4 octobre 2023

CAHIER 26 – Document 3

Le soin des Choses, Politiques de la maintenance

Jérôme Denis et David Pontille

 Editions La découverte, Terrains Philosophiques

Extraits de l’ouvrage

n°2

Diffusé le 11/10/2023, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

Avec l’aimable autorisation des auteurs et des Editions La Découverte, les Cahiers du CRDIA ont sélectionné les paragraphes suivants, expurgés des notes.  Ils reprennent la fin du chapitre 2 « Fragilités » (page 94), puis, des extraits du chapitre 3  « Attentions », qui développe en particulier des compétences et des postures caractéristiques des activités et des métiers de maintenance. Les intertitres sont repris de l’ouvrage, on pourra retrouver ces extraits et les notes dans les pages 95, 100 et 101 ; 108, 115, 118, 120 ; 126 et 129 de l’édition papier de l’ouvrage.  

 

L’éthique du Care

 L’éthique du care est inextricablement pratique. C’est une éthique de la situation, une éthique qui ne peut pas reposer sur la traditionnelle séparation entre la morale et la politique, entre les idées et les actions. Le care est une activité, un travail. Il est impossible de l’appréhender indépendamment des opérations très concrètes par lesquelles il passe. Il en va de même de la maintenance, sous toutes ses formes. C’est dans la grande variété de ses accomplissements pratiques qu’il importe de l’appréhender, et c’est à leur contact que l’on peut comprendre sa portée morale. Enfin, les autrices qui ont travaillé la question insistent sur les ambiguïtés de la relation de soin et les asymétries que le care peut participer à installer ou à cultiver. La plupart mettent ainsi en avant un troisième aspect très utile à la poursuite de notre enquête sur le soin des choses : la vulnérabilité, et donc le besoin de soin, ne sont pas à leurs yeux une faiblesse. Par ailleurs, la situation de soin elle-même n’est jamais unidirectionnelle. C’est un des points clefs de l’analyse de Tronto : celles et ceux qui « reçoivent » le soin ne sont en aucun cas des êtres passifs. En acceptant les attentions de la personne soignante, en accompagnant ses gestes, en donnant des signes de confort ou d’inconfort, ils participent pleinement au care, qui doit toujours se comprendre comme une relation au sens fort du terme. Ce point est assez simple à appréhender, ne serait-ce qu’intuitivement, à propos du soin qui implique des êtres humains. Il l’est un peu moins pour ce qui est des choses. Il est pourtant loin d’être négligeable. Appréhender les activités de maintenance en termes de soin suppose en effet de s’approcher au plus près des relations que celles et ceux qui les accomplissent entretiennent avec la matière. Mais c’est aussi accepter d’interroger le rôle qu’y jouent les choses elles-mêmes.

 

Attention

 L’usure quotidienne, la dégradation, l’altération des objets ne sautent pas aux yeux. Il ne suffit pas de décréter que la fragilité matérielle est la condition commune de l’existence des choses pour qu’elle se manifeste. Faire l’expérience de la fragilité est affaire de perception. Il faut savoir prêter une attention particulière aux choses, apprendre à se rendre sensible à leurs variations si l’on veut s’extirper de cette condition moderne qui laisse toute trace de détérioration physique à l’arrière-plan des activités du plus grand nombre. En relatant notre propre expérience dans les pas des mainteneurs de la signalétique du métro parisien et en mettant en scène notre découverte soudaine de la précarité matérielle des panneaux, nous avons jusqu’ici minimisé cet aspect. Il est pourtant essentiel au soin des choses. Dans les situations de maintenance, la fragilité est au centre d’un travail attentionnel dont il est important d’examiner les subtilités. Une grande partie des métiers de la maintenance organisent l’attention à la fragilité autour d’une opération bien particulière : la tournée d’inspection. Si celle-ci ne rassemble sans doute pas toutes les formes attentionnelles à l’œuvre dans le soin des choses, elle offre malgré tout un point de vue privilégié sur cette activité bien particulière qui consiste à prêter attention.

