Du monde poussiéreux des bureaucrates à l’Eldorado des managers
Mathieu Lefranc
Doctorant en sociologie rattaché au CETCOPRA.
Pourquoi s’intéresse-t-on aux aménagements de bureaux ?
En trois décennies, entre les années 1960 et 1990, un champ professionnel s’est constitué autour des « environnements de travail » tertiaires, porté notamment par les fabricants de mobilier et les cabinets de conseil et d’aménagement. Elevés au rang de véritables outils de performance des entreprises, les aménagements des bureaux des grandes entreprises tertiaires sont désormais passés au peigne fin par ces acteurs, qui mesurent et analysent les usages, programment et conçoivent les espaces et les ambiances, et préconisent des « solutions » mobilières et architecturales conformes aux « besoins » des utilisateurs. En France, à la fin des années 1980, la question des espaces de travail tertiaires devient un enjeu de politique publique donnant lieu à l’organisation de réflexions à l’échelle nationale. C’est également durant cette période que les récents cabinets de conseil et d’aménagement, inspirés par les expériences de l’ANACT[1] dans les entreprises industrielles, préconisent et vendent à leurs clients[2] des méthodes de concertation, de « co-construction » et de participation des salariés à la conception des bureaux. Si ces phénomènes démontrent un fort intérêt des grandes entreprises tertiaires pour leurs espaces de travail, ils posent également la question du sens de cet intérêt. Pourquoi de grandes entreprises tertiaires portent-elles un tel intérêt à leurs espaces de travail ? Qu’en attendent-elles ? De quelle nature est cet intérêt ? Toutes les entreprises tertiaires s’y intéressent-elles autant ?
« Juste de simples compartiments, rien de plus »
Dans un article publié en 1896, l’architecte américain Louis Sullivan décrit l’immeuble de bureaux comme un objet en trois parties : une base destinée à recevoir des fonctions et des usages publics et commerciaux, un attique recevant la technique (machineries d’ascenseurs, de chauffage et de renouvellement d’air). Et entre ces deux parties se logent « un nombre indéfini d’étages « courants » de bureaux eux aussi « courants », superposés les uns sur les autres, identiques les uns aux autres – tous les bureaux ressemblent aux alvéoles d’une ruche ; justes de simples compartiments, rien de plus » (Sullivan, 1896). Dès la fin du XIXème siècle l’immeuble de bureaux se conçoit comme un objet technique et financier. Au XXème siècle, avec la croissance des activités tertiaires et le nombre de personnes amenées à travailler dans ces immeubles, les préoccupations en matière d’éclairage, de renouvellement d’air, de chauffage et de flux électriques deviennent encore plus prégnantes. Le bâtiment de bureau se conçoit de l’extérieur, « les distributions intérieures […] ne sont jamais renseignées » (Nivet, 2021). Ou si elles le sont, c’est avant tout selon des points de vue technique et fonctionnel. Par exemple la trame de façade qui, dans les premiers bâtiments dédiés au travail administratif est calquée sur celle des habitations, puis se régularise à partir des années 1930 sur des valeurs inférieures (entre 1 m et 1,50 m) afin de garantir, déjà, la facilité du réaménagement des bureaux. Ainsi, s’ils accordent de l’importance aux façades et à l’architecture des espaces « publics » et de direction servant l’image des grandes banques et compagnies de chemin de fer, les architectes s’attardent peu sur les aménagements des bureaux à proprement parler. Ces espaces et leur organisation resteront longtemps à la main de leurs occupants. Cela ne signifie pas que des tentatives de « taylorisation » des bureaux ne voient pas le jour durant la première moitié du XXème siècle, mais elles se contentent de matérialiser l’organisation hiérarchique. Ou bien encore, ces manifestations d’intérêt procèdent du besoin de symboliser l’ordre et l’efficacité de la modernité naissante s’opposant à une utilisation trop personnelle des bureaux. Dans un article de L’Architecture d’Aujourd’hui de 1932, on peut lire à propos des bâtiments modernes que « les bureaux [y] sont uniformes, d’environ quatre mètres sur six, éclairés d’une manière intense par un vaste vitrage et par l’électricité, chauffés au calorifère, peints, lisses, nets et propres. Les portes en bois vernis, les sols en aggloméré ou en linoléum, tout y est combiné pour la commodité et pour l’hygiène » (L’Architecture d’Aujourd’hui, n°3, 1932, cité dans Nivet, 2021). Par ailleurs, ce maigre intérêt porté aux espaces de bureaux n’occulte pas des représentations culturelles et symboliques peu flatteuses. La « vie de bureau » rappelle encore « un passé administratif à l’image poussiéreuse » (Monjaret, 2002), l’idée d’un travail ennuyeux, voire carrément symbole d’une vie professionnelle morne et la figure de « l’employé de bureau, humble et malheureux, qui consacre sa vie à l’exécution mécanique de travaux dissociés de toute finalité » (Thorel-Cailleteau, 2002). Le bureau et ses espaces ne déchainent pas encore les enthousiasmes.
