11 avril 2020

CAHIER 3 – Document 3

Droit social et mobilisation du travail dans les services

Jean-Yves Kerbourc’h, Professeur à l’université de Nantes

Janvier 2019

Diffusé le 15/04/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Introduction

La mobilisation du travail dans le secteur des services présente deux caractéristiques. L’une est liée à l’organisation capitalistique des entreprises de services, l’autre à la main d’œuvre employée par ces entreprises, qui ne travaille pas dans leurs locaux mais dans ceux du donneur d’ordre.

S’agissant de l’organisation capitalistique des entreprises, les situations sont très hétérogènes. Les structures qui assurent ces services sont parfois des filiales de grands groupes qui se sont spécialisées dans les services de commodité (facility management). Elles proposent soit des services immatériels (accueil, gestion de courrier, standard téléphonique, propreté, entretien des espaces verts, gestion des déchets, maintenance informatique, sécurité-gardiennage, restauration etc.) soit des services matériels ou techniques (maintenance des installations de chauffage-ventilation-climatisation, courants forts, courants faibles, maintenance de certains équipements industriels). Il arrive que ces grands groupes créent autant de filiales qu’il existe de spécialisations. D’autres entreprises n’appartiennent pas à un groupe. Elles aussi sont d’une grande diversité. Elles offrent de la même façon des prestations « multi-services » et/ou « multi-techniques » en prenant en charge tout ou partie de celles évoquées plus haut. Le droit du travail n’intervient pas dans ces modes d’organisation qui relèvent du pouvoir du chef d’entreprise (liberté d’entreprendre, liberté du commerce et de l’industrie).

La main-d’œuvre mobilisée par ces entreprises est extrêmement mobile puisqu’elle travaille exclusivement dans les locaux des donneurs d’ordre avec lesquels leurs employeurs ont contracté. Il s’ensuit une relation à trois personnes : donneur d’ordre, preneur d’ordre et salarié de ce dernier.

Les rapports sont parfois plus compliqués lorsque le preneur d’ordre n’est pas en mesure d’assurer seul le service qu’il vend et fait appel à une tierce entreprise, le cas échéant une autre filiale du groupe auquel il appartient. En droit des contrats commerciaux il s’agit d’une sous-traitance régie par la loi du 31 décembre 1975. Un maître d’ouvrage (le donneur d’ordre) confie une tâche à un entrepreneur principal (maintenance multi-services et/ou multi-technique) qui fera lui-même appel à des sous-traitants spécialisés (professionnels du chauffage-ventilation-climatisation par exemple) qui embaucheront des travailleurs qualifiés. Il arrive que le sous-traitant soit un travailleur indépendant (un artisan).

Le Code du travail prend en compte les particularités de ces relations en imposant à l’employeur ou au donneur d’ordre un certain nombre d’obligations qui peuvent apparaître comme des contraintes : le droit du travail est prescripteur (I). Mais le droit du travail est également facilitateur car il offre en même temps aux acteurs économiques des dispositifs qui organisent et sécurisent ces relations à trois ou à quatre personnes (II).


(I) Le droit du travail prescripteur

Ces prescriptions sont toujours intervenues en réaction à de nouvelles pratiques dans la gestion de la relation salariale. La législation est parfois instable car liée à des enjeux sociaux, donc politiques. Il peut s’ensuivre une insécurité juridique. Nous en verrons quelques exemples (parmi beaucoup…) en droit des relations individuelles (A) et en droit des relations collectives (B).


A. – Relations individuelles

La législation sur le marchandage (1) et le travail indépendant (2) illustrent l’instabilité et l’insécurité susceptibles d’affecter les relations commerciales de service entre les donneurs d’ordre et les entreprises de commodités.


1) Le marchandage

Le marchandage est une vieille infraction du Code du travail qui visait à réprimer, au XIXe siècle, les entrepreneurs qui prenaient des marchés (le plus souvent dans le secteur du bâtiment) pour les confier en cascade à plusieurs sous-entrepreneurs, dont le dernier en faisait réaliser l’exécution par des ouvriers ou des tâcherons qui travaillaient à vil prix (chaque intermédiaire avait pris une commission sans apporter de valeur ajoutée technique aux biens ou services produits).

