Compte rendu de la Rencontre Génie des Lieux/CRDIA du 23 février 2017, Les Dunes, Société Générale, Val de Fontenay
De la tutelle à l’engagement
Yannick Blanc est Haut-commissaire de la République à l’engagement civique, directeur général de l’agence de l’action civique, ancien préfet de Pontoise et d’Avignon, et membre fondateur de la nouvelle société française de prospective. Il est auteur, de « Le Léviathan ; l’Etat dans la grande transition », édition la Fonda en 2016. Il est parallèlement Président de la Fonda, un think tank créé après 1968 pour aider les responsables associatifs et faire reconnaître le poids de ce mouvement.
Le monde associatif, les organisations syndicales se sont organisées et développées tout au long du XXème siècle autour de l’idée que la société est « inerte », à charge pour le mouvement associatif notamment de contribuer à la mettre en mouvement.
Cette idée n’est plus pertinente.
Le sens même de ce qu’est une stratégie a changé tant le monde est dans une mutation et embarqué même dans une accélération non maîtrisée. C’est pour répondre à cette interpellation que nous avons choisi d’adopter à la Fonda l’attitude prospective. Ni une science, ni une discipline académique dans le sens que lui donnait Gaston Berger, c’est une façon d’observer les évènements de la réalité pour se projeter dans le futur et tenter de le maîtriser.
Le cadre de la réflexion ; transition et mutations irréversibles
Nous sommes aujourd’hui au milieu d’un phénomène de transition, c’est-à-dire un ensemble de mutations irréversibles que l’on classe en prospective en trois catégories, les tendances lourdes, les tendances émergentes et les signaux faibles :
- Une tendance lourde, sur une temporalité longue, c’est un phénomène d’une ampleur telle qu’il échappe pratiquement à la capacité de décision. L’exemple typique est fourni par la démographie et le phénomène de vieillissement. C’est un produit de l’action humaine (les progrès de la médecine…) mais une fois enclenché, on n’y peut plus rien. On n’inversera pas le mouvement et les effets du vieillissement et il transforme en profondeur les structures de nos sociétés.
- Les tendances émergentes, avec cet adjectif « disruptif » devenu fétiche, ce sont les choses nouvelles qui s’installent de manière irréversible. Le phénomène émergent type est évidemment la transformation numérique, avec ses vagues successives.
- Il y a enfin les signaux faibles, dont la visibilité ou l’importance ne sont pas évidentes, qui demandent vigilance et attention pour en déduire des conséquences.
Il y a mutation quand ces différents niveaux entrent en résonnance, entre le vieillissement et la transition numérique par exemple.
La transition dont nous parlons aujourd’hui concerne l’Etat et les institutions (dont la famille ou l’entreprise) que j’aborde en distinguant trois parties ; les règles, les valeurs et les usages. J’emprunte cette tripartition à Elinor Ostrom (politiste américaine), prix Nobel (en 2005) connue pour ses travaux sur l’économie des communs mais surtout pour ses travaux plus récents de sciences politiques (« comprendre la diversité institutionnelle »).
Les règles sont des obligations et des interdits qui donnent lieu à des sanctions. Les valeurs sont aussi des obligations et des interdits, mais partagés par des communautés, sous forme de repères, des symboles ou de mythes. A la différence des règles, les valeurs ne sont pas associées en tant que telles à des sanctions. Il y a enfin le niveau du quotidien, les habitudes, les pratiques, les traditions, les savoirs faire…, les usages.
Pour que les institutions permettent de faire société, elles doivent respecter une grammaire commune. Ce mot de grammaire est au cœur du raisonnement.
Nous portons dans notre héritage (philosophique, culturel, scientifique) l’idée que les phénomènes sont régis par des lois ; par exemple, la loi de la gravitation universelle, les lois de l’économie. Ces lois ressortissent des règles qu’il faut absolument respecter. Transposé dans l’économie, cette conception pousse ainsi, une fois la loi énoncée, à tenter d’expliquer pourquoi on ne l’observe pas.