En quête d’un effet bénéfique sur le travail
Pour cela, il faut attendre les années 1950-60. Les évolutions constructives et techniques de la période contribuent à perfectionner le modèle de l’immeuble de bureau et à renforcer son caractère d’objet technique. La généralisation et la régularité des systèmes d’innervation, une structure porteuse minimum et l’apparition des cloisons amovibles permettent d’obtenir la réversibilité tant recherchée des aménagements et des organisations. Mais l’essentiel n’est pas là. Pour la première fois, les aménagements de bureaux font l’objet d’un intérêt particulier. Porté par l’affirmation du management comme manière d’agir sur le monde, où « ce qui était « naturel » devient « managé » » (Le Texier, 2022, p.92), l’espace des bureaux est désormais investi au même titre que celui des ateliers, pour sa capacité à faire système ; c’est à dire à articuler les composantes productives de l’entreprise (les machines, le mobilier, l’information et les travailleurs) qui se conçoit désormais comme un « système de traitement de l’information », duquel sont attendus fluidité et rapidité des communications, circulation de l’information et coopération. La conception du bureau paysager à la fin des années 1950 opère donc une véritable rupture avec le « modèle domestique » où prévalait encore une attribution d’espace et de place selon les grades des employés. Le bureau paysager est présenté par ses promoteurs « comme l’outil d’une efficacité accrue ne reposant plus exclusivement sur les machines, les bureaux, les rangements – comme c’était le cas dans la période de l’entre-deux-guerres –, mais sur la configuration de l’espace lui-même, la disposition des lieux transformés en moyens techniques au service de la vitesse de production » (Pillon, 2016, p.23). A la même période, des recherches sont menées sur les « couleurs d’ambiance » dans les bureaux, conçues comme un moyen « d’exercer une influence sur la psychologie individuelle » (Pillon, 2018).
Ainsi l’intérêt naissant pour l’aménagement des espaces de bureaux relève de la croyance en la capacité de l’espace à exercer un effet bénéfique sur l’activité de ses occupants, à organiser le travail de façon à le rendre plus efficace. Cela n’est pas sans lien avec l’émergence de professionnels de l’aménagement de bureaux, nous y reviendrons.
