13 mai 2024

CAHIER 31 – Document 2

Déploiement de la propreté à l’usage dans un groupe industriel 2018-2023 - (1/2)
Un contexte, un projet et des intentions d’innovation

Xavier Baron, consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA

 

Diffusé le 14/05/2024, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

Un groupe industriel français international[1] a initié, conçu et déployé des contrats de gestion des Services aux Environnements de Travail (SET) confiés à des prestataires uniques par pays, en mode « full FM et mono sourcing ».

 

 

Initiés entre 2010 et 2012, les contrats, d’une durée de 5 ans, comprennent des termes et conditions négociés avec les fournisseurs, et notamment :

  • un cahier des charges « groupe » avec 17 SLAs et les KPIs[2] associés;
  • des listes exhaustives d’équipements ;
  • un manuel de gouvernance décrivant les instances et responsabilités des différents acteurs, des responsables opérationnels, associant les acheteurs et les responsables Health Safety Environment, Energy et Data managers du client et des fournisseurs.

Après 5 années de déploiement en Europe sur 1,8 million de m², l’Entreprise a constaté que ces contrats ne permettaient pas d’atteindre le niveau souhaité de valeur ajoutée des services. 

 

 

Un nouveau contrat de 5 ans, porté à 8 ans au terme de la crise covid, a été mis en place en France au premier trimestre 2018, sur 1,4 million de m². Ce contrat étend la forfaitisation à l’ensemble des services[3] afin de libérer l’expertise et la créativité chez les prestataires qui sont appelés, voire contraints à l’innovation dans une approche servicielle de type « design to cost[4] ». Basé sur le principe « consentement à la dépense d’un côté, consentement au service de l’autre », ce second contrat intègre également une organisation en clusters régionaux et un renforcement de la gouvernance ainsi que la simplification des KPI.

 

 

Pour les activités de nettoyage, ce nouveau contrat a retenu le concept de propreté à l’usage, innovation qui concerne l’Entreprise, le FMeur et les entreprises de propreté retenues par ce dernier. Le principe énoncé est simple : rechercher la performance de la propreté en faisant dialoguer ceux qui nettoient et ceux qui salissent via la médiation du FMeur, pour un résultat défini d’un commun accord entre œuvrants et bénéficiaires. Mise en œuvre simultanément à une autre innovation, l’Hospitality Management[5] (HM), la propreté à l’usage va connaître un succès inégal.

 

En synthèse, le diagnostic réalisé par l’Entreprise fait état :

 

 

  • D’une réussite globale de la forfaitisation de la maintenance technique au niveau 5, de celle des services de proximité, du contrat de performance énergétique et de la gestion des déchets (dont la mise en place de l’apport volontaire).
  • De difficultés fortes au démarrage qui s’apaisent désormais concernant la propreté à l’usage et la mise en œuvre du HM : incompréhensions, tensions et tâtonnements persistent sur certains sites malgré la convergence des appréciations sur la pertinence du concept et la volonté de toutes les parties prenantes.
  • De l’importance d’affirmer et de mettre en place une gouvernance active et commune entre l’Entreprise et le FMeur permettant d’animer et modifier les comportements des communautés d’acteurs engagés dans le contrat ; gouvernance qui doit être étendue aux sous-traitants principaux du FMeur.

Les acteurs rencontrés s’accordent sur le constat :

 

  • D’une sous-estimation des difficultés de compréhension comme de mise en œuvre du processus d’innovation permettant d’obtenir une propreté à l’usage, qui explique malentendus et conflits, interrompus au moment de la crise covid pour réapparaitre à plus basse intensité par la suite. Cette sous-estimation a induit un déficit d’investissement de l’Entreprise, de son FMeur et probablement aussi des prestataires de propreté.

     


  • D’un niveau insuffisant d’intégration des activités concourant au système serviciel. Les activités sont pilotées, mais non encore véritablement intégrées au sens de la construction et de la mise en place d’un système de production de services constitué à plus de 90% par de la main d’œuvre. Les atermoiements du déploiement du HM, attendu en « clé de voute » du système de relation et de management recherché par le client, en sont à la fois une cause et une conséquence, en butte aussi aux modèles d’affaires historiques du FMeur et de ses sous-traitants.
  • D’une insuffisance persistante des relations, reconnues au demeurant comme bonnes, entre bénéficiaires et prestataires de propreté, qui restent limitées compte tenu d’une forme de dilution des responsabilités, de la compréhension et mise en œuvre entre les acteurs.