La transition institutionnelle ; un changement de grammaire
L’idée de grammaire, c’est qu’un nombre limité de règles permet un nombre illimité d’énoncés. Avec la grammaire, on n’est plus dans le paradigme de l’obéissance à la règle. La grammaire est une règle certes. On ne peut pas construire ses phrases de manière totalement fantaisiste si l’on veut être compris. Mais il n’est pas nécessaire de connaître la grammaire pour parler une langue, pour permettre des usages, y compris sans éducation. La loi scientifique est prescriptive. Pas la grammaire qui observe des régularités et propose des constructions, mais laisse infinie la possibilité d’énoncés.
La grammaire des institutions, c’est un nombre limité de règles permettant un nombre illimité d’énoncés pour à la fois prescrire, décrire et développer des règles, des valeurs et des usages.
Quelque chose est en train de changer dans nos institutions, et c’est un changement de grammaire. Pour que les institutions fonctionnent, il faut en effet qu’elles puissent s’emboiter. J’illustre cela à travers le concept de matrice tutélaire.
Les sciences sociales (la philosophie) ont très souvent analysé la structure et les phénomènes de pouvoir à l’aide du concept de domination. De formation philosophique, ayant passé 35 ans dans l’administration, comme fonctionnaire d’autorité, membre de cabinet ministériel…, une des raisons pour lesquelles j’ai écrit un livre, est que je me suis trouvé dans très fort décalage entre mon expérience du pouvoir avec la manière dont les philosophes et les sociologues décrivent cet exercice du pouvoir. Lorsqu’on est un acteur de la décision politique, publique, à aucun moment je n’ai été dans l’expérience pure de l’exercice de la domination. Il peut arriver qu’il y ait de tels rapports. Mais ce n’est pas cela qui permet la régularité de l’action publique.
Je me suis donc demandé, comment qualifier ce rapport gouvernant gouverné… ? La notion de tutelle y répond comme principe d’emboitement des institutions.
La tutelle comme principe hérité d’emboitement vertical des institutions
En droit civil, on met en tutelle une personne qui n’a pas la capacité autonome d’exercer ses droits. On confie à quelqu’un d’autre la responsabilité d’exercer ces droits à la place de la personne. Un mineur est par définition sous tutelle. La règle est que le dominant exerce le pouvoir, prend les décisions, mais il le fait exclusivement au bénéfice de la personne sous sa tutelle. Il y a bien une forme de domination, mais pour l’exercice d’un pouvoir au profit du dominé. C’est la définition même du service public, et l’on voit bien la sensibilité de l’opinion vis-à-vis de celui qui est investi d’un pouvoir de tutelle mais qui l’exerce à son propre profit.
La notion de tutelle décrit bien la façon dont s’organise dans nos sociétés les relations entre dominants et dominés en termes de règles, de valeurs et d’usages.
L’emboitement des institutions est dans le fait que cette forme de pouvoir tutélaire est à l’œuvre, quelle que soit l’institution, et cela depuis le 13ème siècle jusqu’au 20ème siècle inclus.
C’est en effet au 13ème siècle que s’opère la fusion entre le droit romain et le pouvoir de l’Eglise. Ce sera au fondement de l’institution monarchique, puis de l’Etat. Un phénomène particulièrement mis en lumière par un philosophe, Pierre Legendre.
Dans ce schéma, celui qui exerce la domination au bénéfice de celui qui est dominé, le fait dans un consensus qui admet que certains peuvent décider pour d’autres. C’est fondamentalement parce que les premiers ont accès au savoir, un savoir ésotérique ; des énoncés, des règles, des contenus auxquels le commun des mortels n’a pas accès. C’est la définition même du prêtre. C’est celle du juriste qui peut nous dire ce qu’il convient de comprendre et d’interpréter de la règle, formulée de telle sorte que le commun des mortels en est incapable.