Affirmation du rôle des bureaux comme acteur de la performance des entreprises
Néanmoins, au cours des années 1960-70 le modèle se cherche encore, eu égard aux critiques dont il fait l’objet de la part des salariés et syndicats. L’aménagement des bureaux reste majoritairement le terrain de jeu d’architectes et décorateurs qui explorent les possibilités des cloisons amovibles et éléments standardisés intégrés aux cloisons tels que des rangements suspendus répartis au rythme des trames de façade, préfigurant la prédominance à venir du mobilier dans les aménagements de bureaux. C’est à partir des années 1980-90, que l’intérêt pour les aménagements de bureaux explose littéralement. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer la constitution dès les années 1980 d’un important écosystème économique et médiatique consacré aux mobiliers et aux aménagements de bureaux. Le dynamisme des fabricants de mobilier en est la première illustration. Déplaçant les enjeux de flexibilité et d’adaptabilité de l’architecture aux aménagements intérieurs, les principaux fabricants de l’époque étoffent leurs offres. A la suite d’Hermann Miller et R. Propst[3], ils conçoivent des modules à la jonction entre mobilier et architecture, capables de prendre en charge l’aménagement (partition et recoupement d’espace) et répondant aux exigences techniques et fonctionnelles toujours plus affirmées des grandes entreprises tertiaires. Forts de leurs succès, ces fabricants (H. Miller, Haworth, Steelcase, Sedus, …) deviennent des multinationales. Ils ne tardent pas dans la foulée à proposer « leurs services aux entreprises pour concevoir, gérer, déménager les locaux d’entreprises tertiaires » (Pillon, 2016, p.24). Ils sont bientôt rejoints par de nouveaux professionnels œuvrant au sein de cabinets de conseil et d’aménagement[4]. Depuis les années 1980, plus d’une dizaine de ces cabinets ont vu le jour en France. Producteurs de discours et de « solutions », ces acteurs se retrouvent dans des salons professionnels[5] qui se multiplient à mesure que le marché prend de l’importance. Dans les années 2000-2010, certains acteurs conçoivent leurs propres canaux de diffusion d’études et d’articles de tendances. Les fabricants de mobilier les plus en vue publient régulièrement des magazines et on ne compte plus le nombre d’articles publiés sur Internet. En 2005, un groupe d’industriels de l’aménagement et du mobilier de bureau crée ACTINEO « l’observatoire de la qualité de vie au bureau », dont le baromètre mesure tous les deux ans « les évolutions des modes de vie au travail ». Pendant plus de dix ans, entre 2009 et 2020, le cabinet Génie des Lieux a publié chaque année son « Guide des bonnes pratiques », diffusant aussi bien des méthodes de projet que des tendances sur l’évolution des modes de travail et ce que ceux-ci impliquent comme « besoins » pour les « collaborateurs ». Une presse spécialisée[6] s’est également développée relayant les discours des professionnels en matière d’aménagements, de mobilier, d’immobilier d’entreprise, mais aussi des articles de sociologues, ergonomes et designers. Enfin, des associations professionnelles[7] reflétant le mouvement de professionnalisation et de diffusion du space-planning voient également le jour pour fédérer les acteurs des « environnements de travail » et promouvoir leurs rôles au sein des entreprises.
Le travail de tous ces acteurs du bureau repose d’une manière ou d’une autre sur l’idée que l’aménagement des espaces de bureau constitue un outil de performance économique.
Comment l’espace des bureaux est-il passé d’une quasi-indifférence à une attention aussi marquée ? Comment expliquer que l’on s’y intéresse désormais autant, et de cette manière ? A quoi tient la performance des bureaux ? Quelles sont les conditions socio-économiques qui ont mené à cette situation ?
Trois facteurs nous semblent pouvoir expliquer cet intérêt marqué depuis quelques décennies pour les aménagements de bureaux :
- La financiarisation de l’immobilier, qui fait de l’immeuble de bureaux un actif analysé et valorisé comme tel. A partir des années 1990 « l’activité immobilière est directement liée au cycle des affaires ; en période de ralentissement économique et d’incertitude sur le plan international, les entreprises compensent la diminution de leurs marges par une réduction des coûts de fonctionnement : licenciements, transferts dans des locaux aux loyers moins élevés, diminution des surfaces occupées… » (Heurteux, 1993, p.19) ;
- L’avènement de l’« économie de la coopération » ;
- Les nouveaux modes de management qui en résultent (qui sont le lien entre les transformations du travail et la conception des espaces de bureaux).
