Vers une multiplication des lieux légitimes de travail
hors l’immeuble de bureaux
Alain d’Iribarne
iribarne@msh-paris.fr
Directeur de recherche au CNRS ; Président du Comité scientifique d’ACTINEO.
1 – Une tendance à l’élargissement des lieux de travail hors des locaux
53% des répondants à l’enquête 2019 d’ACTINEO ont déclaré qu’il leur arrivait de travailler hors des locaux de leur entreprise, en progression de 5 points par rapport à l’enquête 2017 quels que soient les lieux considérés. C’est pourquoi nous avons accordé une attention particulière aux travailleurs qualifiés de « nomades », ceux qui travaillent plus souvent que les autres hors des murs de leur immeuble de bureau. De même, nous avons regardé jusqu’où ce mouvement était susceptible d’impacter les implantations des postes principaux de travail : dans quelle mesure ces derniers sont-ils appelés à quitter les « immeubles de bureaux », dans un mouvement d’émancipation par rapport à la tradition historique ?
Si on admet cependant que l’accès à un poste de travail « au bureau » garde du sens, il faut aussi admettre que la majorité des actifs qui travaillent dans des bureaux pratiquent du travail à distance dès lors qu’ils se connectent. C’est donc dans ce cadre global des multiples lieux et pratiques de travail connecté que nous aborderons le télétravail et les usages des tiers-lieux/espaces de co-working. L’un et l’autre sont des segments particuliers d’un ensemble plus vaste au sein duquel il faut les replacer dès lors qu’on prétend vouloir en saisir les évolutions de façon pertinente. Enfin, pour explorer ce que pourra être le travail de bureau dans les temps à venir, il nous faudra revenir sur les opinions et les envies des usagers de tous ces lieux à travers leur niveau de satisfaction et surtout, à travers les lieux et modalités d’agencement des temps de travail dont ils souhaiteraient disposer s’ils étaient libres de choisir.
Onze lieux permettant de travailler ailleurs (tableau 1)
Comme pour les 16 lieux auxiliaires de travail identifiés dans l’immeuble de bureau décrits dans un article précédent[1], nous avons sélectionné 11 lieux hors de cet immeuble. Il s’agit de cerner l’étendue et la morphologie des espaces de travail élargis, ainsi que l’intensité de leur utilisation (régulièrement ou occasionnellement), en dynamique par rapport à 2017. Pour identifier ces 11 nouveaux lieux de travail, nous avons construit une taxinomie basée sur leurs destinations premières de façon à mieux cerner la signification de leurs rapports d’usages. Pour les bureaux, nous avons distingué les bureaux « classiques » des bureaux « modernes » que sont des tiers-lieux. De-même, pour la catégorie des lieux de vie nous avons distingué les lieux « sédentaires » que sont les domiciles, des lieux « liés aux mobilités » que sont les hôtels ou les moyens de transport.
Tableau 1 : onze lieux permettant de travailler ailleurs | |||
Lieux de travail traditionnels | Locaux de son entreprise autres que ceux où est situé son poste principal de travail | ||
Locaux de ses clients | |||
Bibliothèques publiques | |||
Lieux de travail modernes (tiers-lieux) | Espaces de co-working | ||
Incubateurs d’innovation | |||
Fablabs | |||
Lieux de vie | Sédentaire : son domicile | ||
Liés aux mobilités | Lieux d’accueil | restaurants, cafés, | |
hôtels | |||
Lieux liés aux transports | transports en commun | ||
espaces voyageurs (trains, aéroports) | |||
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Les fréquences d’usage (tableaux 2, 3 et 4) :
Si on ne prend en compte que les usages réguliers, le domicile détrône à la première place les locaux de son entreprise autres que ceux où est situé son poste de travail principal, tandis que les restaurants et cafés sont déclassés au profit des transports en commun.
