7 septembre 2021

CAHIER 12 – Document 1

Le BtoBtoC est-il l'avenir du FM ?

Article paru dans Workplace magazine n°285, septembre-octobre 2019

Xavier Baron[1] et Joël Larousse[2]

[1]  Consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA

[2] Vice-Président de l’ARSEG, Directeur du Développement et des Opérations Environnement de Travail, SNCF

Diffusé le 14/09/2021, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

 

La mutation servicielle est engagée. Nos économies (et l’emploi) sont aujourd’hui tirées par les services. C’est un marqueur de richesse dans nos sociétés avancées et c’est une bonne nouvelle. La production de services (surtout pensée dans l’usage et la fonctionnalité) est dans l’ensemble moins consommatrice de ressources non renouvelables … Elle a toujours besoin de supports bien tangibles (par exemple, les transports collectifs ferroviaires), mais la valeur produite (la mobilité, la santé, la sécurité…) n’est pas proportionnelle à la destruction de ressources (usure, matière ou énergie) comme dans l’industrie manufacturière. La valeur générée ne s’arrête pas à la livraison du produit. Elle est effective et démultipliée par la qualité et la multiplicité des usages qui en seront faits par le bénéficiaire. La valeur d’être à nouveau « en bonne santé » ne s’évalue pas au fait simplement d’avoir été soigné, mais de pouvoir travailler, consommer, voter…, parce que de nouveau « en forme ». Pourtant, alors qu’il est producteur de qualité de vie au travail (QVT), d’économies d’énergie, de mobilité douce, de valorisation des déchets, de santé au travail, bref, au cœur du développement durable et de tout ce qui constitue une société responsable, le facility management (FM) comme secteur d’activité n’en reste pas moins faiblement valorisé.

 

 Une recherche de valorisation de l’offre des services FM

 

La promotion du modèle BtoBtoC vient corriger le modèle historique en BtoB et donner au secteur FM (prestataires comme clients) des arguments pour enrayer la spirale régressive de la recherche systématique de baisse des coûts entraînant une baisse corollaire des prix, puis de la qualité des services.

En se basant sur les fondamentaux de l’expérience utilisateur, il est question de redynamiser la chaîne de production des services en l’enrichissant d’un axe partagé par tous les acteurs. La perspective de nouvelles coopérations apparaît. Les frontières entre métiers se réduisent a priori. Le FM découvre les vertus qui ont fait le succès de l’amélioration continue et de l’excellence opérationnelle prises à l’échelle d’une filière. À condition de la démontrer, cette performance est un levier pour desserrer l’étau du coût de revient et restaurer partiellement les marges et la capacité d’investissement.

Deuxième argument : l’utilisateur est replacé au centre de l’activité de service, prioritairement aux équipements et aux mètres carrés. Salarié de l’entreprise utilisatrice, il redevient une personne aux yeux de son employeur, il évolue dans un environnement qui doit lui convenir. Il fait l’objet de stratégies de marque employeur dont les environnements de travail sont un medium et un outil. Les méthodes de séduction de masse structurées à partir de l’expérience utilisateur ayant fait leur preuve face au consommateur, il est logique que le FM s’en empare, et les adapte pour répondre à cette nouvelle demande.

Troisième argument : l’avenir du service passe par la montée en valeur de cette expérience, une fois saisie et individualisée par les datas. Ces dernières permettent la personnalisation et l’anticipation (corrigée par l’orientation) des services, en même temps qu’ils sont proposés à une multitude de clients. Dans le FM, l’expérience du bénéficiaire, à la fois diverse, nombreuse et spécifique, est individualisable. Utiliser le modèle digital appliqué au bénéficiaire des services est sans doute un levier pour produire un meilleur service, potentiellement mieux vendu. Les entreprises qui ne présenteront pas ces deux savoir-faire seront déclassées par celles qui auront su les intégrer. C’est également pour les entreprises de FM une manière de protéger l’entrée de leur marché face à des professionnels de la data. On serait donc dans le sens de l’histoire.

Quatrième argument : la valorisation des bénéficiaires les introduit comme un troisième acteur dans le face à face entre les donneurs d’ordre et les prestataires. Cet acteur parle, il a des opinions. Son expression n’est pas simple ni immédiate, mais le bénéficiaire sait mieux ce dont il a besoin (ou envie) que l’acheteur ou le commercial, le juriste ou le contrôleur de gestion, par ailleurs contributeurs de la transaction. Il constitue un juge lui aussi légitime de la mise en œuvre des prestation FM construites sur des contrats à exécution successive. Il est directement intéressé par ce qu’elle lui apporte et par l’attachement qu’il conçoit à la propreté, la sûreté, l’efficacité fonctionnelle et le juste confort du milieu que constitue son environnement de travail. À ce titre, il viendrait enrichir le dialogue entre les acheteurs du donneur d’ordres et les commerciaux du prestataire, des termes d’une relation et de l’implication dynamique d’un acteur concerné.

