Le soin des Choses, Politiques de la maintenance
Jérôme Denis et David Pontille
Editions La découverte, Terrains Philosophiques
Extraits de l’ouvrage
n°1
Avec l’aimable autorisation des auteurs et des Editions La Découverte, les Cahiers du CRDIA ont sélectionné les paragraphes suivants de l’ouvrage de Jérôme Denis et David Pontille. Ils reprennent, intertitres compris mais sans les notes de bas de page, des extraits de l’introduction de l’ouvrage, pages 15 à 17, puis du chapitre 1, « Maintenir », pages 34 et 37.
Maintenir, ou l’art de faire durer les choses
(…) C’est le pari de ce livre : nous posons l’hypothèse que la maintenance elle-même a une portée politique. Dans de nombreuses situations, l’art de faire durer les choses participe en effet d’une forme de relation aux objets qui ne s’aligne pas avec ce qui est habituellement mis en avant, non seulement lorsque sont vantés les supposés bienfaits du « progrès technique », mais aussi lorsque sont critiquées les dérives matérialistes de la société de consommation. Maintenir, c’est souvent résister à l’obsolescence et rompre un temps le cycle du remplacement incessant. Mais c’est aussi troubler les principes d’une version de l’économie circulaire qui n’a d’yeux que pour la production, la consommation et le recyclage. Sur un autre plan, maintenir c’est également perturber les projections d’un futur souhaitable ou inquiétant, qui obnubile l’attention collective, parfois jusqu’à la paralysie. C’est agir dans la trame ordinaire du quotidien, ici et maintenant, sans arrimer les préoccupations à l’horizon aveuglant d’une crise insurmontable, toujours à venir.
C’est à la découverte de ces politiques de la maintenance, à peine esquissées ici, que nous voulons nous atteler, en nous rendant sensibles aux choses et à celles et ceux qui en prennent soin.
La tâche n’est pas simple. D’abord parce qu’une grande partie des activités de maintenance reste dans l’angle mort de l’expérience de nombreuses personnes, de même qu’elle reste dans les marges des principaux récits contemporains. La maintenance est une activité d’arrière-plan par excellence qui, très souvent, semble ne pas compter. Qui plus est, les activités concrètes dont elle est faite ne sont pas très bavardes. Interroger les femmes et les hommes qui les accomplissent, ou simplement les écouter parler, ne suffit pas à prendre la mesure de ce qu’ils font. La maintenance passe par un contact récurrent avec la matière qu’il faut pouvoir directement observer si l’on veut le donner à comprendre. Non pas parce que l’on accèderait là à une vérité plus grande qu’en écoutant parler les unes et les autres, évidemment, mais parce que se développe à même l’écologie des situations, dans les gestes, les regards, les sons, les attitudes, un certain rapport aux objets dont la prise en considération est une ressource essentielle lorsqu’il s’agit de se rendre sensible à la fragilité des choses et aux différentes manières d’en prendre soin.
La maintenance repose sur un geste attentionnel, elle est « une manière de voir le monde ». C’est ce geste que nous souhaitons explorer.
Par-delà l’innovation
(…) Refuser d’ériger la création et l’innovation en valeurs morales surplombantes change également la donne du côté du genre d’objets auxquels on accepte de s’intéresser. En considérant le geste de nettoyage de l’agent d’entretien du musée, on réalise par exemple que la vitrine, élément essentiel de la mise en scène épurée des institutions artistiques modernes, joue un rôle important dans l’existence même de la momie telle qu’elle est exposée aux yeux du public.
(…) Le travail gigantesque de la continuité et une myriade d’objets usés dont il faut prendre soin : voici donc les principaux ingrédients du contre-récit que la maintenance invite à écrire pour résister à l’obsession aveuglante de l’innovation. Mais est-ce bien seulement à cela que ces deux pistes aboutissent – une lutte contre un rapport malsain au progrès technique et à la figure du génie créateur ? C’est déjà beaucoup, certes. Et il n’est pas question de minimiser la signification du combat que mènent celles et ceux qui refusent de se plier aux diktats de l’innovation disruptive. Mais il nous semble que la portée critique du déplacement de l’attention sur la maintenance est plus grande encore. Elle invite notamment à interroger les fondements d’une autre forme d’action qui fait beaucoup parler d’elle depuis quelques années : la réparation. Très souvent associés, les termes de maintenance et de réparation peuvent sembler à première vue quasiment synonymes. Pourtant, à y regarder de plus près, leurs usages ne décrivent pas tout à fait les mêmes opérations. Surtout, ils ne renvoient pas exactement aux mêmes problèmes. La notion de réparation, parce qu’elle est étroitement liée aux figures de la panne et de l’accident, met en avant des questions sociales, économiques et politiques très spécifiques qui ne recouvrent que partiellement ce que la maintenance place au premier plan. Sans verser dans un débat nominaliste désincarné, il est utile, toujours suivant la piste conceptuelle d’Ukeles[1], de comprendre en quoi choisir la maintenance comme point de départ des descriptions diffère du geste qui consiste à se concentrer sur la réparation. Cela est d’autant plus important que la réparation est une notion puissante, aujourd’hui au fondement d’un grand nombre d’enquêtes passionnantes dont certains impensés présentent le risque non négligeable de reproduire une partie des effets d’aveuglement que génère l’obsession de l’innovation.