Tableau 2 : usages réguliers les plus fréquents en 2019 | |
Votre domicile | 24% |
Les locaux de votre entreprise autres… | 20% |
Les transports en commun | 19% |
Les restaurants, les cafés | 16% |
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Tableau 3 : usages réguliers les moins fréquents en 2019 | |
Les bibliothèques publiques | 9% |
Les fablabs | 8% |
Les incubateurs d’innovation | 7% |
Les hôtels | 7% |
Source : enquête ACTINEO 2019 |
A l’inverse, à l’autre extrémité du classement pour des usages extensifs, on trouve en queue de peloton (tableau 4) : les espaces de co-working (38%) ; les bibliothèques publiques (34%) ; les incubateurs d’innovation (28%) et les fablabs (27%)[2]. Plus que précédemment, ce classement est modifié quand on ne prend en considération que les usages réguliers puisque les espaces de co-working remontent substantiellement dans le classement avec 10%, tandis que les hôtels qui étaient antérieurement bien classés, juste après les transports en commun avec 47%, se retrouvent en dernier rang.
Il ressort clairement de cette hiérarchie d’usage de ces « autres lieux » que les plus importants ne sont pas ceux dont jusque-là on parle le plus : le domicile, qui n’a pas attendu le confinement et le télétravail contraint pour s’affirmer comme le principal des « autre lieux » de travail par rapport à son immeuble de bureau. Il en va de même pour les autres établissements dans le cas des grandes entreprises. C’est une première esquisse de la morphologie des espaces de travail élargie qui transparait ici.
Les dynamiques d’usage (tableau 4) :
Le classement de ces lieux en fonction de leurs fréquences d’usage dans une perspective étendue – réguliers et occasionnels – place en tête un trio constitué de lieux qui appartiennent à trois de nos catégories distinctes, avec dans l’ordre : les locaux autres de son employeur (60%), les restaurants et cafés (57%) et le domicile (54%). Ce trio précède les transports en commun, qui présentent un certain décrochage avec 47%[3].
Pour cerner d’un peu plus près cette hiérarchie des usages, il est intéressant de regarder la dynamique de ces lieux, ce que permet à nouveau une comparaison avec l’enquête de 2017. Pour cela nous nous sommes appuyés sur un examen des usages élargis. Il ressort que tous les lieux, à l’exception des locaux des clients, ont connu des accroissements à la fois substantiels et assez voisins. Ces accroissements ont concerné exclusivement les usages occasionnels, sauf pour les fablabs dont 2 points sur les 5 points sont dus à des usages réguliers.
Ces résultats viennent conforter l’hypothèse qu’il existe bien un mouvement de fond autour d’une extension des espaces de travail. Ce grand mouvement structurel, relativement homogène, touche pratiquement tous les lieux. La question des dynamiques respectives reste posée : quels sont les lieux qui vont connaître les plus fortes accélérations ?
Tableau 4 : la dynamique des usages hors de son immeuble de bureau | Taux de présence | Utilisation régulière | |
Utilisations régulières ou occasionnelles | 2019 | évolution 2019/2017 | |
Lieux de travail traditionnels | Les locaux de son entreprise autres que ceux où est situé son poste principal de travail | 60 % | +5 % |
Les locaux de ses clients | 43 % | stable | |
Les bibliothèques publiques | 34 % | +6 % | |
Lieux de travail modernes (tiers-lieux) | Les espaces de co-working | 38 % | +7 % |
Les incubateurs d’innovation | 28 % | +5 % | |
Les fablabs | 27 % | +4 % | |
Lieu de vie sédentaire : son domicile | 54 % | +6 % | |
Lieux de vie liés aux mobilités | Lieux d’accueil : restaurants/cafés | 57 % | +6 % |
Lieux d’accueil : hôtels | 43 % | +4 % | |
Lieux liés aux transports : transports en commun | 47 % | +5 % | |
Lieux liés aux transports : espaces voyageurs (trains, aéroports) | 41 % | +5 % | |
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Travailler partout : des « nomades réguliers »[4] (tableau 5) :
Pour progresser, il est intéressant d’accorder une attention particulière à ceux qui exercent une activité professionnelle en dehors de l’immeuble où se trouve leur poste, qualifiés de nomades. Ces actifs nomades réguliers représentent une part substantielle des actifs travaillant dans des bureaux.