 

Au risque de tirer à nouveau les services FM vers l’industrie ?

 

L’idée de progresser vers le BtoBtoC risque cependant, paradoxalement, de tirer en arrière le FM vers le modèle industrialiste de la production, quitte à ne réviser que son marketing et sa distribution. Si elle reprend les formes de la distribution des biens industriels par les canaux digitaux, elle peut relayer la tentation d’organiser le travail serviciel de la production du FM sur le modèle du travail industriel, à l’abri d’une relation client médiée par la relation digitalisée. Non seulement il s’agirait d’une erreur sur la nature même de la valeur des services, mais ce serait une manière insidieuse et radicale de les tirer vers le bas, en prenant au passage le risque de dresser une barrière digitale entre le producteur et le bénéficiaire du service. La logique industrielle a fait ses preuves dans son domaine, celui des biens standardisables, pour des besoins stabilisés, via des process de qualité reproductibles. Mais le service n’est pas l’industrie. Il demande de s’adapter à chaque bénéficiaire, client ou utilisateur, de refaire pour lui, à chaque occurrence, toute l’histoire. Le producteur idéal de l’industrie est un salarié subordonné. Il exécute des tâches conformes pour la reproduction à l’identique de biens matériels (ou quasi biens) et si possible, en grands volumes. Il intervient sur la matière, il n’interagit pas avec le client ou le bénéficiaire. Adosser un secteur serviciel à la logique industrielle, conceptuellement et par analogie, postule en tendance que le meilleur producteur est un robot. Ce non-avenir implicite disqualifie toute perspective de valoriser la pertinence du travail et du service produit avec le bénéficiaire – l’aptitude de sa valeur et donc son utilité, à être démultipliée pour le bénéficiaire – prioritairement à la conformité à un profil optimal de production…

Le virage serviciel du FM est engagé. Il ne faudrait pas que les habitudes passées, les réflexes acquis et les référents industriels perdurent, serait-ce sous le masque sympathique du BtoBtoC, et ralentissent le bénéfice d’un mouvement fondateur. D’où ce « désaccordement » entre les conditions réelles de travail pensées sur le mode industrialiste et des activités de services qui n’en relèvent pas. D’où l’explosion des risques psychosociaux imposés à des acteurs dont le mode de production les prive de leur principal outil de travail : leur présence, leur intelligence, leurs émotions, leur capacité de jugement et le prix qu’ils y attachent.

 

Œuvrants et bénéficiaires sont coproducteurs

 

Le travail serviciel ne s’organise pas comme le travail industriel, sa valeur est différente. Toutes les parties dans le FM (donneurs d’ordres, prestataires, intermédiaires) en conviennent et sont engagées dans le projet ambitieux et nécessaire de changer les paradigmes de valeur. Le fait est cependant que nous ne disposons pas encore de théories alternatives opératoires sur les conditions de la performance du travail producteur de valeur dans la logique servicielle. C’est un problème pour penser et représenter la performance de nos systèmes de production (la mesure). C’est une limite pour s’accorder sur le juste prix de ce qui est produit (les contrats). C’est un empêchement pour le management et pour tous les travailleurs qui le vivent, et parfois en tombent malades à force de perte de sens, d’injonctions contradictoires, de gâchis des efforts investis pour un travail qui, bien que conforme techniquement, n’est pas de qualité en ceci qu’il ne produit pas (assez) de valeur (l’innovation servicielle). La valeur d’un service ne réside pas seulement dans son exécution. Elle est dans sa capacité à modifier favorablement l’état du bénéficiaire. On ne consomme pas un service, on en bénéficie. De gêné, incommodé, malade, perdu, empêché, exposé…, le bénéficiaire retrouve ses aises, sa santé, se sent en sécurité, sait où il est, sait comment faire. Sa capacité lui a été restaurée, voire augmentée par le service. Dans le domaine du travail, c’est sa capacité à produire, et au-delà à produire ensemble qui est en jeu, potentiellement mieux que chez un concurrent. Cette opération ne peut pas se faire malgré lui, sans lui, sans sa coopération et sa co-évaluation. On n’exécute pas un service, on le rend. Il s’agit d’une relation où le producteur entre dans la compréhension du bénéficiaire pour adapter son action à un langage, des finalités, une situation, un état physique ou mental, à un moment donné et pour une personne donnée. La performance des systèmes de production servicielle est au prix de l’obtention d’un engagement subjectif, émotionnel et relationnel des œuvrants. Il serait vain et inhumain de le contraindre précisément, alors qu’il est l’instrument de leur efficacité. Cet engagement s’inscrit dans une coopération au quotidien avec les bénéficiaires, qui ne se prescrit pas, mais s’obtient, ici encore, par la qualité de la relation. Ce bénéficiaire a lui-même une part active et déterminante dans la production d’un service réussi. C’est lui qui démultipliera la valeur de ce service pour l’entreprise utilisatrice par l’effet de performance de son propre travail. Les entreprises, prestataires comme clients, le savent ou au moins le perçoivent. Elles cherchent des manières d’ajuster leurs pratiques.