L’infraction générique : le marchandage de l’article L. 8231-1

C’est pour réprimer ces abus que le décret du 2 mars 1848 décida que « l’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou marchandage était abolie ». La Commission du Luxembourg avait prévu des peines correctionnelles dans un autre décret du 21 mars 1848 (peines d’amendes dont le produit était destiné « à secourir les invalides du travail »). Les décrets tombèrent dans l’oubli le plus total au point que certains acteurs économiques avaient pu croire à tort qu’ils étaient tacitement abrogés par désuétude, jusqu’à ce que survienne la célèbre affaire « Loup contre Bœuf et autres » jugée par la Cour de cassation toutes Chambres réunies le 31 janvier 1901.

En 1896 M. Loup entrepreneur général de bâtiment avait conclu avec M. Martin, ouvrier tailleur de pierre, un contrat de sous-entreprise concernant des travaux de ravalement dans une maison située rue de Lisbonne à Paris. Ce marché concernait exclusivement la main-d’œuvre car l’entrepreneur principal (M. Loup) devait fournir le matériel, notamment les échafaudages. M. Martin engagea un certain nombre d’ouvriers qu’il paya régulièrement avant de cesser les rémunérations. Les ouvriers ont alors assigné leur employeur conjointement avec l’entrepreneur général devant le conseil de prud’hommes pour obtenir le paiement des salaires.  Ayant perdu leur procès ils reprirent la procédure devant les juridictions pénales sur le fondement du délit de marchandage. Après avoir obtenu une condamnation au tribunal correctionnel, le jugement fut infirmé en appel. A la suite d’une procédure assez longue au cours de laquelle la Cour de cassation fut saisie plusieurs fois celle-ci décida que « le fait qui a été d’abord interdit » par les textes de 1848, « n’est point l’embauchage d’ouvriers à la journée par un tâcheron, mais seulement l’exploitation des ouvriers au moyen de ce marchandage, exploitation qui ne consiste, de la part du sous-traitant, qu’à tirer un profit abusif du travail de ceux qu’il emploie » ; – que l’acte nécessite donc, pour devenir délictueux, la réunion de ces trois éléments : un fait matériel, l’intention de nuire et un préjudice causé aux ouvriers[1] ».

Ce recours à la notion de « profit abusif » ruinait la portée du décret du 2 mars 1848. Les poursuites pour délit de marchandage deviendront rares.

Le décret du 2 mars 1848 fut modifié par la loi du 25 mars 1919 qui le reformula conformément à l’interprétation donnée par la Cour de cassation : « l’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou marchandage est interdite ». Ce texte était codifié à l’article 30 b du Code du travail. L’interprétation du texte fut la même et l’infraction continua à déserter les recueils de jurisprudence[2]. Pour redonner vie au texte, le décret-loi du 8 août 1935 avait prévu que l’entrepreneur principal pouvait être substitué au sous-entrepreneur en cas d’insolvabilité de ce dernier à la condition qu’il ne soit, ni inscrit au registre du commerce, ni immatriculé au répertoire des métiers, ni propriétaire d’un fonds de commerce.

C’est la légalisation du travail temporaire par une loi du 3 janvier 1972 qui a nécessité une nouvelle intervention du législateur dans la loi n° 73-608 du 6 juillet 1973.

La recherche très compliquée de l’élément intentionnel (l’intention de nuire) fut supprimée au profit de la simple démonstration d’un préjudice causé au salarié, ou sur la preuve rapportée par lui que l’employeur élude l’application des dispositions de la loi, du règlement ou de conventions collectives du travail. L’infraction est caractérisée dès que le fait matériel et le fait dommageable sont réunis.

L’article L. 8231-1 du Code du travail est ainsi rédigé : « Le marchandage, défini comme toute opération à but lucratif de fourniture de main-d’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne, ou d’éluder l’application de dispositions légales ou de stipulations d’une convention ou d’un accord collectif de travail, est interdit ».

L’infraction spécifique : le prêt de main-d’œuvre illicite de l’article L. 8241-1 :

« Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre est interdite ». Cette infraction de prêt de main-d’œuvre illicite, distincte de celle de marchandage, sanctionne les opérations qui à la fois poursuivent un but lucratif et ont pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre (ce type de mise à disposition est réservé aux entreprises de travail temporaire). L’infraction réprime donc les entreprises de services qui mettraient du personnel à la disposition de leur donneur d’ordre sans justifier d’un savoir-faire particulier qui montre que la prestation porte sur autre chose que la simple fourniture de main-d’œuvre.

Facility management : savoir-faire spécifique ou location de main-d’œuvre ?