Tableau 5 : les « nomades réguliers » | |
Où travaillent-ils ? Ils utilisent tous les jours/plusieurs fois par semaine… (en % 2019) | |
Les transports en commun | 62 |
Les restaurants/cafés | 53 |
Les espaces voyageurs (trains, aéroports) | 30 |
Les bibliothèques publiques | 28 |
Les hôtels | 24 |
Qui sont-ils ? Ils sont … (en % 2019) | |
Parmi les cadres intermédiaires | 50 |
En Ile-de-France | 47 |
Chez les Milléniales (18-29 ans) | 47 |
Dans les entreprises de 250 à 999 salariés | 41 |
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Les degrés de satisfaction d’usage (tableau 6)
Pour mieux cerner les probabilités d’évolutions dans les usages de ces lieux, une composante essentielle est de savoir dans quelle mesure ils sont choisis ou subis. La hiérarchie des classements est encore plus intéressante si on la compare à la hiérarchie antérieure des usages des lieux.
Tableau 6 : « cela me plait d’y travailler … » (en % 2019) | |
Son domicile | 81 |
Les locaux de son entreprise autres que ceux où est situé son poste principal de travail | 76 |
Les espaces de co-working | 74 |
Les bibliothèques publiques | 72 |
Les restaurants/cafés | 69 |
Les locaux de ses clients | 68 |
Les incubateurs d’innovation | 67 |
Les fablabs | 63 |
Les hôtels | 60 |
Les espaces voyageurs (trains, aéroports) | 56 |
Les transports en commun | 47 |
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Le domicile est à la fois le lieu le plus souvent utilisé et celui dont l’usage procure le plus de satisfaction. Il est suivi des locaux « autres » de son entreprise. Tandis que les espaces de co-working, également très appréciés, sont encore relativement peu utilisés. Par ailleurs, on peut constater que les restaurants/cafés sont doublement en situation médiane, aussi bien pour leurs niveaux d’usage que pour le plaisir qu’ils procurent. Les transports en commun qui sont très utilisés, en particulier par les « nomades réguliers », sont classés en tout dernier rang – relativement loin -, dans les niveaux de plaisir procurés. Dès lors, on peut légitimement faire l’hypothèse, dans un retour à une vie au travail plus normale post-Covid avec une capacité accrue de négociation pour ceux qui travaillent dans les bureaux, d’une forte poussée pour augmenter les usages des lieux les plus prisés et réduire les usages de ceux qui le sont le moins. La ligne est toute tracée, en particulier en Ile-de-France, avec comme objectif de réduire les trajets professionnels en travaillant plus chez soi et accessoirement dans des tiers-lieux/espaces de co-working, probablement de proximité.
2 – Heurs et malheurs du travail en dehors de son immeuble de bureau
On a vu que le domicile, l’hôtel, le restaurant/café ou l’espace de co-working, constituent ainsi autant de lieux légitimes de travail dans le cadre des espaces de travail élargis. On a également vu que ces lieux étaient plus ou moins fréquentés, mais avec quelle satisfaction ? Et quels sont les éléments constitutifs de ces satisfactions et insatisfactions ? A cette fin nous avons élaboré une nouvelle taxinomie en retenant les diverses dimensions importantes de la qualité de vie au travail (tableau 7).
Tableau 7 : taxinomie élaborée pour caractériser la qualité d’un lieu de travail | |
Caractéristiques physique du bâti | Qualité de l’éclairage |
Niveau du bruit | |
Température (trop froid, trop chaud…) | |
L’ergonomie | Confort du siège sur lequel je travaille |
Confort de la table sur laquelle je travaille | |
Les infrastructures de communication | Possibilité de recharger facilement mes appareils électroniques |
Qualité du réseau téléphonique mobile | |
Qualité de la connexion internet | |
Possibilité d’organiser une conférence téléphonique | |
Des places disponibles pour gérer ses affaires de travail | Pour disposer mes affaires de travail |
Pour ranger mes affaires de travail | |
Des possibilités pour s’organiser | Organiser une réunion de travail |
Gérer des tâches personnelles | |
Disposer de différents types d’espaces | |
Des possibilités pour travailler de façon conviviale | Boire ou grignoter quelque chose |
Me détendre, faire une pause agréable | |
La confidentialité |
Pour chacun des quatre lieux précités, leurs utilisateurs expriment leur degré de satisfaction concernant les éléments de cette taxinomie avec une échelle classique allant de « très satisfait » à « pas satisfait du tout ». Dans le tableau 8 figurent pour chacun de ces lieux les trois éléments qui ont procuré les satisfactions les plus grandes et les trois qui ont procuré les satisfactions les plus faibles, en retenant uniquement l’indicateur « très satisfait ».
