Perspectives et réalités de la Propreté à l’Usage
dans les Services aux Environnements de Travail
Xavier Baron, consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordinateur du CRDIA
La propreté à l’usage, symptôme d’un besoin de renouvèlement des offres
La propreté à l’usage est un sujet de progrès qui exprime des attentes et des objectifs pour faire en sorte que les prestations soient délivrées « au plus juste », au plus près des demandes et des besoins, variabilisées en fonction des flux, des aléas et des évolutions. Les innovations qui s’en réclament recherchent des gains de productivité par un accroissement du rendement productif du travail en valeur et en pertinence pour les clients et les bénéficiaires. Il s’agit d’obtenir des services aux effets utiles accrus dans les usages des environnements de travail. L’étude montre que le diagnostic, qui fonde la pertinence du thème, est largement partagé.
Prestataires et clients s’accordent toutefois à regretter que les conditions de relations efficientes et de confiance ne soient pas aujourd’hui suffisamment réunies. Les prestataires de propreté doivent offrir des services plus qualitatifs, plus adaptés et plus intégrés, autant de conditions pour qu’ils soient également mieux valorisés. Ils doivent activer des leviers de productivité nouveaux pour réagir aux évolutions et accroître la satisfaction de leurs clients. Créer plus de valeur est la condition d’une capacité à restaurer et maintenir durablement leurs marges. C’est aussi la condition d’une possibilité de mieux reconnaître et rémunérer les œuvrants qui produisent cette valeur au quotidien.
La propreté à l’usage répond à un paradoxe. Les clients, les pratiques de travail et les usages des espaces, les flux et les contextes (économique, sanitaire) évoluent sans cesse. La propreté est un service. Il est nécessairement coproduit de manière située, donc variable. Les offres de propreté restent a contrario peu différenciées. Elles sont le plus souvent organisées et dimensionnées sur un mode figé. Elles commercialisent des prestations prescrites techniquement, conçues de manière standardisée et répétable, délivrées sans relation avec les autres services concourants aux environnements de travail et valorisées quasi exclusivement par leurs coûts.
La valeur de la propreté doit être démontrée, au-delà des coûts du nettoyage, dans son impact sur la performance des lieux et des bénéficiaires. Les services de propreté doivent mieux prendre en compte les nouveaux modes de travail (attentes et lieux), l’expérience utilisateur, les aléas liés aux contraintes extérieures, la vie des bâtiments, les niveaux et les variations des taux d’occupation, la révolution digitale.
La « Propreté à l’Usage » veut répondre à ce cahier des charges. Elle doit dépasser les formes de prescription habituelles. Elle doit intégrer la variabilité des prestations (en nature et volume) en situation et renouvelées sur la durée. Elle doit parvenir à contractualiser sur un engagement au service. Cela veut dire notamment un renoncement progressif à l’usage des fréquentiels qui ne perdurent aujourd’hui qu’au prix de leur non-respect, instituant de la sorte des tensions nées d’équilibres sous-optimaux. La propreté à l’usage recouvre une alternative capable de dépasser des contrats qui « interdisent ce qui n’est pas obligatoire », tirent les prestations, les salaires et les qualifications vers le bas, pour inciter au contraire à privilégier l’utile et à reconnaître le travail bien fait.
Des expériences combinant différentes logiques et leviers de productivité
Si le besoin de renouveler les offres de propreté est reconnu, les manières de faire et les solutions expérimentées sont contrastées ; depuis un approfondissement de la logique industrielle jusqu’aux pratiques d’enrichissement du travail, en passant par l’intégration des demandes des bénéficiaires finaux et les dispositions contractuelles limitant l’engagement du client dans la durée. Les contrats et les fréquentiels sont interrogés, ainsi que la place des activités de propreté dans l’ensemble des services aux environnements de travail.
Deux exemples d’entreprises actualisant la mobilisation des leviers de la productivité industrielle
L’un est à l’initiative d’un grand établissement culturel parisien à travers un contrat en full FM, pensé par un AMOA[1]. Recevant du public (1 350 000 visiteurs par an) avec des fréquentations très variables, l’établissement propose des expositions et des évènements temporaires à côté d’expositions permanentes. La variabilité et la maîtrise des coûts de main d’œuvre (accueil, sécurité, régie, propreté) sont recherchées par un effort de dimensionnement anticipé des besoins en volume de travail par métier. Une pré-planification à l’aide de clés, des réunions des experts de l’établissement, la cellule de planification, le consultant…, instrumentent l’optimisation par la division du travail et la segmentation des emplois. Les décisions sont prises deux semaines par avance par les experts de l’établissement, eux-mêmes très encadrés par les clés et les règles de dimensionnement des besoins et des facturations. La charge des variations est ainsi assumée par les œuvrants des sous-traitants de l’opérateur FM. La règle optimise les coûts de main d’œuvre relativement aux prévisions d’activité et de flux de fréquentations construits sur les historiques et les savoirs d’experts.