C’est ce qui explique que les juristes qui rédigent les contrats décrivent de manière très détaillée les conditions de réalisation des prestations afin de démontrer :

– que la main-d’œuvre est placée sous la subordination exclusive du prestataire (et non du client) qui lui donne des ordres, surveille l’exécution du travail et en sanctionne les résultats ;

– que le marché présente un caractère forfaitaire. La facturation correspond à la prestation fournie par le preneur d’ordre et non au coût de la main-d’œuvre auquel s’ajouterait une marge (ce serait du travail temporaire) ;

– la mise en œuvre par le sous-traitant d’un savoir-faire spécifique.

La complexité des contrats conclus entre donneurs et preneurs d’ordre et leur extrême précision peut s’expliquer (en partie) par cette volonté de démontrer que les prestataires proposent des services spécifiques distincts d’une simple fourniture de main d’œuvre. Il s’agit de précautions probatoires qui, en cas de litige, permettront au prestataire de démontrer que l’infraction de marchandage ou de travail temporaire illicite n’est pas caractérisée.

Pour autant rien ne s’oppose à ce que le dirigeant d’une entreprise de services développe une activité de fourniture exclusive de main-d’œuvre à but lucratif. Cette activité sera alors exercée par une entreprise de travail temporaire créée à cet effet. Certains acteurs des services proposent ainsi aux mêmes clients à la fois des services de facility management et une mise à disposition de personnel dans le cadre d’un contrat de travail temporaire conclu avec une filiale qui est une entreprise de travail temporaire.

On voit ainsi que si le droit du travail est bien prescripteur il ne s’oppose nullement à la liberté d’entreprise et à la liberté du commerce, qui sont des droits quasi-imprescriptibles.


2) Le travail indépendant

La distinction entre travail salarié et travail indépendant est un autre sujet susceptible de poser des difficultés aux entreprises de services qui recourent ponctuellement ou régulièrement à des travailleurs autonomes (dans le cadre d’une externalisation de la force de vente, des services financiers et de contrôle de gestion, du contrôle qualité etc.). Le législateur a tenté à plusieurs reprises de faciliter et de sécuriser le recours à de la main d’œuvre indépendante, surtout utilisée dans le secteur des services. Les enjeux sont devenus importants depuis que l’évolution des technologies numériques permet  de les rapprocher très rapidement des entreprises qui recourent à leurs services.

1ère étape : les présomptions de non-salariat

La loi n° 94-126 du 11 février 1994 relative à l’initiative et à l’entreprise individuelle, dite loi Madelin, a introduit dans le Code du travail, à l’article L. 8221-6, une présomption de non-salariat. Supprimée par la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, elle a été réinstaurée par l’article 23 de la loi n° 2003-721 du 1er août 2003 (loi pour l’initiative économique dite « Dutreil »).

Le Code du travail est ainsi rédigé : « Sont présumés ne pas être liés avec le donneur d’ordre par un contrat de travail dans l’exécution de l’activité donnant lieu à immatriculation ou inscription » les travailleurs indépendants inscrits à un registre obligatoire[3].

Un autre article prévoit qu’ « Est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre[4] ».

2ème étape : libéralisation totale du placement

Inspirée par la jurisprudence communautaire[5], la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005 a mis fin au monopole de l’activité de placement des demandeurs d’emploi réservée à l’ANPE, monopole qui n’existait plus en pratique.

Afin de mettre en conformité la législation française avec la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006, dite directive « services », la loi n° 2010-853 du 23 juillet 2010 a totalement libéralisé l’activité de placement en supprimant les dispositions du Code du travail qui encadraient les agences privées de placement (déclaration préalable d’activité, exclusivité de l’activité). Ces dernières peuvent exercer leur activité sans aucune restriction ni condition. Les activités de placement concernent aussi bien les travailleurs indépendants que les salariés.

3ème étape : l’arrivée des plateformes de mise en relation par voie électronique

Ces évolutions législatives combinées aux progrès technologiques ont permis l’essor de plateformes de mise en relation de travailleurs indépendants entre des donneurs d’ordre et des preneurs d’ordre. Naissaient ainsi de nouvelles activités externalisées de services aux entreprises (pendant que d’autres se développaient plutôt en direction des particuliers).

Similairement au marchandage du XIXe siècle, certains abus ont conduit le législateur à règlementer ces plateformes à la fois dans le Code de la consommation, dans le Code du travail et dans le Code général des impôts.

Le Code de la consommation définit ce qu’est une plateforme[6] :

« Est qualifiée d’opérateur de plateforme en ligne toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur :

1° Le classement ou le référencement, au moyen d’algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ;

2° Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service. »

Le Code du travail décide d’accorder des droits aux travailleurs indépendants qui recourent à ces plateformes (droit à une protection sociale[7]) :

« Le présent titre est applicable aux travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique définies à l’article 242 bis du code général des impôts ».