Tableau 8 : niveaux de satisfaction selon les possibilités suivantes … | |||
Niveaux de satisfaction les plus élevés | |||
Chez soi | Hôtels | Restaurants/cafés | Espaces de co-working |
Boire ou de grignoter quelque chose : 49% | Recharger facilement mes appareils électroniques : 31% | Boire ou grignoter quelque chose : 29% | La qualité de la connexion internet 30 % |
Me détendre, faire une pause agréable : 48% | Me détendre, faire une pause agréables : 30 % | Me détendre, faire une pause agréable : 24% | La confidentialité : 29% |
Recharger facilement mes appareils électroniques : 47% | La température : 30% | La qualité du réseau téléphonique mobile : 23% | Me détendre faire une pause agréable : 28 % |
La confidentialité : 30% | |||
Niveaux de satisfaction les plus faibles | |||
Chez soi | Hôtels | Restaurants/cafés | Espaces de co-working |
Ergonomie, confort du siège 38% | Possibilité de pouvoir gérer des tâches perso : 23% | La possibilité d’organiser une réunion de travail : 17% | Pouvoir gérer des affaires personnelles : 25% |
La possibilité d’organiser une réunion de travail : 28% | La place disponible pour pouvoir ranger ses affaires de travail : 23% | Le niveau de bruit : 17% | Pouvoir disposer de différents types d’espaces : 25% |
Possibilité d’organiser une conférence téléphonique : 28% | La possibilité d’organiser une réunion de travail : 23% | La possibilité d’organiser une conférence téléphonique : 17% | L’ergonomie, le confort du siège : 25% |
La possibilité d’organiser une réunion de travail : 23% | |||
La température : 22% | |||
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Deux lectures de ce tableau sont possibles. L’une, horizontale par élément, permet de mettre en évidence les caractéristiques communes aux quatre lieux en contraste avec les immeubles de bureaux. L’autre, verticale par lieu, permet de mettre en évidence la spécificité des satisfactions d’usage propres à chacun d’eux et d’avoir ainsi une idée leurs performances relatives.
Pour une lecture trans-lieux, si on prend en considération les niveaux de satisfactions les plus élevés, seul « pouvoir se détendre est faire une pause agréable » est présent sur les quatre lieux avec un bon classement. « pouvoir boire et grignoter quelque chose » est présent dans deux lieux où il est classé en tête ainsi que « pouvoir recharger facilement ses appareils électroniques » et les « possibilités de confidentialité ». Restent, cités une fois : « la température » mais aussi « la qualité du réseau téléphonique mobile » et « la qualité de la connexion internet ».
A l’inverse, pour les niveaux de satisfaction les plus faibles, on trouve citée pour les quatre lieux « la possibilité d’organiser une réunion de travail » ; pour deux lieux « la possibilité d’organiser une conférence téléphonique » ainsi que « la possibilité de pouvoir gérer des tâches personnelles » et « l’ergonomie, le confort du siège ». Restent cités une fois, « la température » et « le niveau de bruit », de-même que « des espaces disponibles pour ranger ses affaires » et « la possibilité de disposer de différents types d’espaces ».
Cette lecture trans-lieux laisse supposer que, par contraste avec son immeuble de bureau traditionnel, la convivialité serait une sorte de marque de fabrique commune à ces lieux tout en permettant une certaine confidentialité. A l’inverse, ils seraient mal adaptés pour des réunions, en présentiel mais aussi à distance, sans que les infrastructures de communication soient en cause. Tout en étant peu confortables, (sièges, température, bruit) et mal commodes (gérer ses tâches personnelles, ranger ses affaires), ils seraient des lieux privilégiés de travail individuel.