Avènement de l’économie servicielle et « évolution des conditions de la production de valeur » (C. du Tertre)
A partir de la fin des années 1970 trois « mutations structurelles de l’économie » entrainent une transformation profonde des « conditions de création de la valeur et du travail » (C. du Tertre) :
- La diminution de la part des activités manufacturières dans l’emploi et la croissance des activités de service. En France, entre 1991 et 2010 « la part de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière passe de 18,4% à 10% » (du Tertre, 2013, p.33). Ainsi « à partir des années quatre-vingt, les services qui occupent déjà une place prépondérante dans l’emploi vont, progressivement, jouer un rôle moteur dans la dynamique économique elle-même » (du Tertre, 2013, p.32). L’augmentation des services dans la production de valeur n’exprime pas seulement un « déplacement sectoriel des activités productives », mais de façon plus profonde, de « nouvelles conditions générales de création de la valeur qui concernent toutes les entreprises, y compris les entreprises industrielles » (du Tertre, 2013, p.33). En effet, la saturation des marchés des biens entraine la stagnation de la demande. Dans ce contexte, les consommateurs s’intéressent davantage à « la valeur d’usage des produits » (Gadrey, Zarifian) ; et les industriels tentent de ravir des parts de marché à leurs concurrents non plus seulement à travers de nouveaux produits, mais au travers des services qui accompagnent ces derniers. Certains industriels quittent même complètement la sphère de la production pour ne se consacrer qu’à la production de services. Les entreprises, y compris industrielles, voient donc la part de leurs emplois dédiés aux services (travail relationnel, logistique, pilotage, gestion, etc.) dépasser celle des emplois de fabrication.
- Cette mutation essentielle de l’économie est rendue possible par l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). L’apparition dans les ateliers de production, au début des années 1980, de la microinformatique et de la « robotique » entame la transformation du travail en réduisant les tâches directement productives au bénéfice des tâches de régulation (contrôle qualité, outillage, maintenance, réglage). Puis ces nouvelles technologies se généralisent rapidement à toutes les activités. A partir des années 1990, la microinformatique permet le développement des NTIC associées à la bureautique c’est-à-dire aux activités spécialisées dans le traitement de l’information. Dans les années 1990-2000, la généralisation d’Internet et des technologies multimédia ouvre la voie à une circulation de l’information horizontale et permet notamment d’accélérer la communication. Ces perfectionnements et innovations rapides, qui caractérisent ces nouvelles technologies, rendent possible des gains de productivité dans les activités de service. « En définitive, ces nouvelles technologies se développent dans le même temps que se déploient de plus en plus d’activités communicationnelles. Les données, les informations comme les connaissances sont devenues des ressources stratégiques pour toutes les organisations. Elles sont au centre des activités de service » (du Tertre, 2013, pp.36-37).
- La troisième mutation de l’économie concerne le caractère central et « le rôle stratégique des attributs immatériels des biens et des services » (du Tertre, 2013, p.37). Ces « attributs immatériels » recouvrent une importance considérable dans cette nouvelle économie. C’est à travers eux (esthétique, confiance, pertinence vis-à-vis des attentes, symbolique, dimension culturelle…) que des jugements de valeur et des opinions se diffusent et influent sur les attentes, les demandes des bénéficiaires, leur manière de s’adresser aux entreprises et, ce faisant, de coproduire le service. « De ce point de vue, l’appréciation de la qualité des biens et des services n’est pas liée à la seule qualité du processus de production, mais aux formes que prennent les représentations, c’est-à-dire les « formes de conscience » et les « formes de pensée » qui dépassent le seul cadre de l’entreprise ». En ce sens, ces attributs immatériels justifient « le caractère stratégique de la qualité des ressources immatérielles de l’organisation » et influent notamment « sur la compétence des collectifs de travail, la pertinence de l’organisation et de sa gouvernance, la confiance dans la capacité des entreprises de respecter leurs engagements » (du Tertre, 2013, p.37).