Le Code général des impôts oblige les plateformes à délivrer certaines informations sur les obligations fiscales de ceux qui y recourent[8] :

« Les entreprises, quel que soit leur lieu d’établissement, qui mettent en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un bien ou d’un service sont tenues de fournir, à l’occasion de chaque transaction, une information loyale, claire et transparente sur les obligations fiscales et sociales qui incombent aux personnes qui réalisent des transactions commerciales par leur intermédiaire ».

Toutefois un arrêt de la Cour de cassation (« Take eat easy ») a décidé que les travailleurs placés dans une situation de subordination juridique ne devaient pas être considérés comme des indépendants mais comme des salariés des plateformes[9].

 

Par ailleurs un arrêt de la cour d’appel de Paris du 10 janvier 2019 a décidé que Uber n’était pas une plateforme de mise en relation mais une société de transport. Donnant des directives et exerçant un pouvoir de contrôle et de sanction à l’égard des conducteurs, la cour d’appel juge que les conducteurs de véhicules sont des salariés et non des indépendants.

 

La qualification de travailleur indépendant ou salarié est indisponible (on ne peut pas la choisir dès lors que les critères qui les définissent sont remplis). Le droit du travail est prescripteur et empêche ainsi les entreprises de services d’externaliser elles-mêmes leur activité auprès de faux indépendants. Mais rien de ne s’oppose à ce qu’elles les externalisent auprès de vrais indépendants, donc en dehors de tout lien de subordination.


B. – Relations collectives

Au plan des relations collectives le droit du travail est également prescripteur. Il confère une reconnaissance juridique à des communautés de travail qui se constituent chez les donneurs d’ordre, communautés composées de salariés ayant des employeurs différents (1). Le droit du travail oblige également à créer des institutions représentatives du personnel au sein d’entités juridiques distinctes composées de salariés ayant un intérêt commun (2).


1) La communauté de travail

La question a fait l’objet de vives tensions entre le législateur, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. La Cour de cassation avait jugé que dès lors qu’ils participaient au processus de travail de l’entreprise qui les occupait, les travailleurs mis à disposition de celle-ci devaient entrer dans le calcul de l’effectif du donneur d’ordre[10]. Elle indiqua ensuite qu’étaient concernés les travailleurs qui « participaient aux activités nécessaires au fonctionnement de l’entreprise utilisatrice » et qu’il en résultait que cette participation n’était pas restreinte au seul métier de l’entreprise ou à la seule activité principale de celle-ci[11].

La loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 s’opposa à cette interprétation en décidant d’exclure du décompte des effectifs les salariés intervenant dans l’entreprise en exécution d’un contrat de sous-traitance. Cette disposition fut censurée par le Conseil constitutionnel[12]. Le gouvernement reprit son projet en faisant voter dans la loi n° 2006-1770 du 30 décembre 2006, une règle tendant à exclure du calcul des effectifs des entreprises les salariés qui y travaillaient en exécution d’un contrat de sous-traitance ou de prestation de services, et à limiter l’électorat aux seuls salariés liés à l’entreprise par un contrat de travail pour la mise en place ou le renouvellement des délégués du personnel et du comité d’entreprise. Le Conseil constitutionnel censura à nouveau cette disposition[13] en considérant que « le droit de participer par l’intermédiaire de leurs délégués à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises a pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu’elle constitue, même s’ils n’en sont pas les salariés ».

Un arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2007 énonça alors, dans une formule qui reprit le considérant de la décision du Conseil constitutionnel, que les travailleurs mis à disposition d’une entreprise étaient « ceux intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu’elle constitue » et qu’ils étaient donc électeurs aux élections des membres du comité d’entreprise ou d’établissement et des délégués du personnel dès lors qu’ils remplissaient les conditions prévues par les textes[14].

Le législateur est intervenu (avec succès) une troisième fois dans la loi n° 2008-789 du 20 août 2008. S’agissant des effectifs, il a décidé que devaient être pris en compte « (…) les salariés mis à la disposition de l’entreprise par une entreprise extérieure, qui sont présents dans les locaux de l’entreprise utilisatrice et y travaillent depuis au moins un an, ainsi que les salariés temporaires ». S’agissant de l’électorat la loi contenait deux règles communes aux élections des délégués du personnel et du comité d’entreprise[15].  Il fut désormais exigé, pour y être électeur, une condition de présence dans l’entreprise utilisatrice de 12 mois continus. Les salariés mis à disposition qui remplissent cette condition doivent choisir s’ils exercent leur droit de vote dans l’entreprise qui les emploie ou dans l’entreprise utilisatrice. S’agissant enfin de l’éligibilité, la loi décida que les travailleurs mis à disposition peuvent être élus en qualité de délégué du personnel au sein de l’entreprise utilisatrice s’ils y remplissent une condition de présence de 24 mois continus, mais qu’ils ne pouvaient pas être élus au comité d’entreprise de l’entreprise utilisatrice.