Des singularités caractérisent les différents lieux
Le domicile apparait nettement comme le lieu le plus prisé par ceux qui y travaillent. Ils le considèrent comme un lieu où il est agréable de travailler de façon détendue et où il est facile de trouver une prise de courant quand on en a besoin mais où le confort de son siège de travail est particulièrement médiocre, et où il vaut mieux ne pas avoir besoin de faire des réunions, en présentiel ou téléphoniques. Au vu de ce résultat, on voit que c’est un lieu où on va pouvoir travailler avec une bonne qualité de vie. Et il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il ne faudra pas beaucoup d’incitation pour pousser les salariés à travailler plus chez eux et qu’il suffira d’investissements limités pour monter le niveau de satisfaction en téléconférence mais aussi en visioconférence.
Les hôtels, tout en étant nettement moins prisés, arrivent cependant juste après. Comme pour le domicile, leurs utilisateurs apprécient le fait de pouvoir y travailler de façon détendue et de pouvoir facilement y trouver des prises de courant par exemple. Ils y apprécient aussi la possibilité de confidentialité ainsi que sur le plan matériel le confort qu’offre la possibilité de régler la température. Au regard de ces qualités, ils leur reprochent la difficulté de pouvoir s’installer, ce qui est logique pour un lieu de vie passager. Par contre, curieusement, ils sont peu satisfaits de la possibilité d’organiser des réunions de travail alors que les hôtels en font une composante favorite de leur offre. Une explication possible est que pour leur travail, ils sont amenés à fréquenter tes hôtels de catégories « éco » voir « super éco »[5].
Les restaurants/cafés sont, parmi ces quatre familles, les lieux vis-à-vis desquels les utilisateurs expriment les satisfactions les plus faibles. De façon proche de ceux qui travaillent chez eux, ceux qui travaillent dans des restaurants ou des cafés apprécient logiquement de pouvoir y grignoter et y travailler de façon détendue car ces lieux sont faits pour ça. Ils apprécient également la qualité des réseaux téléphoniques mobiles, cette qualité étant pour eux d’autant plus appréciable qu’en déplacement, la possibilité d’utiliser son téléphone portable dans de bonnes conditions est essentielle. Par contre, ils leur font le reproche d’être un lieu bruyant et peu adapté pour faire des réunions téléphoniques, mais aussi en présentiel, ce qui est un peu surprenant quand on sait combien les restaurants mais surtout les cafés sont connus comme des lieux prisés de réunions informelles.
Les espaces de co-working sont conçus, à la différence des trois autres, comme des lieux de travail. Leurs utilisateurs leur accordent trois qualités effectivement appréciables ; les possibilités de connexion, de confidentialité et de pouvoir y travailler de façon détendue. A l’inverse ils leur reprochent de ne pas pouvoir y gérer des taches personnelles ce qui n’est pas surprenant puisqu’en principe, il n’y a pas de poste de travail dédié. Les critiques sont intéressantes. Elles laissent penser que ces lieux de travail ne sont souvent pas à la hauteur de leurs publicités : sont en cause la qualité du confort des sièges et de la température, qui sont pourtant des « basics ». Plus surprenant, sont reprochées également les possibilités de faire des réunions et de disposer de différents types d’espaces. Il y a là des lacunes importantes au regard des attentes.
3 – Et si le lieu principal de travail n’était plus « mon immeuble de bureau » ?
Une dernière question se pose à propos de la localisation du poste de travail principal. Et si les actifs quittaient les bureaux – l’immeuble de « son bureau » -, pour aller hors de ce dernier, dans un des lieux que l’on vient d’évoquer ? Pris individuellement, chacun de ces lieux n’est qu’exceptionnellement le poste de travail principal. Mais considérées dans leur ensemble, les implantations « hors de son bureau » représentent déjà un quart de ces derniers, ce qui est loin d’être négligeable, tandis que le fait que 18% d’entre eux soient situés dans des locaux hors de son immeuble de bureau montre une amorce certaine de démembrement de ce lieu emblématique qu’est « son immeuble de bureau », et encore plus « son bureau » (tableau 9).
