Contribution du CRDIA aux Assises du Travail du Conseil national de la refondation, menées à la demande d’Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion*
*Contribution adressée le 25/01/2023
Enrichir le rapport au travail des emplois de services aux environnements de travail
Après 40 ans d’externalisation des activités de support aux immeubles et aux occupants, puis de structuration de l’offre sur un modèle industriel, les Services aux Environnements de Travail (SET) sont devenus en France une filière économique et sociale d’ampleur. Forte d’1,4 million de travailleurs, en croissance et en pénurie de main d’œuvre, cette filière est confrontée à un déficit de formations transverses, chez les prestataires et chez les clients, qui limite l’interopérabilité entre les activités et les parcours de montée en compétence. En l’état, cette filière échoue à installer une performance globale chez ses clients, faute de disposer d’un modèle de valeur correspondant à cet objectif. Les marges sont tirées vers le bas, mais clients comme utilisateurs des services y perdent en qualité et en efficience sur le terrain. Les œuvrants des prestataires y perdent en opportunités d’accès à des compétences, à des conditions d’emploi améliorées et à des parcours de progression de carrière comparables aux autres filières[1].
Nous sommes convaincus de la nécessité de promouvoir les conditions d’une interopérabilité accrue des œuvrants. Externalisés et divisés métier par métier, relevant de branches et d’employeurs différents, ils doivent pouvoir mieux contribuer, pour être mieux reconnus et mieux employés, à une palette élargie d’activités. Ils doivent acquérir une capacité d’interopérabilité, et pour cela, être formés. Il appartient aux acteurs de la filière, associations professionnelles[2] et syndicats professionnels des branches concernées, d’obtenir des pouvoirs publics qu’ils mènent sur un mode transverse une analyse du travail et la promotion d’actions expérimentales sur plusieurs segments du périmètre ; en commençant par les métiers (accueil, courrier, petite manutention, maintenance utilisateurs, propreté, espaces verts etc.) afin de vérifier le bien-fondé de modules de formation en tronc commun permettant d’installer sur le terrain les conditions d’une meilleure interopérabilité. Des entreprises volontaires seront sollicitées pour servir de terrain d’étude et d’expérimentation.
Le constat : Une filière à forte intensité de main d’œuvre structurée en silos
Mis en valeur récemment à l’occasion de la crise Covid et de nouveau mobilisés pour faire face aux défis énergétiques, dans leur contribution aux enjeux de la continuité économique et sociale, les services aux environnements de travail représentent 1,15 million de travailleurs employés par les prestataires, soit plus que la construction ou l’automobile[3]. Cette filière associe 14 domaines de services exercés en BtoB, concourant à rendre efficients 1028 millions de m² d’espaces de travail pour 20,4 millions de bénéficiaires, hors surfaces privatives du secteur résidentiel et hors processus industriels. Son chiffre d’affaires annuel est évalué à 102 Md€, dont 23% sont réalisés par des équipes internes. La propreté occupe à elle-seule plus de 550 000 travailleurs[4] et 220 000 concernent la maintenance. Avec 160 000 salariés dans la sécurité sûreté et un peu moins de 140 000 pour la restauration, ces 4 grandes activités représentent 80% d’un ensemble constitué de plus de 16 codes APE, 55 conventions collectives et 4 Opérateurs de Compétences (OPCO) dont celui des « entreprises et salariés des services à forte intensité de main d’œuvre » (AKTO). Les données citées sont issues d’une étude[5] du cabinet Hent Consulting codirigée par l’ARSEG IDET, le SYPEMI et le CRDIA, avec la coopération de près de 10 organisations syndicales patronales (propreté, sécurité, paysage, accueil etc.). La propreté, la sécurité, l’accueil, la restauration collective ou la maintenance sont évidemment des métiers distincts. Ils le resteront, mais ils cohabitent et exercent de manière solidaire chez les mêmes clients qui attendent un « service sans couture ». S’ajoutent aux salariés des prestataires quelques 300 000 salariés « internes » des entreprises utilisatrices, plus ou moins bien identifiés dans les « services généraux ou environnements de travail », dont les parcours de formation sont le plus souvent étrangers à ceux des prestataires.