« En définitive, les formes de la production de la valeur de toutes les organisations sont de plus en plus confrontées aux contraintes qui relèvent d’une dynamique économique dénommée « servicielle » : prééminence des activités de service, usage intensif de données, d’informations et de connaissances, dimensions immatérielles des ressources et des résultats de la production » (du Tertre, 2013, p.38). Cette « dynamique servicielle » engendre une organisation spécifique des « entreprises de services », ainsi qu’une demande de travail et d’implication des salariés qui se distingue de la demande qui caractérisait l’ère industrielle.
Cherchant à produire des « effets utiles » à travers leurs productions, les entreprises de services fonctionnent de plus en plus en réseaux, adoptant des modes de coordination avec d’autres entreprises avec lesquelles elles entretiennent des relations suivies ; d’ensemble fermé valorisant une relation directe au marché, l’entreprise de service acquiert une perméabilité nouvelle. Son environnement entre d’une certaine manière dans cette entreprise. Cette perméabilité n’est pas à sens unique, « dans une conception plus interactive, la relation de la firme avec son environnement devient une évolution conjointe […] Cette perméabilité est double : la perméabilité interne (réceptivité à ce qui vient de l’extérieur) et la perméabilité externe (capacité à émettre). Les frontières de la firme deviennent non une limite mais le point d’ancrage des relations qu’elle instaure avec son environnement. » (Amblard, Bernoux, Herreros, Livian, 1996, pp.248-249). L’entreprise qui prend forme à partir des années 1980-90, « est un construit encastré dans des réseaux sociaux » (Amblard, Bernoux, Herreros, Livian, 1996, p.249). Porosité et « contours déformables » impliquent une structuration particulière des entreprises de production de services. Les grandes entreprises de services s’inscrivent pleinement dans ce que le philosophe Zygmunt Bauman a qualifié de « société liquide », une société qui prône, contre la stabilité, le mouvement perpétuel, la précarité, l’extra-territorialité et le nomadisme, en vue d’un désengagement de ce qu’elle perçoit comme contrainte, c’est-à-dire empêchant son mouvement et l’adaptation à son environnement.
Ces mutations conduisent à généraliser les formes d’activité inhérentes à la « relation de service » (Gadrey, 1990, 1992). Une caractéristique essentielle du travail dans cette « relation » est la « coproduction » des services par le producteur du service bien entendu mais aussi par son bénéficiaire, qui intervient directement dans le « procès de travail » ; au-delà d’une offre de service standardisée, qui recèle la situation de subordination dans laquelle ils se trouvent (maximisation de la rentabilité, respect des indicateurs, utilisation d’outils standardisés, contraintes de mobilité, etc.), les salariés engagés dans une relation de service doivent tenir compte de la demande directe de leurs interlocuteurs, intégrer leurs intérêts, contraintes, besoins et ne pas s’en tenir à l’application d’un script ; si l’échange d’informations formalisée relève de l’évidence, cette relation directe implique également l’échange d’informations sur des modes informels dont l’importance n’est pas moindre. « Car l’activité associée au service, celle du prestataire comme celle du bénéficiaire, met en mouvement les corps, ce qui permet aux acteurs, d’un côté, d’émettre des informations, de l’autre, d’intégrer, d’interpréter et de traiter cette information indispensable à leurs réflexions, leurs décisions, leurs comportements et engagements réciproques » (p.40).
D’une certaine manière le bénéficiaire désorganise le travail du prestataire qui doit en permanence le réorganiser au regard de ce flux d’informations, de ses savoir-faire, aptitudes techniques et contraintes salariales. Mais c’est aussi le cas pour le bénéficiaire dont la compréhension de la situation peut être amenée à évoluer au cours de la prestation. Le producteur du service est alors amené à « arbitrer » en permanence entre prescrit et réel et à engager sa « subjectivité ». En outre, au sein de ces opérations d’arbitrage dans un contexte de coproduction, le travail implique des « compétences » propres à la relation de service (communication, transparence, coopération, écoute, adaptabilité, réactivité, …), relevant davantage de « manières d’être » que de savoir-faire. Or, dans le travail qu’implique la relation de service, ces « soft-skills » ont pris une importance considérable. Car, comme l’énonce Christian du Tertre, « la forme que prend cette relation a des effets très significatifs sur la qualité du service, l’efficacité des moyens mis en œuvre (en d’autres termes sur la productivité) et la rentabilité de l’activité » (du Tertre, 2013, p.39).