Tableau 9 : Les localisations « hors de son bureau » du poste principal de travail | ||
Localisations hors de son bureau | Fréquences de présence | |
Dans son immeuble de bureau | une salle de réunion | 3% |
un espace convivial de partage informel | 3% | |
la cafétéria/restaurant d’entreprise | 2% | |
des bulles ou espaces de confidentialité | 1% | |
Hors de son immeuble de bureau | son domicile | 8% |
les locaux de ses clients | 5% | |
les restaurants/cafés | 2% | |
un espace de co-working | 2% | |
un hôtel | 1% | |
un espace d’innovation du type fablab ou incubateur | 0% | |
Source : enquête ACTINEO 2019 |
Si on regarde un peu plus en détail qui, et dans quel type d’entreprise, déclare avoir son poste principal hors de son immeuble de bureau on peut constater pour :
- le travail à domicile ; de très fortes concentrations pour les plus âgés (52% pour les plus de 50 ans), également pour les dirigeants qui n’ont pas de statut de salariés (34%), 20% pour des TPE et 16% pour le secteur du BTP ;
- les locaux de ses client ; une concentration un peu plus forte des Millénials (9%) ;
- les restaurants /cafés; une concentration un peu plus forte des moyennes PME (5% pour les 50 à 99 salariés) et pour les jeunes (4% pour les 26 -35 ans) ;
- les espaces de co-working ; une concentration un peu plus forte des grosses PME (6% pour les 250 à 999 salariés) et à nouveau pour les jeunes (4% pour les 26 à 35 ans) ;
- les hôtels; une concentration significative chez les cadres intermédiaires (5%).
Au regard des dynamiques en cours et a fortiori de celles à venir, il est intéressant enfin de revenir sur ces deux composantes des espaces de travail que sont les espaces de co-working et le télétravail avec toujours les mêmes questions : quels rôles jouent-ils dans les espaces de travail, et de façon privilégiée au profit de qui ?
Le télétravail : un phénomène encore marginal ?
Compte tenu de l’importance du bruit qui l’entoure avec nombre de déclarations fracassantes en France, mais surtout en Californie, autour de l’idée que le travail de demain sera du « tout télétravail », il nous faut revenir sur la réalité du télétravail en France au regard des autres pratiques de travail telles qu’on a pu les suivre. Pour cela il faut rappeler qu’en toute rigueur en France le télétravail ne signifie pas être connecté pour travailler à distance quel que soit le lieu, mais signifie de façon restrictive travailler à son domicile dans le cadre d’une législation particulièrement contraignante pour les employeurs en termes de responsabilités juridiques en particulier vis-à-vis des aménagements des locaux qui en principe doivent offrir les mêmes garanties que les locaux au bureau. Dès lors, on comprend pourquoi la pratique du télétravail est marginale en France encore aujourd’hui. En effet, si on revient aux résultats de l’enquête ACTINEO de 2019, on voit qu’à cette date le télétravail n’était pratiqué que par 29% de nos actifs dont 70% dans « un cadre juridique établi entre avec son entreprise » alors que la même année, comme on l’a vu, 54% d’entre eux déclaraient travailler régulièrement à la maison et 43% déclaraient être connectés pour des raisons professionnelles au-delà de leur bureau et des heures de travail de travail associées.
Par rapport à ce résultat, l’enquête de 2017 apporte des informations complémentaires particulièrement intéressantes[6] car elle permet de cerner non pas le nombre de pratiquants mais l’intensité de la pratique : elle permet de voir que non seulement cette pratique est peu répandue, mais de plus, elle l’est en grande majorité de façon occasionnelle (tableau 10) :
Tableau 10 : Intensité de pratique du télétravail | ||
Pratique le télétravail | 25% | |
Dont : | Pratique occasionnellement au cours du mois | 17% |
Pratique de 1 à 2 jours par semaine | 6% | |
Pratique plus de 2 jours par semaine | 2% | |
Source : enquête ACTINEO 2017 |
Le cœur de l’avenir du télétravail est là : les actifs français qui travaillent dans des bureaux travaillent beaucoup chez eux et aiment y travailler. Ils sont massivement des télétravailleurs car ils se connectent beaucoup pour travailler partout, et cela leur convient. Il est clair que cette pratique structurellement limitée du télétravail en France ne vient pas de leur fait comme on l’a vu dans un article précédent[7].