 

Déplacements

 Afin d’inspecter les choses dont ils prennent soin, les mainteneurs que nous avons décrits vont à leur rencontre. Ils s’en approchent. Voilà une première piste à suivre pour décrire le travail attentionnel à l’œuvre, au-delà du vocabulaire un peu trop lâche de l’observation. L’attention semble affaire de proximité. À vrai dire, cette proximité ne suppose pas systématiquement un déplacement des personnes responsables du soin. Dans d’autres situations, ce sont les choses qui vont jusqu’à elles, comme chaque fois que nous confions notre voiture à un garagiste afin qu’il en effectue la « révision », terme anodin qui, comme celui d’inspection, dit bien l’importance des temps et des espaces consacrés à l’attention. Dans tous les cas, c’est bien d’une confrontation qu’il s’agit. C’est dans le côtoiement du corps des choses et de celui des mainteneurs que s’active la sensibilité aux subtiles variations matérielles de la détérioration. La trivialité de cet aspect ne doit pas minimiser sa signification, notamment parce qu’il constitue un principe d’organisation de très nombreuses activités de maintenance.

 

Multisensorialité

Dans de nombreuses situations, toutefois, le regard, même en mouvement, ne suffit pas. Dans les espaces de la station de métro qu’elle inspecte, Nadine se montre ainsi très sensible aux odeurs (fumée, urine, cadavres d’animaux…), dont certaines doivent faire l’objet d’un signalement, tandis que d’autres, pas forcément plus agréables au premier abord, sont considérées comme les effluves « normales » du lieu. Le travail de Tom, le réparateur de photocopieurs, s’appuie régulièrement sur l’écoute des mécanismes du photocopieur pour identifier d’éventuels signes de dégradation ou de dysfonctionnement. La suite de la séquence décrite par Julian Orr le montre. Tom appuie à de nombreuses reprises sur le bouton qui déclenche les copies sans jamais regarder le résultat de l’opération, mais en écoutant attentivement chaque bruit généré par la machine.

(…) C’est une autre dimension essentielle de la proximité des corps : elle offre la possibilité d’un contact multisensoriel qui nourrit l’attention bien au-delà de l’agencement dynamique du regard. Mais si l’ouïe et l’odorat tiennent une place importante dans certains domaines, le sens le plus sollicité après la vue est, sans grande surprise, le toucher. Apposer les mains sur les choses, les glisser derrière des éléments fixes afin d’atteindre des parties invisibles, effleurer de la pulpe des doigts des surfaces, actionner des mécanismes plus ou moins résistants… Autant d’opérations tactiles mises en œuvre pour apprécier les propriétés des matières en présence, qui semblent essentielles à la manifestation de la fragilité.

(…) Il n’y a donc rien de transparent ni de passif dans l’attention cultivée par la maintenance. Celle-ci n’est pas non plus l’œuvre d’une attitude purement intellectuelle ou d’une posture morale qui désignerait à l’avance une série de caractéristiques saillantes à prendre systématiquement en considération. L’attention à la fragilité est à la fois située, active et ouverte.

 

Expertise

Nous nous en doutions lorsque nous avons compris que la plupart des praticiennes et des praticiens de la maintenance étaient capables de repérer dans les choses de nombreux traits que nous ne savions pas percevoir, nous le comprenons encore mieux maintenant que nous nous sommes penchés sur leurs gestes attentionnels : la sensibilité à l’œuvre dans les situations de maintenance relève d’une expertise matérielle.

Tout comme Morelli, Holmes et Freud, les personnes chargées de la maintenance prêtent attention à ce qui est habituellement négligé afin de trouver dans la matière des signes révélateurs. Ils agissent en connaisseurs. Propre au paradigme indiciaire, ce rapport aux choses relève d’une forme d’expertise très éloignée de la posture scientifique cherchant à identifier des lois universelles et insistant sur les vertus de l’abstraction. Ginzburg explique que l’attention aux traces et aux symptômes vise à saisir chaque phénomène dans sa singularité. C’est un aspect essentiel du soin des choses et de l’attention qui le nourrit. Loin d’appréhender des objets inertes, réductibles à une série de propriétés intégralement connues à l’avance qu’il suffirait de surveiller mécaniquement, les mainteneurs traitent les choses de manière individuelle. Ils s’attachent à leurs spécificités et les appréhendent comme uniques, même lorsqu’elles semblent complètement standardisées.