Ainsi, confrontée à des transformations économiques majeures, l’entreprise de service naissante tente de transformer le travail et le rapport qu’entretiennent les salariés à ce dernier. Car elle n’attend pas de ses salariés qu’ils mettent simplement à profit leurs savoir-faire, mais qu’ils les mettent à profit d’une manière qu’elle juge bonne, c’est-à-dire compatible avec ses objectifs qu’ils doivent donc intérioriser. Elle dicte les nouveaux cadres du travail, ne s’embarrasse pas des métiers et des savoir-faire ; elle est à la recherche, promeut et produit des compétences sur mesure. Pour cela, elle investit au moins deux domaines qu’elle taille sur mesure : le management et l’espace.
Un environnement taillé sur mesure
Un management sur mesure
Parallèlement à ces mutations de l’économie et du travail (qui se jouent sur fond d’ouverture à la concurrence mondiale), il s’agit pour les entreprises occidentales et notamment françaises, de faire avec l’héritage récent et contraignant de relations sociales et professionnelles conflictuelles. Politiques et management entreprennent alors de « réhabiliter » l’entreprise au travers de la diffusion de ce qui ne se lit pas encore comme une « idéologie managériale ». En 1984, devenu un classique, « L’entreprise du 3ème type » de G. Archier et H. Sérieyx dessine les contours de la grande entreprise de services. Elle y est définie en opposition à l’entreprise taylorienne, dont le modèle de gestion est jugé dépassé, lourd, trop cloisonné et aliénant à l’égard des salariés. Les auteurs la comparent à une armée engagée sur le front de la « guerre économique », au sein de laquelle les managers doivent « impérativement rallier l’adhésion, les idées et le dynamisme de tous leurs fantassins, dans un projet partagé » (Archier, Sérieyx, 2000, p.12). Cette « guerre » emporte avec elle les notions de « communauté d’intérêt », reposant sur des « projets » et des « valeurs partagées », autour desquelles la « coopération » et la « transparence » deviennent des devoirs.
En outre, afin de susciter l’engagement subjectif que requiert la relation de service, ce néomanagement promeut des valeurs faisant écho aux revendications sociales et salariales des années 1960-70 et compatibles avec les mutations de l’économie et du travail : « initiative personnelle », « autonomie », « responsabilisation », « goût du challenge ». Se dessine alors la figure du « collaborateur » idéal, pour lequel l’identification au projet d’entreprise est devenue incontournable.
Un espace sur mesure
A partir des années 1960 et avec beaucoup plus de force dans les années 1980-90, les « nouveaux professionnels » du bureau parviennent à faire des « nouveaux environnements de travail » des espaces créés sur mesure pour les entreprises de service naissantes, articulant dans un récit cohérent ses besoins en termes de flexibilité, de modes de travail et de concordance avec les supposées attentes des collaborateurs. Ces professionnels du bureau ont conçu en quelques décennies des discours et des formes faisant apparaitre l’espace des bureaux comme un véritable outil adapté aux nouvelles relations de travail, « relations de service », fondées sur la communication, la production, l’utilisation et le partage d’information.