L’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 a prévu que les salariés mis à disposition ne sont plus éligibles au comité social et économique dans l’entreprise utilisatrice[16]. Ils y demeurent toutefois électeurs au bout de 24 mois.

Autrement dit, ces dispositions reconnaissent l’existence d’une communauté de travail entre les salariés du preneur d’ordres et ceux du donneur d’ordres à compter d’un an pour le calcul des effectifs et de deux ans pour l’électorat. Le droit du travail est une nouvelle fois prescripteur mais ne s’oppose pas au développement des activités de services externalisés. Il en tire simplement les conséquences en empêchant que ces opérations n’aient pour effet de diminuer artificiellement les effectifs du donneur d’ordre ou d’attenter au droit des travailleurs de participer à la détermination de leurs conditions de travail par l’intermédiaire de leurs délégués (alinéa 8 du préambule de la constitution).


2) L’unité économique et sociale

Dans les années 1970, certaines entreprises ont artificiellement scindé leurs activés en les exerçant dans des sociétés distinctes dont aucune n’atteignait les seuils d’effectif pour la mise en place des institutions représentatives du personnel. En réaction, la Cour de cassation puis le législateur décidèrent de compter les effectifs de ces entités juridiques en recourant à la notion d’unité économique et sociale (UES). L’UES est caractérisée par une identité ou complémentarité des activités, une concentration des pouvoirs de direction, le centre de décision commun devant se situer à l’intérieur du périmètre de l’UES, et une communauté de travailleurs résultant de leur statut social et de conditions de travail similaires. Lorsqu’une telle unité regroupant au moins 50 salariés est reconnue par convention ou décision de justice entre plusieurs entités juridiquement distinctes, la mise en place d’un comité social et économique commun est obligatoire[17]. Prévue dans la loi pour le CSE[18], cette obligation s’applique aussi pour la désignation de délégués syndicaux communs à plusieurs entreprises.

Ici encore le droit du travail est prescripteur mais il ne s’oppose pas à la liberté conférée au chef d’entreprise d’organiser ses affaires comme il l’entend, notamment en les développant dans des sociétés distinctes (le plus souvent aujourd’hui pour limiter les risques de contagion en cas de défaillance d’une des structures ou pour rendre plus rationnelle et intelligible la rentabilité de chaque activité).


(II) Le droit du travail facilitateur

Le droit du travail peut aussi être un levier de facilitation. Le législateur conçoit des « outils » qu’il met à la disposition d’un chef d’entreprise dans la « caisse à outils » du Code du travail. Mais il s’agit de moyens et non d’une fin en ce sens qu’ils ne sauraient se substituer au projet d’entreprise du dirigeant et à la façon dont il conçoit l’organisation et la gestion de sa main-d’œuvre (pouvoir de gestion du chef d’entreprise sur les biens et pouvoir de commandement sur les personnes). C’est à lui de documenter son besoin et d’utiliser ensuite les instruments juridiques à sa disposition (par exemple pour faciliter la polyvalence, la  mobilité, la formation, avoir une politique de rémunération stimulante, rationaliser les instances représentatives du personnel, souder une équipe, négocier des accords etc.). On retrouve ces « outils » tant dans les relations collectives (A) que dans les relations individuelles de travail (B)


A. – Relations collectives de travail

Le droit des relations collectives de travail peut être utilisé pour construire des communautés de représentation (1) ou des communautés de négociation (2) propices au développement d’une politique de ressources humaines.


1) Communauté de représentation

UES conventionnelle

Nous avons souligné plus haut que la mise en place d’un CSE au niveau d’une unité économique et sociale faisait partie des prescriptions du droit du travail lorsque certaines conditions étaient remplies (direction commune à plusieurs sociétés, activité identique et intérêt commun des salariés).