Ces travailleurs sont pour l’essentiel l’objet du rapport[6] de Christine Erhel et Sophie Moreau Follenfant rédigé à la demande d’Elisabeth Borne, alors ministre du Travail, en décembre 2021. Au cœur du besoin de reconnaissance des travailleurs de deuxième ligne, les travailleurs des services aux environnements de travail sont clairement et directement au centre des enjeux liés à la faiblesse des salaires, aux niveaux élevés d’insatisfaction (sécurité, entretien) et aux faibles mobilités en cours de carrière (sécurité, propreté). On retrouve dans ces métiers une forte présence d’emplois temporaires et le sentiment d’une insécurité de l’emploi. Les contraintes physiques y sont également élevées mais cohabitent avec un fort sentiment d’utilité sociale (entretien). Les temps partiels sont nombreux (accueil, propreté), associés à des contraintes horaires.
Adossés à des bâtis abritant du travail, ces travailleurs internes et externes de tous niveaux et services contribuent à une même finalité productive ; le maintien des conditions d’hygiène et de sécurité des espaces de travail concourant à la continuité d’activité, à la performance au travail des bénéficiaires directs (les collaborateurs du client), et indirects (ses utilisateurs, consommateurs ou partenaires). Ils permettent et enrichissent l’usage des actifs correspondant au quart de l’ensemble du patrimoine bâti en France. La structuration en silos de ces activités sur les quarante dernières années, initialement profitable à une professionnalisation de type industriel, a atteint ses limites. Confrontées à la complexité croissante des services aux environnements de travail, les offres du marché ne sont pas en capacité d’intégrer les activités dans un modèle global d’interactions permanentes des hommes, des outils, des organisations.
Structurés par métier, les prestataires peinent à développer des gains de productivité et des innovations servicielles, à assurer « la continuité des parcours utilisateurs » ou la « maîtrise intégrée de l’expérience », qui sont devenus en dix ans les standards de service pratiqués ailleurs et attendus ici par les utilisateurs.
L’intégration des activités est en effet un gage de productivité et d’enrichissement des effets utiles pour les bénéficiaires. Elle se traduit aujourd’hui côté client par une prestation ensemblière comprenant l’ingénierie et le pilotage, c’est le modèle du facility management, ou par un service global incluant l’immobilier à l’image du coworking et des hôtels d’entreprises ; pour de nombreux opérateurs elle implique un degré supplémentaire de sous-traitance. Souvent limitées à des assemblages, les organisations proposées induisent un risque de déqualification et une fragmentation du travail des exécutants. L’intégration recherchée doit au contraire passer par un décloisonnement et un enrichissement des métiers à partir de leur tronc commun, lesquels à leur tour ouvrent des possibilités de parcours professionnels pour les œuvrants qui constituent la quasi-totalité des ressources productives de la filière. L’interopérabilité est une condition d’activation de l’ascenseur social dans ces métiers potentiellement inclusifs mais limités par les structurations en silos.
Le besoin : Établir les conditions de sens, de reconnaissance et de parcours par l’interopérabilité opérationnelle dans un cadre de montée en qualité des emplois de service par la formation
Conscientes des attentes, les entreprises de Services aux Environnements de Travail proposent de plus en plus sur le marché des offres commerciales élargies à plusieurs métiers. Beaucoup d’entreprises issues d’un des métiers de la filière (propreté, accueil, sécurité…) ouvrent leur catalogue, ou des filiales dédiées, pour mieux répondre aux attentes d’intégration des clients. Certaines proposent une prise en charge complète intégrant un pilotage d’activités multi techniques et multiservices dont une part est sous-traitée. Dans tous les cas, ces prestataires sont confrontés au quotidien à l’étanchéité des interfaces entre métiers, mettant en difficulté les opérateurs et les entreprises. L’industrialisation de chaque métier et l’absence de référence normative ont conduit à des différenciations fortes des modèles d’activité, y compris au sein d’un même groupe, rendant la transversalité des savoir-faire et des savoir-être compliquée à atteindre, maintenir et exploiter.