Une pulsation quotidienne
(…) Contrairement aux actes de réparation, qui peuvent être mis en scène comme des opérations salvatrices, voire rédemptrices, les interventions de maintenance sont bien trop ordinaires et ennuyeuses pour susciter la curiosité et, plus encore, l’attention du public. Pourquoi ? Parce que la panne et la réparation marquent le temps d’une empreinte clairement identifiable. Elles interrompent le cours de la narration et donnent ainsi prise à l’intrigue. Comme le met en scène Oliver[2] dans une autre séquence de son émission, la panne et la réparation des infrastructures partagent avec la conception et la fabrication la même capacité d’excitation. La maintenance, au contraire, n’a rien d’excitant, affirme-t-il en imaginant ce que dirait un père offrant à son fils une boîte de Lego « maintenance kit » d’un pont : « Il est livré construit. Tu le maintiens, et si tu le fais correctement, rien ne se passe. Et à la fin, tu meurs. » Rien ne se passe. Voilà un élément clef de ce qui sépare maintenance et réparation. Nous l’avons vu, si l’accident ou la casse sont des outils privilégiés de l’analyse critique, c’est parce qu’ils viennent interrompre le cours ordinaire des choses et initient un changement d’état. Ils font événement. Mettant un terme à cette interruption, dont elle permet de confirmer le caractère exceptionnel, la réparation est la ponctuation finale de cet événement. Elle est l’opération par laquelle les choses « rentrent dans l’ordre » et les relations entre les objets techniques et leurs usagers retrouvent une trajectoire acceptable, « normale ». Ce processus n’est évidemment jamais présenté comme parfaitement linéaire. Au contraire, la réparation est généralement décrite comme une action qui n’est pas neutre et par laquelle les choses ne sont jamais remises exactement à leur place initiale. Mais ce sont bien deux états qui sont mis en avant, sur un modèle très inspiré de la dichotomie heideggérienne. D’un côté, un état « sain » caractérisé par un rapport apaisé entre les humains et les choses ; un équilibre qui ne mérite pas véritablement l’attention puisqu’il ne pose pas de problème manifeste, ou en tout cas n’offre pas de prise satisfaisante à l’analyse ni à la critique. D’un autre côté, on trouve un état dégradé, bancal, sorte de béance dans la marche du monde qui mérite au contraire que l’on s’y penche attentivement, du diagnostic de la rupture jusqu’à la restauration d’une nouvelle forme d’équilibre. Cette dynamique qui fait varier deux états distincts est présente dans le préfixe même du mot réparation, qui marque un mouvement itératif. Réparer, nous apprend le dictionnaire historique de la langue française Le Robert, est un emprunt au verbe latin reparare qui signifie « préparer de nouveau, remettre en état, rétablir ». On trouve d’ailleurs cette même idée dans la notion cousine de résilience, qui vient pour sa part de l’anglais résilient, adjectif qui évoque dès le XVIIème siècle la capacité à rebondir et décrit « une résistance aux chocs élevée ». La résilience est cette qualité de réaction face à la rupture. Le vocabulaire de la réparation, tout comme celui de la résilience, insiste ainsi dans un même mouvement sur la rupture – l’événement du choc – et sur l’opération ponctuelle qui en corrige les conséquences. De ce point de vue, il ne s’écarte qu’à la marge des récits contemporains de l’innovation, tout entiers tournés vers les promesses de la disruption. S’il ne s’agit évidemment pas de glorifier avec la réparation le processus de déstabilisation lui-même, c’est malgré tout un même intérêt pour la discontinuité qui est à l’œuvre et, en conséquence, un même désintérêt pour ce qui relève de la continuité. En se concentrant sur les vertus de la réparation, il est facile de laisser de côté l’état apparemment routinier et sans véritable enjeu qui a cours avant que la panne survienne et après l’intervention réparatrice. Or c’est précisément la trame de cet ordinaire qui passe au premier plan si l’on prend en considération les activités de maintenance : ce qui ne relève pas de l’événement mais au contraire du business as usual, des petits gestes sans importance qui ne rompent ni ne restaurent l’ordre des choses, et qui pourtant participent pleinement de leur existence et sont même vitaux à la stabilité des rapports que les humains entretiennent avec la plupart d’entre elles. Tous les coups de chiffon sur toutes les vitrines du monde.
[1] Mierle Laderman Ukeles, artiste performeuse qui illustre notamment la couverture de l’ouvrage (NDLR).
[2] John Oliver, animateur et humoriste de l’émission « Last Week Tonight » sur la chaîne HBO (NDLR).