 

Vigilance

 S’il n’est pas question de nier le rôle des règles et des normes qui irriguent les interventions, bien au contraire, nous pensons qu’il est absolument crucial de prendre en considération ce qui se joue en situation, dans la rencontre entre des femmes ou des hommes et les choses dont ils prennent soin. Pas seulement pour insister sur les ajustements inévitables auxquels ces règles sont soumises, comme dans toutes les activités de travail, mais surtout pour découvrir comment l’attention se déploie aussi très souvent au-delà de leur périmètre. Cette entrée par l’épaisseur pratique des activités de maintenance empêche en particulier de réduire le soin des choses en situation professionnelle à la mise en œuvre transparente et routinière de protocoles préétablis. Il est tentant, en effet, de voir dans les listes, tableaux et formulaires qui accompagnent certains mainteneurs des guides autosuffisants qu’il suffirait de suivre au pied de la lettre pour prendre en compte la fragilité matérielle des choses. L’attention, de ce point de vue, s’apparenterait à une opération de contrôle menée à partir de critères stables vis-à-vis desquels il s’agirait d’établir un état de conformité ou de non-conformité. Nous avons bien vu qu’il n’en était rien. S’ils participent à le configurer, les documents en question n’épuisent pas le geste attentionnel. Et celui-ci ne se réduit pas à un regard entièrement maîtrisé qui viendrait s’imposer sur une matière inerte et passive. Aussi sélective soit-elle, l’attention à la fragilité est tout sauf une disposition refermée sur elle-même, uniquement inscrite dans des critères normatifs et incarnée dans les corps par l’apprentissage professionnel. Parce qu’elle s’agence au contact des choses et de leurs singularités, elle articule une focalisation sur des traits déterminés à une sensibilité plus flottante, ouverte à l’inconnu.

 

Attachements

 Les personnes que nous avons suivies ont beau occuper, pour la plupart, des postes peu valorisés, aux marges des activités principales de leurs entreprises respectives, elles agissent à la manière de connaisseurs. Elles savent se concentrer sur une série de détails prédéterminés qu’elles parviennent à isoler parmi le foisonnement matériel des choses et de leurs milieux, restent attachées à la singularité de chaque entité dont elles prennent soin et sont capables d’accepter leurs débordements, de se rendre sensibles à leurs appels. Ces compétences attentionnelles cultivent un « art d’épouser la propension des choses ». Elles ne sont évidemment pas innées ni simplement acquises par des dispositifs de formation théorique. Elles sont le fruit d’une expérience au contact des choses et sont densifiées par la répétition continue des gestes et des circulations, ce présent sans cesse réitéré dont nous avons vu qu’il caractérisait la maintenance. L’agencement de l’attention à la fragilité n’est jamais stabilisé une fois pour toutes. Constamment guidé par les expériences précédentes, il ne s’invente pas non plus complètement à chaque intervention. Il se nourrit et tire sa force de l’inlassable recommencement du soin. En prêtant attention en connaisseurs, les mainteneurs nous aident aussi à nous faire une première idée du type de connaissances à l’œuvre dans le soin des choses. Parce qu’elle s’accomplit au plus près de la matière et de ses infimes variations, la maintenance se déploie dans un rapport dynamique à la connaissance. Non seulement elle mobilise des savoirs plus ou moins formels, parfois extrêmement pointus, à propos des matériaux et de leurs comportements, mais elle multiplie également les occasions de découvrir une part irréductible de la vie des choses en situation. En ce sens, prendre soin des choses revient toujours aussi à faire connaissance avec elles.