Beaucoup d’entreprises qui font de la croissance externe en laissant subsister les sociétés qu’elles rachètent mettent en place volontairement un CSE au niveau de l’UES que constituent ces entités économiques pour éviter d’en créer un dans chaque structure. Cette possibilité est expressément prévue par la loi qui autorise sa mise en place par voie d’accord collectif. Les attributions du CSE, le cas échéant la négociation avec les membres du CSE en l’absence de délégué syndical, ou bien la négociation avec le conseil d’entreprise (par transformation du CSE qui donne compétence au conseil d’entreprise pour négocier des accords), sont exercées au niveau de l’UES ce qui permet de conduire une politique globale de ressources humaines plutôt que de le faire entité par entité avec les risques de dysfonctionnement que cela présente, notamment lorsque plusieurs d’entre elles interviennent dans le cadre d’un même marché conclu avec un donneur d’ordre.

CSE de site

Lorsque la nature et l’importance de problèmes communs aux entreprises d’un même site ou d’une même zone le justifient, un accord collectif interentreprises conclu entre les employeurs des entreprises du site ou de la zone et les organisations syndicales représentatives au niveau interprofessionnel ou au niveau départemental peut mettre en place un comité social et économique interentreprises[19].

L’accord définit :

  • le nombre de membres de la délégation du personnel du comité social et économique interentreprises ;
  • les modalités de leur élection ou désignation ;
  • les attributions du comité social et économique interentreprises ;
  • les modalités de fonctionnement du comité social et économique interentreprises.

Un tel CSE permet de résoudre des problèmes communs, parfois très concrets, aux salariés extérieurs travaillant sur un même site (celui du donneur d’ordre, qui lui-même est impuissant à régler certaines difficultés car il n’est pas l’employeur des salariés). Le rapport 2016 de l’inspection du travail montre comment un dialogue de site permet de surmonter ces obstacles (en l’occurrence sur le site d’une entreprise de la grande distribution faisant intervenir de multiples entreprises et leurs salariés).

Rapport inspection du travail, 2016, p. 141 : « En effet, face à des problématiques communes, les demandeurs ont sollicité l’organisation d’un dialogue social de site pour aborder les points suivants : conditions de travail dégradées et rotation de personnel excessive du fait du bruit, de la chaleur, de la foule, de la claustration ; absence ou insuffisance de stationnement, de toilettes, de vestiaires, de salles pour le repos ou les repas, de crèches ; présence de cafards et de rats ; horaires atypiques, agressions, incivilités, perturbation des travaux de rénovation, présence d’amiante, etc. La direction allègue les limites de ses pouvoirs et la responsabilité de chaque employeur. L’institution de délégués de site est difficile à négocier, notamment lorsque la possibilité d’une décision administrative sous-tend d’emblée la discussion ; en l’espèce, des protagonistes qui s’ignoraient et ne se reconnaissaient pas, se seront à tout le moins parlé autour d’une table ».


2) Communauté de négociation

  1. a) Reprendre la main sur des questions potentiellement conflictuelles

Depuis 2016 le droit du travail renvoie à la négociation collective d’entreprise de très nombreuses matières jadis marquées du sceau de l’ordre public, notamment la durée et l’aménagement du temps de travail. La négociation collective est l’instrument que le législateur met à la disposition du chef d’entreprise pour obtenir des marges très importantes de flexibilité dans de nombreux domaines. Lorsqu’une telle négociation a lieu, la Cour de cassation donne priorité à la commune intention des parties sur d’autres dispositions d’ordre public lorsqu’elles entrent en conflit. C’est ainsi que dans le domaine du facility management la Cour de cassation a écarté le principe d’égalité de traitement entre salariés, lorsqu’en application de l’article 7 de la CCN des entreprises de propreté[20], les salariés conservent leurs avantages de rémunération après avoir été transférés chez un nouveau prestataire titulaire du marché renégocié. Il s’agit selon la Cour de cassation de la mise en œuvre d’une « garantie d’emploi » qui n’autorise pas les autres salariés du prestataire à réclamer les avantages de rémunération des salariés entrants[21].

  1. b) Négocier au plus près de la réalité de la communauté des travailleurs

La négociation collective peut être menée à tout niveau :

  • dans le périmètre de l’unité économique et sociale (donc périmètre identique à celui de la mise en place du CSE) ;
  • périmètre du groupe[22] ;
  • périmètre interentreprises[23] ;
  • périmètre de l’entreprise ;
  • périmètre de l’établissement.

Il est donc tout à fait envisageable de calquer le périmètre de la négociation sur celui de l’activité du prestataire et/ou du donneur d’ordre. Le prestataire peut ainsi avoir intérêt à unifier le statut des salariés de l’ensemble de ses filiales, surtout s’ils sont amenés à travailler sur le site d’un même client. La négociation de groupe ou d’UES est particulièrement bien adaptée à cet objectif.