La capacité à produire, à détenir, à retenir et éventuellement à diffuser du savoir est le phénomène central des institutions de nos sociétés depuis le 13ème siècle. C’est vrai de la religion, des règles de droit, mais également de la capacité de l’Etat de produire des biens collectifs. L’Etat, dans sa capacité à exercer sa tutelle sur l’ensemble de la société, n’est pas d’abord construit à partir des fonctions régaliennes ; exercice de la violence légitime par la répression, l’enfermement, la conquête. Il s’est construit bloc par bloc dans sa capacité à détenir d’un savoir codifié, stocké, hiérarchisé, une immense accumulation de connaissances :
- Techniques avec les grands corps d’ingénieurs,
- Médicales, sanitaires,
- Financières,
- Sur les territoires (cadastre, état civil…).
- ..
Changements en profondeur et dés emboitement des institutions
Il a fallu attendre 1978 pour que la règle interdisant par principe la communication d’informations publiques soit assouplie. Nous avons encore attendu encore 40 ans pour adopter le principe renversé selon lequel toute information publique, à quelques exceptions près, est accessible à l’ensemble des citoyens. L’open data est une idée neuve. C’est une marque de la grande transition institutionnelle.
Pendant ces 40 ans, nous, fonctionnaires territoriaux notamment, avons vu progressivement se déconstruire tout ce qui faisait la puissance de l’Etat. Nous avons détruit, dispersé façon puzzle toute l’ingénierie publique. Les routes, les matériels, les ports, tout ce qui a fait la substance même de la puissance publique, la force de l’ingénierie publique comme bras séculier de l’Etat sur les régions, les grands corps d’ingénieurs…, nous avons tout balayé. D’où ce sentiment de délitement de l’appareil d’Etat.
L’emboitement vertical des institutions par la tutelle a modelé l’ensemble de nos relations sociales. C’est le principe par lequel les différentes institutions se répondaient les unes les autres. Cette tutelle se retrouve bien sûr à propos des « majorité et minorité civile », mais également dans les relations entre ;
- Majeur/mineur
- Initié et profane (religion, loges maçonnes)
- Combattant/civil,
- Maitre et disciple (enseignement)
- L’exégète et l’auditeur
- Prescripteur/patient (voir la grande figure tutélaire de Pasteur)
- On peut y ajouter employeur salarié, ingénieur ouvrier…
Il faut enfin insister sur l’essentiel. Ce qui a le plus intimement et radicalement changé au 20ème siècle, c’est le rapport homme/femme. Les femmes mariées, il n’y a pas si longtemps (milieu des années 60) devaient avoir l’autorisation de leur mari pour avoir une activité salariée ou ouvrir un compte.
Cela intervient sur l’articulation entre les règles, les valeurs et les usages. Les usages évoluent assez lentement. La notion de chef de famille n’a disparu du Code Civil qu’au début du 21ème siècle. La parité hommes femmes ici ou là fait l’objet de règles, mais l’égalité est une valeur désormais installée. On peut voir aussi comment se sont transformées les relations entre les parents et l’école. Jusqu’aux années 70, l’enseignant dispose d’une autorité. Cette tutelle n’est plus reconnue.
Si l’on se souvient de ce que les soldats et les peuples ont accepté de subir pendant la guerre de 1914, dans la guerre de masse, on mesure la puissance du respect de l’autorité tutélaire durant le 20ème siècle, en même temps son apogée et son déclin.
Dans le domaine sanitaire et social, c’est l’Etat Providence qui l’incarnait, avant que triomphent le libéralisme et la valeur d’autonomie des individus. Les masses médias, y compris la télévision, sont maintenant dépassées par les réseaux et l’exigence de transparence.
Effondrement de l’ordre symbolique au profit de la pluralité (chacun croit ou mange ce qu’il veut par exemple), effacement des frontières et de la souveraineté, autonomie (toujours recherchée) et mobilités des individus, non plus par la place et la progression verticale, mais par un droit au parcours…, sont autant de phénomènes qui provoquent de l’inquiétude, une perte des repères.