Du côté des clients, les professionnels des environnements de travail (ARSEG/IDET notamment pour les entreprises) sont les premiers concernés par les limites apportées à la qualité et par les coûts induits par la multiplication des interfaces. Avec les directions générales et les directions des ressources humaines, les directeurs des environnements de travail sont « donneurs d’ordres », en charge de la responsabilité sociétale des vis-à-vis de leurs sous-traitants. Ils ne peuvent ignorer les conditions d’emploi et de travail des œuvrants sur leurs sites, ainsi que les inégalités résultant des rapports de force dans la répartition sociale des dépenses d’investissement. Responsables du développement des compétences des quelques 300 000 acteurs internes de ces services, les adhérents de l’ARSEG/IDET connaissent bien, comme employeurs et comme acheteurs, le déficit d’interopérabilité des services
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Pour dépasser le simple assemblage, plusieurs acteurs de la filière font de l’interopérabilité aux premiers niveaux d’activités un sujet prioritaire de leur action. Les syndicats professionnels de ces services sont tous attentifs aux évolutions du cadre et des standards des Services aux Environnements de Travail, à leurs impacts sur leur métier et aux conditions de l’interopérabilité. Face aux difficultés à recruter, à qualifier et à développer des compétences, ils perçoivent la nécessité de renforcer l’attractivité des métiers de la filière en élargissant les perspectives de développement et le vivier des candidatures. Des réponses formatives et de qualification transverses sont nécessaires. Des initiatives sont attendues en faveur de parcours professionnels enrichis pour favoriser le décloisonnement des activités, une meilleure expérience utilisateur et des conditions d’emplois plus attractives. Cela doit commencer par un effort de repérage des compétences transverses/mutualisables dans les activités de services de même niveau, présentes en même temps chez les mêmes clients, « interopérables » et pourtant aujourd’hui maintenues en silos étanches.
Notre interpellation des pouvoirs publics
Aussi, afin de développer les conditions opérationnelles de l’interopérabilité sur le terrain des centaines de milliers d’emplois de la filière des Services aux Environnements de Travail, en faveur d’un enrichissement du rapport au travail de ces emplois en tension et en faveur de l’insertion, en contact avec les principaux syndicats professionnels concernés, nous appelons les pouvoirs publics, plus particulièrement le ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, à ouvrir un champ d’enquête, d’étude et d’expérimentation permettant de définir un tronc commun de compétences nécessaires et suffisantes pour assurer :
- la capacité des acteurs à interopérer efficacement notamment par l’effet de subsidiarités issu de la compréhension des contextes des actes professionnels ;
- un élargissement des opportunités pour les salariés de passer d’un métier vers l’autre par l’acquisition progressive de compléments de compétences en formation (y compris AFEST[7]).
Il s’agirait, pour commencer, de vérifier par une analyse du travail que la matérialité de l’interopérabilité, son périmètre, sa faisabilité sont accessibles et avérés. Ce tronc commun devra permettre aux acteurs de comprendre l’ensemble du contexte dans lequel ils interviennent. Il servira de trait d’union facilitant les déploiements de parcours professionnels entre les activités, ainsi que la continuité des métiers exercés par des salariés des entreprises donneurs d’ordres ou prestataires.
Au-delà de la vérification des hypothèses formulées ci-dessus, l’étude devrait permettre la conception de modules prototypes de formation qui pourront être testés (formations classiques, FEST, …) au bénéfice de salariés d’entreprises prestataires ou donneurs d’ordres, mais également de demandeurs d’emploi en situation de migration ou de reconversion.
[1] Ce constat a notamment été acté par le Livre Blanc du Syndicat des Professionnels du Facility Management (SYPEMI affilié à la FEDENE) : « Le FM à la croisée des chemins » publié en janvier 2016 (https://sypemi.com/publications/).
[2] Notamment IDET (Inspirer et Développer les Environnements de Travail, nouvelle dénomination de l’ARSEG).
[3] 1 million d’emplois environ pour chacune.
[4] Hors services aux particuliers.
[5] Etude parue en mars 2022 est disponible sur le site du Sypemi et celui du Consortium de Recherche De l’Ile Adam (CRDIA) : https://crdia.org/les-cahiers-du-crdia/la-filiere-des-services-aux-environnements-de-travail/ et présentée dans le Cahier 17 du CRDIA de mars 2022.
[6] Rapport présenté dans le Cahier du CRDIA n°20 d’octobre 2022.
[7] Action de Formation En Situation de Travail