27 février 2020

CAHIER 2 – Document 2

Travail intellectuel, tranche de jambon et valeur d’usage

Xavier Baron – Février 2013 

Diffusé le 05/03/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Il n’y a pas de produit ou de service intellectuel qui n’exige des supports matériels. Il n’y a pas plus de produits tangibles qui ne soient l’objet d’un investissement en conception intellectuelle. Pour autant, l’accroissement de l’immatérialité de la production et de l’intellectualisation  du travail (dont l’accroissement informationnel et la servicialisation sont deux des expressions majeures),  nous confrontent à un problème. Comment organiser un travail invisible au profit d’une production qui n’est ni mesurable, ni dénombrable ? La pensée industrialiste est clairement en défaut. Par habitude, on pense spontanément aux cadres, aux informaticiens, aux experts… Ce n’est qu’une dimension du sujet. Le phénomène est bien plus vaste. La tranche de jambon, par sa matérialité banale, peut nous aider à appréhender ce que nos sens ne perçoivent pas spontanément[1] s’agissant de la mutation du travail en cours.

 La tranche de jambon est un produit

La tranche de jambon est un produit de grande consommation, et même de « consumation ». Sa fonction est d’intégrer un processus de combustion chimico-organique. Au-delà du plaisir de combler un manque ressenti (la faim) et de satisfaire au plaisir du goût (pour ce qu’il en reste), sa fonction consiste à nous alimenter. Elle fournit le combustible, combinaison de protéine, de gras…, d’une « chaudière interne ».  A priori, pas de problème conceptuel. Une tranche de jambon, c’est matériel, pondérable, analysable, testable. C’est même organique. C’est divisible et dénombrable. A partir d’une cuisse entière attachée à un animal vivant, chaque conditionnement précise le nombre et le poids unitaire des tranches. Le tout est appréciable, notamment pour ceux qui ont un problème d’excès pondéral, à l’aide d’un indicateur de synthèse chiffré ; le nombre de calories. Enfin, pour ceux qui ont très faim, en tous petits caractères, on peut même connaître la composition. Elle nous renseigne sur le fait que le cochon n’est pas seul impliqué dans l’aliment que l’on s’apprête à ingérer. Enfin, nous savons que le succès commercial de notre tranche est lié à d’autres qualités ; sa couleur, son gout et sa texture (non naturels, affaire de R&D), sa date limite de vente (affaire de logistique), son positionnement en marque et en prix (marketing), sa disponibilité (commercialisation), son conditionnement (usine de production)…  Et l’on commence à constater que les acteurs du couple final, mon estomac et le cochon, ne sont plus seuls en jeu.

La tranche de jambon pour penser la valeur

Avant d’être dans mon assiette pour servir fonctionnellement à équilibrer ma température corporelle autour de 37°, il a fallu que cette tranche m’attende chez un distributeur (entreprise de service B to C). Avant cela, elle a été transportée réfrigérée (par rail et/ou route, service B to B). Précédemment elle a été conditionnée dans une charcuterie industrielle, après que le cochon ait été abattu, découpé et livré (pas nécessairement depuis notre nation pourtant paysanne). Là intervient le cochon, à l’insu de son plein gré, mais l’histoire de la tranche ne s’arrête pas là. Les machines à découper par exemple sont du savoir et des innovations techniques cristallisés dans les moyens de production. Le cochon lui-même est un produit, certes tangible, odorant et bruyant, mais issu d’un système de production agroalimentaire qui n’a pas permis à ses géniteurs de se rencontrer. Le cochon en cause est lui-même un résultat non aléatoire d’informations produites par la recherche agronomique sur la sélection et la reproduction des espèces. Ce qu’il a mangé, pendant les quelques semaines de son existence peu enviable, est encore le résultat d’une production d’informations qui a permis de modifier génétiquement, aussi bien que lui-même, les sojas, maïs et autres céréales importés. De même, tout ce qui est dans la tranche, mais qui n’est pas du cochon (donc pas forcément bon) est constitué d’additifs fournis par l’industrie chimique (en conservateurs et colorants) ou pharmaceutique (en hormones et antibiotiques) … Et encore, « on ne nous dit pas tout ».