L’autre est une offre nouvelle d’ampleur, testée sur plusieurs sites, à l’initiative d’un des leaders français de la propreté (et services associés, 73 000 salariés). Il s’agit d’optimiser les interventions de propreté par l’intégration des technologies digitales, à l’aide de capteurs de présence et de flux ainsi que de saisie de données, alimentant des algorithmes. Les gains attendus sont dans la réduction des tâches inutiles (routinières) et des délais d’intervention. L’intégration d’IoT[2] et de bases de données permet d’activer le traitement automatique d’informations numériques en masse et en temps réel pour l’organisation du travail. L’efficacité et l’efficience prescriptive des contrats, les bonnes pratiques professionnelles et les compétences de l’encadrement de proximité…, sont ainsi transférées à la machine, et enrichies d’un savoir opérationnalisé par l’observation automatique de régularités via des algorithmes. Cette innovation, sans doute très attendue dans la profession, actualise les leviers de la standardisation, de la spécialisation et de la productivité directe du travail par l’intégration technologique des savoirs professionnels.
Des offres de prestations à la demande, à l’aide de plateformes, avec ou sans auto-entrepreneurs
Cas encore rare (sinon unique), une PME de création récente à Lille (environ 50 cleaners) propose une des premières illustrations d’une offre « à la demande », sans délai et sans engagement, servie par une plateforme internet, pour des prestations réalisées à l’aide de travailleurs pour partie en auto-entreprise. Ils sont exclusivement autoentrepreneurs pour le marché des particuliers. Le statut de salarié est de plus en plus privilégié pour le marché professionnel correspondant en cela à une demande des clients. La commande et le devis se font à distance par internet sur des « menus » (par exemple ; nettoyage complet des sols, traitement des déchets) en renseignant la surface et les coordonnées. L’entreprise trouve et dépêche un cleaner « le plus adapté ». La facturation est réalisée en ligne, sécurisée et différée (après la prestation).
L’autre cas à signaler est une tentative abandonnée de plateforme de commandes en ligne par une entreprise de propreté de taille intermédiaire (plus de 6000 salariés). La volonté était de diversifier son marché avec des petits clients, pour des prestations ponctuelles, « à la demande », mais pouvant installer une relation durable et assurer des marges plus importantes. L’entreprise avait déjà une clientèle de ce type, sur les parties communes d’immeubles par exemple. La cible de ce service en ligne était constituée des petites entreprises à la recherche de prestations de 2 ou 3 heures par semaine, avec une possibilité de se renseigner aisément et de passer commande en ligne. L’idée était également d’outiller l’entreprise pour capter des demandes d’interventions ponctuelles (sur les vitreries, les moquettes par exemple) chez ses clients traditionnels. Cela ne s’est pas avéré porteur dans les conditions d’investissement consenties. L’expérimentation a été abandonnée. Par différence avec le cas précédent de plateformisation, cette entreprise exclut l’emploi d’autoentrepreneurs.
Des cas d’intégration des occupants dans les demandes d’interventions
Lancée en 2018 par une grande entreprise de multiservices et environnement (plus de 40 000 salariés), l’innovation a consisté à offrir aux bénéficiaires des clients une procédure de commande directe d’interventions « on demand » à l’aide d’une box. Cette offre était en cours de refonte au moment de l’enquête. L’argument est dans une réponse à la volonté des clients de mettre le bien-être des collaborateurs au cœur de leurs préoccupations, un outil pour accroître la satisfaction de chacun d’entre eux. Les services généraux donnent ainsi « le pouvoir et la parole aux occupants de chaque bureau ».
Une autre expérimentation d’inspiration proche est engagée depuis fin 2019, mais ralentie par la crise Covid, par un autre major de la propreté présent également dans la sécurité, l’accueil et le FM (plus de 90 000 salariés). L’innovation rapproche le bénéficiaire final des décisions de prestations en lui accordant un pouvoir de prescription en BtoBtoC. Un système de ticketing, à proximité du modèle des plateformes digitales, a été adapté afin de les autoriser, voire de les inciter à faire eux-mêmes des demandes de prestations directement via leurs smartphones.