Le prestataire et le donneur d’ordre dont les salariés travailleront ensemble peuvent aussi avoir intérêt à négocier les conditions de travail de leurs mains-d’œuvre communes qui collaborent sur le même site. L’accord interentreprises peut remplir cette fonction.

Le législateur va plus loin. Les accords peuvent prévoir que leurs stipulations se substitueront aux clauses des accords de niveau moins large antérieurement ou postérieurement conclus. Les clauses de l’accord interentreprises[24] ou de l’accord de groupe[25] prévalent donc sur celles déjà conclues au niveau de l’entreprise. Les clauses de l’accord d’entreprise prévalent dans les mêmes conditions sur les clauses des accords d’établissement[26]. Les mêmes règles s’appliquent à la négociation obligatoire d’entreprise.

Le droit de la négociation collective offre donc des ressources très intéressantes qui permettent de gérer les ressources humaines dans le même périmètre que celui de l’activité du donneur d’ordre et du prestataire pour résoudre la plupart des difficultés liées à la mobilité de la main-d’œuvre.


B. – Relations individuelles de travail

Sur le plan des relations individuelles, le droit du travail permet de mobiliser la main-d’œuvre selon des modalités qui ouvrent des perspectives de flexibilité sans les inconvénients de la précarité.


1) Les groupements d’employeurs

Les groupements d’employeurs sont des associations qui embauchent du personnel pour le mettre à la disposition exclusive de leurs membres[27].

Ces associations permettent de constituer un marché interne du travail. Plusieurs entreprises appartenant à un même groupe de facility management peuvent créer un groupement d’employeurs qui embauche la main d’œuvre mobile destinée à passer d’une structure à une autre du groupe. Le groupement d’employeurs évite le recours à des contrats à durée déterminée ou le temps partiel.

Un groupement d’employeurs pourrait fidéliser la main d’œuvre et mener une politique spécifique de ressources humaines qui éviterait le turn over dans les entreprises de services. Un tel groupement permet également de partager des compétences dont aucune des entreprises d’un groupe de facility management n’a besoin à temps plein. Le groupement d’employeurs permet enfin d’organiser la polyvalence, certains salariés pouvant, par exemple, travailler en restauration pour certaines entreprises et à l’accueil dans d’autres.


2) Le portage salarial

Le portage salarial permet à un travailleur autonome de faire porter par l’entreprise de portage salarial la prestation qu’il s’est engagé à effectuer pour une entreprise cliente[28]. L’entreprise de portage est liée à ce travailleur par un contrat de travail.

Le portage salarial permet de conférer la qualité de salarié au travailleur autonome, ce qui évite le risque de requalification lorsque l’entreprise cliente fait appel à un travailleur indépendant.

Dans le secteur des services, recourir à un travailleur porté permettrait de sécuriser une relation avec des travailleurs prestataires de services très spécialisés (multitechniques par exemple).


Conclusion

Le droit prescripteur est certes contraignant mais n’est jamais bloquant dans le développement d’un projet d’entreprise ou d’un projet commercial. Il oblige prestataires et donneurs d’ordre à respecter des conditions de forme et de fond. La question est donc d’abord de savoir quels sont ces projets de développement avant de se demander comment sera gérée la main-d’œuvre.

Mais, nous l’avons vu, le droit du travail est également facilitateur. Dans le secteur du facility management, la sous-traitance et l’externalisation « à demeure » sont largement structurées  par des accords commerciaux. Les relations de travail traditionnelles (de mode binaire : un employeur et un salarié) nécessitent d’être dépassées par la mise en place d’organisations individuelles et collectives que le cadre légal propose déjà.


[1] Cass. ch. réu., 31 janvier 1901, D.P., 1901, p. 169 concl. proc. gén. laferrière ; s., 1902, I, p. 157 ; rapporté in a. brun, La jurisprudence en droit du travail, Paris, Sirey, 1967, n° 15, p. 51 ; g. lyon-caen j. pélissier, Les grands arrêts de droit du travail, 2e éd., Paris, Sirey, 1980, n° 95, p. 246.

[2] V. cependant Trib. civ. Seine, 4 janvier 1945, D., 1945, p. 291 ; Montpellier, 23 février 1949, D., somm., p. 41.

[3] L. 8221-6.

[4] C. trav., art. L. 8221-6-1.

[5] CJCE, 23 avr. 1991, aff. 41/90, Rec. I p. 1979 ; CJCE, 11 déc. 1997, aff. 55/96, Job Centre coop. Arl, Rec. I p. 7119.