Ils valorisent les aménagements de bureau pour leur supposée capacité à agir sur le travail et les travailleurs. Ainsi, parallèlement à la lente constitution d’un modèle d’immeuble de bureau standard, et adossés au langage d’un néomanagement sur mesure, les nouveaux professionnels des aménagements de bureaux sont parvenus à porter l’intérêt pour les espaces de bureaux au-delà des questions d’architecture et de technique, en en faisant de véritables acteurs du management des hommes dans un contexte où la « dynamique servicielle » implique une évolution importante du travail et des rapports des salariés à ce dernier. Un cabinet de space-planning ne s’est-il pas rendu célèbre grâce au concept de « management par l’espace[8] » ? Les modèles d’espaces conçus à partir des années 1980, à travers leur fonctionnement en « marché », en « libre-service » ou encore en « flex-office », et leurs principes d’aménagements qui confinent à l’abstraction[9], matérialisent les valeurs et les compétences nécessaires à l’entreprise de service naissante. Dès lors, on comprend l’attrait des grandes entreprises de services pour ces récits sur les « nouveaux environnements de travail ». D’autant plus lorsqu’on sait qu’ils permettent quasi systématiquement une réduction des surfaces à construire, gérer et entretenir. Ce qui n’est sans doute pas neutre dans un contexte de financiarisation de l’immobilier de bureaux, où celui-ci est analysé et valorisé comme un actif.
Il reste à expliquer pourquoi la participation directe et organisée s’est développée autour de la conception de ces espaces. Si elle n’est pas un phénomène nouveau, avec la crise de l’emploi survenue dans les années 1980, la participation directe semblait avoir souffert d’un certain recul (Martin, 1995). Comment alors expliquer que dans le même temps elle perdure au sujet de la conception des espaces de bureaux ?
[1] Fondées en 1973, l’agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) et les agences régionales (ARACT) ont pour mission de contribuer à l’amélioration des conditions des travailleurs par le soutien à l’expérimentation et à la recherche, le partage d’informations et l’appui aux entreprises dans les démarches qu’elles entretiennent en ce sens :
- Réaliser des interventions auprès des structures afin d’agir sur les différents thèmes de la qualité de vie au travail (QVT) :
- Produire des supports à destination des entreprises pour leur permettre d’animer et déployer leur propre politique de qualité de vie au travail : serious game, outils d’analyse ou de pilotage, retour d’expériences, transfert inter-entreprises, etc.
- Innover dans la prise en charge des conditions de travail et de la performance des structures.
[2] De grandes entreprises de services ; on pense notamment à la Société Générale, Apple, EDF, la RATP, …
[3] Hermann Miller est l’un des principaux fabricants mondiaux de mobilier de bureau. Avec le designer Robert Propst, il produit et commercialise l’Action Office II, bureau reconfigurable, dès la fin des années 1960.
[4] En France, parmi les entreprises les plus connues (et toujours en activité) qui se consacrent en totalité ou en partie aux aménagements des environnements de travail tertiaires on peut citer entre autres QUATRE PLUS créée en 1986, Majorelle créée en 1986, DEGW France en 1987, Kardham en 1992, Génie des Lieux en 1995, Tetris en 2003, Parella en 2009, The Boson Project en 2012, Colliers France en 2014 (en 1976 en Australie), Factory en 2017.
[5] Parmi les plus connus, le Salon des Industries et du Commerce de Bureau (SICOB) s’est tenu à Paris tous les ans entre 1950 et 1990. NeoCon se tient chaque année à Chicago depuis 1969, Orgatec à Cologne depuis 1963, Workspace Expo à Paris depuis 2013.
[6] Office et Culture, Business Immo, Workplace Magazine, Republik Workplace … On ne compte plus les sites Internet qui diffusent des articles de tendance sur les aménagements de bureaux.
[7] L’Association des Responsables des Services Généraux (ARSEG), devenue en 2011 le réseau des directeurs des environnement de travail, renommée IDET (Inspirer et Développer les Environnements de Travail) en 2022. L’Association des Directeurs Immobilier (ADI) est créée en 1996.
[8] Dès sa création en 1995, le cabinet Génie des Lieux bâtit son expertise dans le domaine à partir de ce concept. En 2021 Kardham et Orange invitent à « considérer l’espace comme un outil de management » (Livre Blanc, p.53).
[9] Recherche de flexibilité maximum, mutualisation des espaces, transparence, ouverture, suppression de l’idée de hiérarchie, valorisation de la mobilité, suppression des espaces individuels.