Une grande partie de l’activité reste proposée sur un mode classique ; sinon figée, elle est constituée d’un socle d’activités (40%) imposées contractuellement et peu variables. L’innovation est dans l’aménagement de deux espaces de variabilité des activités, gérés hors fréquentiels :
- Une enveloppe hors forfait prévue pour gérer les aléas non prévisibles, dans une proportion située à 10% environ du consentement à la dépense total du client ;
- Une part de « propreté à l’usage » dans le forfait », dimensionnée à 50% de l’ensemble des activités. Elle est constituée dans des proportions variables et évolutives de demandes déclenchées par :
- Les bénéficiaires directement à l’aide d’un système de ticketing de type plateforme accessible par smartphone ;
- Une exploitation de données de fréquentation et de flux recueillies par des capteurs, pilotée par la gouvernance du contrat (encadrant du prestataire, exploitants du client) ;
- Par des demandes exceptionnelles du client donneur d’ordres.
Les bénéfices attendus relèvent de la satisfaction des bénéficiaires, mais également de gains économiques dans une solution qui se veut « éco frugale » et de plus en plus définie sur un mode d’hybridation des solutions (fréquentation, demandes, usages et aléas).
Deux cas de PME variabilisant les prestations par le contrat et la qualité du travail
L’une se situe dans le Nord (70 salariés), l’autre en région parisienne (400 salariés). Les styles et les moyens sont très différents ; familiaux pour l’une, start up high tech pour l’autre. Dans les deux cas, une politique de prix refusant des taux trop bas ou des cadences trop élevées est revendiquée. Dans les deux cas, la proximité (et la réduction des déplacements) est un « driver » de l’approche commerciale. L’une comme l’autre organise une forme de réponse en variabilisant les prestations, y compris l’abandon de fait ou explicite et revendiqué des clauses d’engagement de durée.
L’entreprise francilienne recherche et enregistre depuis quatre ans une très forte croissance. La quasi-totalité de ses contrats sont exempts d’engagements de durée. C’est une pratique de fait (contrats annuels en tacite reconduction) pour la PME du Nord qui cherche surtout des relations « sur-mesure » dans une stratégie de proximité et de simplicité, mettant à distance les fréquentiels au demeurant peu usités chez ses clients de taille modeste. La recherche de performance parie dans les deux cas, toujours avec des styles très différents, sur des politiques de qualité de relation avec les clients, et plus encore sur des volontés très explicites de valoriser le travail et les œuvrants.
Dans les deux cas, les entreprises jouent la qualité du travail, des conditions de travail favorables (proximité, souplesse) et la fidélisation de leurs salariés. En contrepartie, leurs marchés restent concentrés géographiquement. Une limite réside dans la difficulté de former, fidéliser et rémunérer au bon niveau les œuvrants du fait des conditions de concurrence et de fixation des prix.
Une propreté à l’usage par forfaitisation sollicitant l’autonomie des agents de propreté (grande entreprise industrielle)
L’innovation est à l’initiative de l’entreprise. Ce groupe industriel a conçu et déployé depuis avril 2018 (France, 1,4 million de m², 43 000 occupants, 65 sites) un dispositif explicite de « propreté à l’usage ». Déjà connue pour plusieurs innovations contractuelles et managériales dans l’exploitation de ses sites industriels et tertiaires, dès 2012 à l’aide d’un contrat en full FM et mono sourcing, l’entreprise organise en parallèle la forfaitisation totale niveau 5 en multi technique, la forfaitisation des petits travaux et entretiens de proximité, un Contrat de Performance Energétique ambitieux, une politique volontariste sur les déchets et l’apport volontaire.
L’extension de la forfaitisation dans la propreté a pris le nom de propreté à l’usage avec plusieurs objectifs. Des gains de productivité (15%) sont recherchés par un accroissement de l’autonomie des œuvrants et par l’implication des occupants. Les fréquentiels sont en principe abandonnés. Les activités sont modulées en fonction des besoins, des moments et des situations locales. Les œuvrants sont appelés à décider d’eux-mêmes, avec des hospitality managers, de ce qui est le plus utile, en même temps que les bénéficiaires sont incités à participer au « non salissement ».
L’analyse de cette expérience après 3 ans montre que la propreté à l’usage est possible à grande échelle, mais que sa difficulté de mise en œuvre est réelle. Elle exige des niveaux de compréhension et de coopération supérieurs à ce qui a été observé. Il ne suffit plus de coordonner ou même de piloter. Cette propreté à l’usage exige une coopération, voire une « solidarité » entre le prestataire (et ses partenaires) et le client, qui n’est plus seulement la Direction des Services Généraux Groupe, les Achats ou les Responsables de Gestion des Sites. Ce sont bien les occupants et leurs usages, dans leur diversité et leur responsabilité sur leur propre environnement, qui se trouvent directement concernés. Ces derniers doivent nourrir une relation de service avec des œuvrants mieux engagés subjectivement. Après des mois de tensions et de conflits, l’innovation paraît acquise dans les intentions et les esprits, mais exigera encore des évolutions de la gouvernance et des compétences pour que les gains de productivité déjà engrangés se conjuguent à une amélioration durable des conditions de travail des œuvrants.
