociaux (la conversation, le service rendu entre voisins, l’hébergement amical…) pour marchandiser son propre véhicule, ses outils ou sa maison, déplace inévitablement les lignes de démarcation. La normalisation que les taxis organisent justement par la réglementation de la profession (une « licence ») est une manière de positionner/réserver ce type de service à un rapport professionnel. C’est une manière de l’ancrer dans la sphère publique. UberPop par exemple (interdit désormais) brouillait les frontières en transformant le véhicule personnel (un bien d’équipement domestique) et du temps personnel « libre » en outils de production intégrant la sphère publique/marchande. Des plateformes comme BlaBlaCar, Airbnb ou AlloVoisins réalisent une opération similaire. L’enjeu n’est pas seulement fiscal ou dans un contournement du droit du travail. Ces outils monétisent des dimensions de la sphère privée, du don et du contre-don, au profit de la sphère marchande et de ceux qui prélèvent une commission au passage.
Rendre service n’est pas s’abaisser
Cette marchandisation rejaillit sur les salariés des services au risque de les exposer à un retour d’une forme de relation illégitime dans nos sociétés démocratiques et relativement égalitaires ; la servilité. Par servilité, on entend des relations marquées par :
- la bassesse opposée à l’égalité de dignité ;
- une soumission excessive, serait-elle acceptée ;
- des activités dépourvues d’autonomie et d’originalité ;
- des relations excluant l’expression de la personnalité.
Ce qui était en recul (la domesticité), voire anecdotique dans un monde industriel égalitaire et régulé, réapparait aujourd’hui en risque. Dans le modèle industrialiste, taylorien et fordien, tout en mettant le travailleur dans un rapport de tutelle régulée par la subordination, la servilité a été écartée. Dans les services, du fait de la relation entre l’œuvrant et le bénéficiaire, le travail est une expérience nécessairement intersubjective et politique. La tutelle ne s’assume plus. Au contraire, les valeurs d’indépendance et d’autonomie sont magnifiées, mais au prix d’une dérégulation des rapports de pouvoir et de domination.
Innovations et régressions dans le même mouvement
Des perspectives de création de valeur évidemment intéressantes s’inventent grâce à l’initiative et aux nouvelles possibilités de l’informatique ; mise en relation, géolocalisation, paiements sécurisés… Une valeur nouvelle peut être créée que certains captent déjà. Des services nouveaux sont rendus accessibles quitte à recourir à d’autres formes de mobilisation du travail que le salariat. Des modèles d’affaires nouveaux émergent. Ils sont légitimes pour les uns, suspects pour les autres. Evidemment, dès que la rétribution des opérateurs de plateformes par exemple est portée au-delà de l’apport de valeur économique (mise en relation plus prestations), ils sont un levier de prédation de valeur ajoutée sur l’activité des œuvrants. Mais qui sait faire la distinction ? L’économie collaborative est sympathique à bien des égards. Mais gérée, non pour un développement des communs mais pour des intérêts privés, elle étend encore le champ de l’économie à des activités jusque-là réservées à la sphère privée. La perspective de dépassement du rapport salarial dans sa composante de subordination est, pour tout démocrate attaché à l’égalité en dignité et en droits, une bonne nouvelle. Elle est également une ouverture très attendue pour penser des conditions renouvelées de la performance du travail pour la production de services qui ne peuvent durablement être réduits à des « prestations techniques » avec division du travail, standardisation et exclusion de l’intelligence pratique et relationnelle des oeuvrants. Il reste que le salariat, même moins adapté aux conditions de la production de services que de celles des produits industrialisables, prémunissait contre certaines formes de dominations non médiées, de pressions non compensées, de confusions préjudiciables entre sphère publique et privée.
Un risque d’extension du domaine de la servilité ?
Le mouvement est là. On peut évoquer les lois du marché et se retrancher derrière le choix libre des travailleurs qui cherchent à dépasser les contraintes du salariat classique. On peut constater qu’il y a, avec et au-delà de la pandémie, l’expression d’une « préférence » pour le télétravail. Dans tous les cas, on peut souligner les opportunités d’accès facilité à des formes d’emplois pour certains qui en étaient éloignés. On peut toujours bien sûr constater la rémanence/résurgence de rapports inégalitaires assumés entre « ceux qui ont de l’argent mais pas de temps, et ceux qui n’ont pas d’argent mais du temps » …
On doit aussi anticiper le risque d’une extension de la servilité qui apparait quand le travail n’est pas, ou n’est plus clairement exercé en dehors de la sphère privée. On doit comprendre la nécessité d’un équipement de l’autonomie, de sa régulation quand le travail est exercé dans son propre véhicule, dans son propre domicile, dans des temps qui ne sont plus collectivement limités. On peut le craindre pour le chauffeur de maître dégradé en VTCiste corvéable et sous-rémunéré, pour le voisin/bricoleur qui « s’offre » plus qu’il ne rend des services codifiés, pour le télétravailleur lambda soucieux de bien faire un travail dont son employeur ne peut plus juger de la pertinence, de la performance et des conditions d’exercice.