[6] Code consommation, art. L. 111-7.

[7] C. trav., art. L. 7341-1.

[8] CGI, art. 242 bis.

[9] Cass. soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079.

[10] Cass. soc., 27 nov. 2001 : Bull. civ. 2001, V, n° 364.

[11] Cass. soc., 26 mai 2004 (2 arrêts) : Bull. civ. 2004, V, n° 140 et n° 141 ; RJS 2004, n° 935.

[12] Cons. const., 30 mars 2006, déc. n° 2006-535 DC : JO 2 avr. 2006, p. 4964 ; JCP S 2006, 1275.

[13] Cons. const., 28 déc. 2006, déc. n° 2006-545 DC : JO 31 déc. 2006, p. 20320 ; JCP S 2007, 1001, étude R. Vatinet. – A. Lyon-Caen, Droit constitutionnel de participation et délimitation des collectivités de travail : RDT 2007, p. 84.

[14] Cass. soc., 28 févr. 2007 : JurisData n° 2007-037808 ; JCP S 2007, 1272, note P. Morvan ; RJS 2007, n° 636 confirmé dans deux arrêts du 1er avril 2008 : Cass. soc., 1er avr. 2008, n° 07-60.283, FS-P+B, Sté Théâtre des Salins c/ Synd. Synptac-CGT et a. : JurisData n° 2008-043444 ; Cass. soc., 1er avr. 2008, n° 07-60.287, FS-P+B, Synd. CGT Hispano Suiza c/ SA Hispano Suiza et a. : JurisData n° 2008-043443.

[15] C. trav., art. L. 2314-18-1 et L. 2324-17-1.

[16] C. trav., art. L. 2314-23.

[17] C. trav. art. L. 2322-4.

[18] Comité Social et Economique, qui a remplacé l’ancien Comité d’Entreprise (NDLR)

[19] C. trav., art. L. 2313-9.

[20] CCN Entreprises de propreté, art. 7 : « Le salarié bénéficiera du maintien de sa rémunération mensuelle brute correspondant au nombre d’heures habituellement effectuées sur le marché repris. À cette rémunération s’ajouteront les éléments de salaire à périodicité fixe de manière à garantir le montant global annuel du salaire antérieurement perçu correspondant au temps passé sur le marché repris ».

[21] Cass. soc., 30 mai 2018, n° 17-12.794 : « Attendu, ensuite, que la différence de traitement entre les salariés dont le contrat de travail a été transféré en application d’une garantie d’emploi instituée par voie conventionnelle par les organisations syndicales représentatives investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote et les salariés de l’employeur entrant, qui résulte de l’obligation à laquelle est tenu ce dernier de maintenir au bénéfice des salariés transférés les droits qui leur étaient reconnus chez leur ancien employeur au jour du transfert, n’est pas étrangère à toute considération de nature professionnelle et se trouve dès lors justifiée au regard du principe d’égalité de traitement ;
Attendu que les arrêts relèvent que la prime d’insalubrité, la prime d’assiduité et la prime de transport étaient servies à des salariés dont le contrat de travail avait été transféré, en application de l’article 7 de la convention collective nationale des entreprises de propreté, à la société Elior services propreté et santé, et qu’elles correspondaient à des avantages dont ils bénéficiaient chez leur précédent employeur ;
Qu’il en résulte que la société Elior services propreté et santé était fondée à les maintenir au seul bénéfice des salariés transférés sans que cela constitue une atteinte prohibée au principe d’égalité de traitement ».

[22] C. trav., art. L. 2232-30.

[23] C. trav., art. L. 2232-36.

[24] Lorsqu’un accord conclu au niveau de plusieurs entreprises le prévoit expressément, ses stipulations se substituent aux stipulations ayant le même objet des conventions ou accords conclus antérieurement ou postérieurement dans les entreprises ou les établissements compris dans le périmètre de cet accord (C. trav., art. L. 2253-7).

[25] L’accord de groupe peut prévoir expressément que ses stipulations se substituent à celles ayant le même objet des accords conclus antérieurement ou postérieurement dans les entreprises ou les établissements compris dans le périmètre de cet accord (C. trav., art. L. 2253-5).

[26] Lorsqu’un accord conclu au niveau de l’entreprise le prévoit expressément, ses stipulations se substituent aux stipulations ayant le même objet des conventions ou accords conclus antérieurement ou postérieurement dans les établissements compris dans le périmètre de cet accord (C. trav., art. L. 2253-6).

[27] C. trav., art. L. 1253-1.

[28] C. trav., art. L. 1254-1.