Les espaces de co-working : des tiers lieux de médiation dont les usages s’envolent
Parmi les différents lieux constitutifs des espaces de travail figurent des lieux intermédiaires où il est possible de trouver un poste de travail, le plus souvent non dédié. Faute de mieux on les a appelés « tiers-lieux », avec comme composante principale les espaces de co-working. Ces tiers-lieux tendent à se multiplier sur l’ensemble du territoire. Ce sont des lieux de médiations entre virtuel et présentiel, qui participent de façon active au grand mouvement paradigmatique de recherche d’une plasticité/liquidité toujours plus grande. Quels intérêts d’usages, pour quels profils usagers (tableau 11) ?
Tableau 11 : les usages des tiers-lieux dans le cadre de son activité professionnelle (%) | ||||
Types de tiers-lieux | Utilisation 2015 | Utilisation 2017 | Utilisation 2019 | Usages réguliers 2019 (a) |
Espaces de co-working | 15 | 31 | 38 | 10 |
Incubateurs d’innovation | 12 | 23 | 28 | 7 |
Fablabs | 11 | 23 | 27 | 8 |
(a) Usages « réguliers » : Utilisé tous les jours/plusieurs fois par semaine | ||||
Source : enquêtes ACTINEO 2017 & 2019 |
Globalement, la comparaison des évolutions des usages de ces tiers-lieux pour des raisons professionnelles sur quatre ans (2015-2019) confirme une dynamique, avec une progression plus forte des espaces de co-working qui accentuent ainsi leur rôle, notamment en début de période. Et si on s’intéresse à la fréquence d’usage, pour l’année 2019, elle était de 39% pour des usages d’au moins un de ces lieux, sachant qu’elle tombe à 14% pour des usages réguliers, et même à 10% pour les seuls espaces de co-working. Ces résultats viennent confirmer que les espaces de co-working en tant que tiers-lieux, même s’ils connaissent un fort dynamisme restent encore marginaux au sein de la dynamique des espaces de travail.
Face à cette forte croissance des usages des espaces de co-working la question qui se pose est « quels services spécifiques rendent-ils à leurs usagers ? ». L’enquête ACTINEO de 2017 s’est efforcée de répondre à cette question en demandant à nos actifs ce que leur apportait l’usage des différents tiers-lieux. Si on prend en considération les seuls espaces de co-working, on voit dans le tableau 12 qu’ils jouent un double rôle fonctionnel dans les espaces de travail : socialisation grâce à des rencontres physiques et point de chute intermédiaire pour les nomades. En effet, on voit qu’ils apportent principalement la possibilité de « rencontrer des gens » avec qui il sera possible de développer des activités professionnelles ou parce qu’ils sont intéressants. On retrouve ainsi ce qui est couramment présenté comme leur rôle emblématique, l’importance de ce rôle étant confirmée par le fait qu’ils servent également à « lutter contre l’isolement lié au fait de travailler souvent seul ou en télétravail ». Ces espaces jouent un deuxième rôle : constituer pour ceux qui sont en déplacement, « un endroit pratique où travailler entre deux déplacements ou deux rendez-vous », mais aussi pour « rester salarié de son entreprise sans perdre trop de temps ».