Les inégalités font le lit de la servilité
Ces possibilités et ces libertés nouvelles existent, mais se nourrissent aussi d’un contexte inquiétant d’inégalités croissantes. Elles facilitent d’un côté, décentralisent, redonnent du pouvoir à celui qui fait, mais organisent en même temps un rapport de domination par :
- Les effets des inégalités en ressources sociales, technologiques, spatiales, économiques par l’éloignement des collectifs ;
- Les risques de dérive des investissements en temps et l’utilisation de leurs lieux pour un travail sans limite, « anytime-anywhere» ;
- La tentation de restauration de contrôles par des évaluations permanentes, intrusives et sans recours – notations par les clients, applications de contrôle à distance de l’activité – rendues légitimes par le statut d’indépendant et par la distanciation du télétravail [13];
- Une soumission non plus seulement à un employeur, mais à une « organisation » détaillée et prescriptive jusque dans le savoir-être, d’autant moins négociable qu’elle est portée par des plateformes et des algorithmes ;
- Un statut juridique d’indépendant en réalité très dépendant, dominé jusque dans la fixation des temps, des procédures et même de leurs prix[14].
Au contraire d’une forme de transparence, de liberté ou de simplicité, au contraire d’une reconnaissance de la valeur produite, le travail (son contexte) et le service rendu (la valeur) peuvent être masqués par une facturation qui ne veut connaître que la prestation dans sa dimension conforme et technique.
Conclusion : de nouvelles possibilités induisent de nouvelles responsabilités
Au-delà des innovations technologiques, c’est dans une capacité à susciter et valoriser l’engagement subjectif, donc un renforcement des capacités en autonomie des œuvrants de tous statuts, qu’une productivité réelle est possible, légitime et durable. L’activité servicielle le rend possible, le réclame et une bonne compréhension des conditions de la performance doit y contribuer. Le télétravail peut tout à fait le favoriser également. Encore faut-il écarter le risque d’une marchandisation de l’homme isolé dans un statut de ressource individualisée. Encore faut-il résister à l’effet d’aubaine d’une transformation des domiciles individuels en ressources productives en même temps qu’une réduction (ou un éloignement) des espaces de travail alloués. Encore faut-il veiller à préserver et renouveler les conditions d’un travail toujours plus collectif. Et enfin, encore faudra-t-il veiller à respecter les sphères domestique, personnelle, la privacité, et repousser la face hideuse d’une société servicielle inégalitaire restaurant le domaine de la servitude, serait-elle partiellement consentie, et la légitimité de la servilité. Il faudra donc expérimenter, préciser et instituer des régulations, probablement distinctes de celles qui ont encadré et rendu acceptable le salariat, mais permettant de préserver la personne de toutes les formes de marchandisation que les plateformes comme le télétravail peuvent favoriser, en médiant les relations, en éloignant les personnes, en rendant invisible l’homme derrière le travailleur.
[1] Consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA
[2] Voir le cours 2014 de Pierre Michel Menger au Collège de France et la contribution de François Vatin du 31 janvier 2014 sur « le travail, ses valeurs, ses mesures ». https://www.college-de-france.fr/site/pierre-michel-menger/course-2014-01-17-10h00.htm
[3] Contrat à Durée Déterminée
[4] En pratique tout service est « co produit ». Dans les services, la valeur n’est plus dans une possession d’un produit pour pouvoir utiliser, mais dans un usage justement accessible et étendu par les services.
[5] La différence n’est pas seulement ici constituée de l’écart irréductible entre le réel et le prescrit. Elle relève d’une forme d’autonomie nécessaire des acteurs, bénéficiaire et prestataire, dans l’acte de « produire ensemble ».
[6] CF la distinction classique entre l’œuvre (connotation positive) d’un côté, et le travail (connotation négative), toujours plus ou moins aliénant par son assimilation à la subordination de l’autre.
[7] Une posture tout à la fois sympathique mais conservatrice que l’on peut trouver dans « Le travail. Gagner sa vie à quel prix ? », Lars Svendsen, 2013, Autrement.
[8] S’agissant des services publics et des fonctionnaires, CF. la magistrale démonstration de François Dupuy dans « Le client et le bureaucrate », Dunod, 1998. Voir également « Des services publics face aux violences. Concevoir des organisations sources de civilité », Francis Ginsbourger, Editions Anact, 2008.
[9] CF Isabelle Ferreras « Critique politique du travail », Presses de Sciences Po, 2003.
[10] CF. Olympe du Bouge qui rappelle la définition proposée par A. Gorz dans Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, Folio Essai consulté le 24/06/2021 : https://blogs.mediapart.fr/olympe-du-bouge/blog/251113/andre-gorz-allait-il-aux-putes.
[11] Une difficulté et un enjeu professionnel que connaissent bien et que gèrent les services de soins, notamment en néonatalité ou en soins palliatifs.
[12] Ce n’est pas un hasard si le Sénat discute justement en ce mois de juin 2021 des termes d’une nouvelle Loi sur la prévention de la santé au travail.
[13] Cf : notre article dans Metis Europe, « Quand le client roi note et juge… », publié le 06 février 2017 (http://www.metiseurope.eu/quand-le-client-roi-note-et-juge_fr_70_art_30500.html).
[14] Une réalité, on le sait, que frôlent quotidiennement les prestataires de services dans le champ du FM relativement à des pratiques d’achats, illégitimes mais répandues.