La tranche de jambon est information

Loin d’être seulement constituée de 40 grammes de viande, la tranche de jambon est ainsi l’objet temporaire d’un ensemble d’activités intellectuelles et le support futur d’une valeur d’usage (une production immatérielle, une servuction[2]). Pour sa production, il convient d’organiser la convergence (la congruence ?) sur la tranche d’une multitude d’informations et d’une grande complexité d’activités intellectuelles. Avant d’être digérée, la tranche de jambon n’est pas d’abord matérielle, elle est la cristallisation d’une masse d’informations, hiérarchisées, enrichies, traçables et conformes à des mégabits de normes sanitaires et commerciales, européennes et mondiales… La tranche est ainsi un « concentré d’informations travaillées », en même temps qu’elle est le support d’un usage culturellement codifié et contrôlé sur le plan sanitaire. Pour le gestionnaire, la tranche de jambon consommable et emballée est un output. Son prix est une approximation (au centime près) d’une chaine de valeur intégrant l’ensemble des coûts des activités informationnelles, très au-delà des semences, de la nourriture et du process industriel. Son coût est un élément du prix, mais ce prix est lié à l’usage. Dut-il en souffrir une deuxième fois dans son égo, le cochon originel n’est qu’un prétexte. Il est quasi anecdotique. En tant qu’espèce même, d’une culture à l’autre, il peut être très apprécié ou au contraire interdit à la consommation. Le poulet peut alors faire l’affaire, sans plus de relation individualisée à l’éleveur ni compassion supérieure de la part des employés d’abattoirs !

Une valeur sociale et interactive autant que technique et comptable

Roborative ou pénible, la qualité de ma digestion n’est pas non plus très importante pour la chaine de valeur telle qu’elle est prise en compte. Et pourtant, que serait la tranche du point de vue de la valeur sans son usage fonctionnel ? Précisément, l’usage de ce bien, comme de tout autre, est socialement codifié. Car c’est bien dans une interaction, dans une forme de coproduction entre le cochon et moi, que la rencontre de la tranche et de mon estomac réalise l’usage de la tranche, en l’occurrence, par combustion organique. La pertinence de la tranche n’est pas indépendante de mon estomac. S’agissant d’un support tangible pour un usage physiologique, la tranche existe bien en soi, avant d’être détruite dans l’usage. Mais sans une rencontre avec ma faim, elle ne fait pas valeur pour moi. Evidemment, le problème pour le gestionnaire et l’économiste est encore bien plus complexe pour des produits non tangibles, à bénéficiaires multiples et non détruit par l’usage. Dans le cas des services, la valeur et l’usage sont indissociables d’un processus de coproduction entre le prestataire et le bénéficiaire. La valeur n’est pas le prix, mais  le résultat d’un jugement de pertinence, non dénombrable, non mesurable. Elle n’est pas réductible à la mesure des coûts du processus de production dont les ressorts de la performance restent largement mystérieux. C’est évidemment le cas de l’innovation par exemple pourtant essentielle à la qualité.  C’est ce qui fait au passage que le management de ces activités relève définitivement, non de techniques, mais de l’art (même si c’est pour du cochon). Tangible ou non, le produit est valeur comme solution[3], dans son usage. La valeur de cette production, loin d’être seulement comptable ou financière est d’abord sociologique. Elle s’adosse nécessairement à une évaluation des usages[4] des produits et services intimement liés, producteurs et bénéficiaires associés. Elle fait sens dans une logique de solutions, au-delà du support tangible ou de la prestation immédiate de service.

 Une valorisation meilleure pour la santé et pour la planète

Tranches de jambon, services ou innovations, avec cette part essentielle de l’activité humaine que l’on qualifie de travail, il s’agit toujours de produire, mais de produire des informations par mise en format, par « in-formation », « per-formation »…, d’informations. Il y a une bonne nouvelle cependant. Contrairement à la part instrumentale et subordonnée du travail que prend en compte la pensée industrialiste, un travail mesurable en joules pour l’obtention des calories via le sacrifice des cochons par exemple, le travail intellectuel et serviciel n’exige pas l’épuisement des ressources nécessaires (naturelle, animale ou humaine). Au contraire, quand le travail est œuvre, quand il est de qualité, il est espace de déploiement de ses dimensions expressives. Le travail est alors ressource et occasion de développement personnel. Il est même opérateur de santé. Il est alors permis d’imaginer que le travail subordonné pourrait un jour faire une place à un travail « de qualité » et contribuer à une démocratisation des entreprises. On touche ici la limite de l’illustration de notre propos par la tranche de jambon. Par différence avec le stake holder qu’est le cochon, pas seulement concerné mais très impliqué comme chacun le sait, il n’est pas encore question de participation de sa part aux décisions le concernant.

 

[1]   L’idée de la tranche de jambon nous est venue d’une conférence à l’école de management de Paris dans les années 90. Notons également que Jean Michel Saussois mobilise également cette  illustration dans son ouvrage, Le capitalisme sans répit, La Dispute, 2006, pages 80-83.

[2] Néologisme inventé en marketing et popularisé en France dès 1987 par P. Eiglier et E. Langeard.

[3] Voir les travaux de Philippe Moatti et les perspectives d’innovations que propose l’économie de la fonctionnalité (http://www.club-economie-fonctionnalite.fr/) telle que portée par son « école française », le laboratoire d’intervention et de recherche ATEMIS, animé notamment par Christian du Tertre.

[4] C’est un cas particulier, mais on a déjà vu des tranches de bœuf être utilisées pour confectionner une robe !