 

 Mal nommer les choses…

 

La transposition du modèle de distribution des biens industriels en BtoBtoC sur les services FM a le mérite de revaloriser la relation à l’utilisateur final et de le réinsérer dynamiquement dans le dispositif. Elle peut cependant dissimuler une différence de nature et surtout une incompatibilité des modalités de production. L’idée du BtoBtoC (ou du BtoCtoB) propose d’assimiler l’occupant (end user) des immeubles professionnels à un consommateur. Elle reprend l’hypothèse qu’en traitant les salariés à l’instar des consommateurs, on obtiendra des satisfactions meilleures, lesquelles seraient elles-mêmes favorables à un engagement « positif » de production. Or, le bénéficiaire « end user » des espaces de travail aménagés et enrichis de services n’est pas un consommateur. Ce n’est pas lui qui paye. Il n’exerce pas le libre choix de son espace de travail ni du prestataire de son employeur. Cet espace n’est pas conçu (ou d’abord fonctionnel) pour sa satisfaction (voire son bonheur), serait-ce dans le cadre d’une « expérience utilisateur (client) », recherchée par les entreprises soucieuses d’enrichir leur « marque employeur afin de fidéliser des talents » … Cet espace est une condition obligée de l’exercice de la responsabilité d’employeur et une ressource directe et indirecte de production. Il est conçu pour que les gens qui y travaillent, y travaillent bien, au sens d’une performativité qui n’appartient pas seulement aux espaces de travail mais également aux process, au management et à l’organisation de l’entreprise. Il y a une relation d’évidence entre les qualités d’un espace de travail et la performance des travailleurs qui l’occupent. Elle est cependant loin d’être facile à isoler et à mettre en œuvre. Enfin, la « loi » qui veut qu’un travailleur travaille vite et bien s’il est heureux n’a rien de mécanique et surtout ne dit rien de tous les empêchements d’autres natures qui n’ont rien à voir avec les espaces de travail, services compris.

 

Un travail de recherche nécessaire

 

La relation contractuelle qui lie l’employeur au salarié ne relève pas d’un échange couvert par le droit commercial. 88 % des personnes qui accèdent aux revenus par le travail sont salariés. Ils ne sont ni indépendants, ni agriculteurs, ni entrepreneurs. Ils relèvent d’un rapport de subordination salariale, régi par le Droit du Travail qui crée à l’employeur un ensemble d’obligations dont ce qui ressort de l’espace de travail est fortement contraint et âprement négocié par des parties qui n’ont pas que la QVT comme enjeu à leurs débats. La modernité de l’immobilier d’entreprise et des services aux occupants des espaces de travail ne se fera pas au prix d’une transposition de « mots » (au risque de nouveaux maux). Justement en regard des situations de travailleurs non-salariés intéressés par des espaces de coworking dont ils sont des consommateurs, l’analogie avec les salariés est intéressante…, si elle aide à penser. Elle est suspecte d’une paresse coupable si elle prétend désigner des solutions en omettant de bien poser le problème. L’émergence du thème du BtoBtoC dans le FM est un marqueur intéressant. Il présente cependant un risque de confusion/assimilation des concepts. En tirant le FM sur le terrain de la consommation, le risque est grand de continuer de l’assimiler à une activité industrielle, et de mettre un peu plus en invisibilité ce qui fait la valeur des services : des relations entre œuvrants et bénéficiaires en pertinence située. La construction d’une doctrine et de référents adéquats pour le FM ne fera pas l’économie de recherches sérieuses et d’un travail sur les conditions de la performance du travail serviciel. C’est un enjeu d’expertise pour les prestataires comme de qualité pour les clients. C’est le prix à payer pour une production de valeur ajoutée au-delà de l’assemblage de coûts, en rétribution d’une valeur réellement enrichie.