Tableau 12 : apports spécifiques de l’usage d’un espace de co-working | |||
Fonctionnalités de l’espace | Apports | Apports en 1er | |
Rencontrer des gens | Avec qui développer son activité professionnelle | 43% | 21% |
Intéressants, qui ont le même mode de vie que moi, partagent les mêmes intérêts | 40% | 18% | |
Lutter contre l’isolement lié au fait de travailler souvent seul ou en télétravail | 33% | 16% | |
En déplacement | Rester salarié de son entreprise sans perdre trop de temps en déplacements | 32% | 17% |
Un endroit pratique pour travailler entre deux déplacements ou rendez-vous | 32% | 16% | |
L’accès à des services non directement liés au travail (conciergerie…) | 20% | 12% | |
Source : enquête ACTINEO 2017 |
Enfin, qui sont ces usagers, quel est leur profil ? La prise en compte des profils des utilisateurs des tiers-lieux donne la vision d’un dynamisme potentiel accentué dans l’avenir dans la mesure où les plus grands utilisateurs correspondent à des actifs qui vont être plus nombreux au travail ; en particulier des jeunes qu’il faudra bien attirer et garder en leur offrant des qualités de vie au travail susceptibles de les satisfaire. Elle montre aussi la complémentarité dans les pratiques d’usage avec une présence fortement accrue des télétravailleurs. En effet, parmi les utilisateurs des tiers-lieux, on trouve par comparaison avec la moyenne des actifs travaillant dans des bureaux (chiffres entre parenthèses ci-dessous), une plus forte proportion de :
- Jeunes à raison de 33% de 26-35 ans (24%) ; constat également vrai pour les « Millenials» (les 19-29 ans) présents à 18% (11%) ;
- Les cadres à raison de 51% (47%) ;
- Les télétravailleurs à raison 54% (29%) ;
- Et les satisfaits de leur qualité de vie au travail à raison de 91% (87%).
Conclusion : des lieux de travail élargis
Comme on l’a vu, le domicile est à la fois le lieu le plus souvent utilisé et celui dont l’usage procure le plus de satisfaction. Il est suivi des locaux « autres » de son entreprise. Les espaces de co-working également très appréciés sont encore relativement peu utilisés. On a vu que les restaurants/cafés sont en situation intermédiaire et que les transports en commun sont classés en tout dernier rang dans les niveaux de plaisir procurés. Dès lors, dans un retour à une vie au travail plus normale post-Covid, si la capacité de négociation pour ceux qui travaillent dans les bureaux est accrue, on peut légitimement faire l’hypothèse d’une forte poussée pour augmenter les usages des lieux les plus prisés et réduire les usages de ceux qui le sont le moins. A ce stade, avec comme objectif de réduire les trajets professionnels, la tendance sera à travailler plus chez soi et accessoirement dans des tiers lieux/espaces de co-working.
[1] « Une multiplication des lieux de travail dans l’immeuble de bureaux », Cahier du CRDIA n°12 de septembre 2021.
[2] Par espaces de co-working on entend des espaces de travail collectifs libres permettant de réunir des personnes de différentes entreprises et situations, par fablabs on entend des ateliers de conception numérique ouverts à tous.
[3] Si on se réfère à l’enquête de 2017 on voit que le travail à domicile était pratiqué par tous à 48%, mais plus par les utilisateurs de tiers lieux à raison de 80%.
[4] Par « travailleurs nomades réguliers », on entend des actifs qui travaillent au moins plusieurs fois par semaine hors des locaux de leur entreprise dans les transports en commun, les espaces voyageurs, les hôtels, les restaurants et cafés, les bibliothèques.
[5] Selon l’institut MKG ; en France métropolitaine où les chaines intégrées représentent les ¾ des chambres, 27% d’entre elles seraient « super éco » et 32% « éco », ces proportions étant respectivement de 13% et 48% pour les hôtels indépendants, les « moyennes gammes » représentant quant à elles respectivement 27% et 29%.
[6] En toute rigueur, la comparaison avec 2019 n’est pas strictement pertinente car en 2017 la question posée était : vous arrive-t-il de pratiquer le télétravail ? (Selon un cadre juridique établi entre votre entreprise et vous-même. Vous exercez vos activités professionnelles sur vos horaires habituels de travail mais en dehors des locaux de votre employeur, depuis chez vous ou un autre lieu). En 2019 elle a été : pratiquez-vous le télétravail ? (travail à distance dans les mêmes conditions que si on était dans l’entreprise).
[7] Cahiers CRDIA n°10 de mai 2021 : « Quels arbitrages des salariés entre leurs lieux de travail dans l’après-crise ? ».