Une offre de solution intégrée en économie de la fonctionnalité
Cette PME (20 salariés) spécialisée dans la maintenance des revêtements textiles propose une offre de services intégrés en une garantie de performance d’usage des moquettes. Cela passe par l’organisation d’une solution complète, allant du choix du produit à la gestion des déchets en passant par une maintenance à 4 niveaux, un objectif de réemploi et de recyclage à 100%, sur toute la durée de vie des produits. L’offre est accessible en mode locatif (moquette neuve) ou avec la possibilité d’un engagement contractuel de rachat en fin d’utilisation du produit. Outre l’engagement de maintenir les moquettes propres, en permanence et quels que soient les usages, l’offre fonde sa performance économique et son modèle d’affaires sur une maintenance de qualité supérieure, financée par un allongement important de la durée de vie des produits et la prise en charge des enjeux écologiques.
L’offre servicielle ainsi résumée constitue une innovation de rupture. Elle relève de l’économie de la fonctionnalité par la réunion de deux grandes caractéristiques :
- La mise en œuvre de solutions complètes et intégrées (accompagnés des services nécessaires) sur la fonctionnalité moquette, en fonction des usages, incitant les clients à raisonner simultanément en Opex et Capex[3] et en intégrant des externalités environnementales ;
- Une offre de contractualisation sur une garantie de performance d’usage. Le client n’achète plus un produit. En contrepartie d’un consentement (variable et flexible) à la dépense, le client paye pour des services intégrés et pour un usage.
Sept recommandations pour innover en propreté
Après une phase d’externalisation (1970-1980) puis une phase d’industrialisation (1990-2000), les activités de propreté sont menacées depuis 10 ans d’une spirale régressive. La propreté à l’usage est un véhicule intéressant pour permettre à ces activités de prendre le virage du serviciel.
- Solution : hybrider les approches et les solutions de propreté à l’usage en fonction des cultures et des niveaux de maturité.
L’heure n’est pas encore à l’abandon pur et simple des SLA et des fréquentiels. L’avenir est à des offres hybrides et évolutives combinant :
– Des prestations socle (y.c. réglementaires) ;
– Des prestations optimisées à la fréquentation, aux flux, aux variations ;
– Des prestations réservées à la réponse à des demandes des bénéficiaires ;
– Une part réservée à l’évolution des besoins constatés en cours d’exécution du contrat ;
– Une part de prestations non planifiées et non prévisibles, pour faire face aux aléas.
- Contrat : élaborer des contrats de relations de services, pour des prestations mises en œuvre en situation et renouvelées sur la durée. Le modèle de la coopération que consacre le contrat d’intérêt commun constitue un nouveau paradigme que la propreté doit développer.
- Méthode : accompagner les innovations dans les offres de propreté par la co-construction et l’expérimentation. Les accords doivent être construits et régulièrement refondés sur l’observation du réel, la co-construction et la co-évaluation des réalités. C’est sur la gouvernance du contrat et des relations que l’effort doit être porté. Une fois conçues, les solutions doivent vivre et évoluer à l’aide de protocoles d’expérimentation.
- Travail : mettre le travail au centre de la création de valeur, en journée et réapproprié par les agents. La propreté à l’usage exige une valorisation de la relation entre œuvrants et usagers, une connaissance des usages des environnements. Elle est indissociable du travail en journée et d’un accroissement de l’autonomie des œuvrants.
- Multiservices : élargir les offres de services de propreté. Pour une offre servicielle « à l’usage », l’œuvrant de la propreté ne doit pas avoir seulement comme responsabilité de nettoyer. Il doit être capable de dispenser une palette de services aussi large que possible.
- Concept : construire un savoir professionnel pour penser des offres innovantes dans les trois dimensions marketing, économique et de modèle d’affaires. La propreté est une activité de service. La propreté ne doit plus « vendre des heures », mais proposer et participer à des offres de solutions d’usage et de performance.
- Ecosystème serviciel : intégrer la propreté dans les systèmes d’exploitation des espaces de travail. La propreté fait partie d’une chaine de valeur. Elle sera d’autant plus contributive qu’elle n’est pas conçue isolément. La performance de la propreté requiert de concevoir, organiser et manager ses prestations à l’échelle d’un écosystème serviciel intégrant l’ensemble des services aux environnements de travail.
[1] Assistant à Maîtrise d’Ouvrage
[2] Internet of Things, internet des objets/outils
[3] Dépense d’exploitation (Operational Expenditure) et d’investissement (Capital Expenditure)