Devant ce délitement on comprend la violence extrême parfois des volontés/tentatives de réinstaurer un système de repères. De ce point de vue, la grammaire de l’entreprise financiarisée c’est le chiffre, le tableau excel. Dans la tradition jacobine française, on agit par la règle, avec une hypertrophie actuelle de la production normative. On produit de la loi à chaque problème. On confond stratégie et production normative. C’est aussi le fantasme du plan. On déciderait au sommet et par ruissellement, chacun appliquerait. C’est du délire. Même les très grandes entreprises ne peuvent plus maîtriser leur environnement et fixer la stratégie de leur secteur. Elles accueillent ainsi, parfois gratuitement des start ups dans une démarche « apprenante ». C’est un investissement sur l’horizontal. Parallèlement, on assiste à un retour du langage, des post-il partout sur les murs…
Comment refaire société ?
On arrive alors à la notion d’engagement qui a connu un renversement sémantique en un siècle entre 1917 et aujourd’hui.
S’engager dans l’armée, les ordres ou le mouvement ouvrier était une manière de faire nombre, de se soumettre à la règle, de s’intégrer à un collectif au prix d’un renoncement à son identité (matricule, changement de nom en religion ou pseudo chez les militants). Dans l’entreprise, être engagé (embauché) valait subordination.
C’est devenu un engagement bénévole (professionnel, civique…), pour contribuer à un projet, exercer ses droits, obtenir une reconnaissance et se réaliser comme singularité. Plutôt un engagement très intense et sur périodes courtes.
Le même mot d’engagement qui décrit quelque chose de l’institution, de la relation entre le citoyen et la société, entre l’individuel et le collectif…, a connu un renversement à 180°. Un conservateur dirait, « on marche sur la tête ». De fait, c’est bien comme cela qu’on marche !
- Le principe hiérarchique d’accès au pouvoir par l’accès au savoir a disparu.
- Le terme d’écosystème s’est imposé partout, loin de la définition scientifique, mais dans la grammaire nouvelle. Il dit la recherche d’un mode d’emboitement horizontal, via la coopération/partenariat.
- Le terme de partenariat est devenu incontournable dans l’administration, même pour des missions régaliennes. Il marque l’ouverture horizontale d’institution encore verticales.
L’idée d’une rétribution par la promesse de progression (verticale, dans un couloir) ne fonctionne plus au profit d’un droit à parcours individuels.
Dans l’administration, dans les associations comme dans l’entreprise, la bascule est engagée entre un emboitement vertical et l’horizontal, mais les deux grammaires cohabitent encore. C’est lisible dans le politique qui n’arrive plus à convaincre avec un discours sur la verticalité, les frontières, le concept de souveraineté, de l’Etat, du peuple sous tutelle…
Une grammaire nouvelle des institutions se cherche. Elle repose sur deux dimensions :
- Une forme dans l’associativité, toujours en collectif et dans l’injonction à coopérer, mais en reconfiguration permanente, mobile.
- Le moteur toujours dans l’engagement, mais loin de la subordination.
Les communautés organiques (emboitées verticalement, famille, village, pays, nation), deviennent des communautés d’actions. Chaque individu peut appartenir à différentes communautés, simultanément et successivement.
Les valeurs sont ici centrales. La règle est nécessairement verticale, mais les valeurs sont devenues l’affaire de chacun. Le « communautarisme » peut-être un énoncé, mais la notion de communauté de projet et de valeur émerge.
L’outil emblématique en est la « Charte ». Cela n’a pas de valeur claire identifiable dans la hiérarchie des normes. Personne ne sait bien ce que c’est. C’est un moment dans lequel on tente de réarticuler les règles, les valeurs et les usages, dans une expression compréhensible par tous et dans ce que j’appelle laïcité. Chacun pense et vit comme il veut, mais respecte des valeurs communes, des règles de fonctionnement du groupe, tout en admettant des différences (alimentaires par exemple, porteuses de valeurs éthiques).
Associativité par l’engagement autour de chartes sur des valeurs, nous sommes bien dans une nouvelle grammaire des institutions.
Compte rendu rédigé par Xavier Baron le 07 mars 2017