Si cette expérience confirme que la propreté à l’usage peut être un levier de performance économique, une innovation servicielle pertinente et accessible, celle-ci exige un niveau de compréhension et de coopération difficile à obtenir encore de la part de l’ensemble des parties prenantes du système de production des services. Il ne suffit plus de coordonner ou même de piloter, il faut organiser et obtenir une coopération, voire une forme de solidarité, entre les prestataires et avec le client ; d’une logique de rapport de force on passe à une logique de coopération ce qui bouleverse les positions statutaires et oblige à sortir des zones de confort habituelles.

 

Ce client coproducteur n’est pas seulement la Direction des Services aux Environnements de Travail de l’Entreprise et ses responsables de site. C’est encore moins le FMeur pour les prestataires de second rang, quelles que soient les clauses contractuelles. Ce sont les occupants et leurs usages, dans leur diversité, qui transforment le travail des prestataires en valeur. Leurs responsabilités sur leur propre environnement doivent être embarquées dans une solidarité avec les œuvrants de propreté. C’est en principe l’affaire d’un dispositif de HM, qui ne se résume pas à des fonctions d’exécution de prestations particulières mais se réfère à une capacité de conception, de dialogue et d’opération du système de production des services.

 

 

Le contexte d’un modèle innovant de conception et d’organisation des SET

 

Pour le Directeur des Services Généraux Groupe « l’Entreprise, la gouvernance et le management intégrateur des métiers, via les prestataires associés, sont le cœur même du métier des services aux environnements du travail, qu’il soit organisé ou non en FM. Cette dimension dépasse largement la notion de pilotage ou les frontières coûteuses d’un SLA qui ne listerait que des livrables quantitatifs ».

 

La doctrine servicielle portée par les responsables des services aux environnements de travail de l’Entreprise exige des services intégrés, capables d’expertise et de conseil.

 

Pour l’Entreprise, l’externalisation des quelque 1.500 professionnels des SET a été effective en 1989, au moment de la création d’une filiale prestataire. L’étape de l’industrialisation et de la professionnalisation a été menée de 1990 à 2010. Au terme de cette période, en 2012, un premier contrat permettant d’évoluer de l’externalisation simple à la fourniture de services par un opérateur devenu indépendant a été signé, avec création de la Direction des Services Généraux. Le second contrat de 2018 marque la volonté de passer d’une approche industrialiste des services à une intégration des activités dans une logique servicielle. On passe d’un contrat de service à un contrat de relation de service, qui définit la pertinence du service et la qualité associée. C’est la qualité de la relation qui conditionnera la qualité du résultat admis par les acteurs.

 

Les limites du contrat de service versus un contrat de relation de service

 

Les limites qui sont apparues à l’application durant 5 ans du premier contrat (2012-17) ont été analysées :

 

  • L’expression des besoins par les cahiers des charges et les prescriptions centrées sur la conformité n’est pas suffisante. Malgré un effort de définitions précises en 17 SLA, des batteries d’indicateurs (65 de premier niveau), des actions de formation et de management, il est apparu que l’expression des besoins devait laisser la place, ou au moins être accompagnée, d’une référence aux finalités. Non seulement cette expression est toujours incomplète et doit pouvoir être évolutive, mais elle conduit à un effet pervers exprimé par la formule suivante ; « tout ce qui n’est pas explicitement obligatoire est interdit », au mépris de la réalité des contextes et des attentes, sous prétexte de conformité aux libellés contractuels. Cet effet pervers ouvre notamment le jeu consistant à annoncer un coût maîtrisé au départ, mais à jouer ensuite des travaux supplémentaires hors forfait impliquant des coûts de gestion (devis, facturation) et souvent à marges supérieures pour le prestataire.
  • Le pilotage par les 65 indicateurs atteint ses limites, exposant les acteurs au risque d’une dérive : trop d’efforts et d’énergie consommés pour « verdir » les indicateurs plutôt que de résoudre les problèmes qu’ils « indiquent » plus ou moins bien. Tous les acteurs ont rencontré et participé au syndrome des indicateurs pastèques, verts à l’extérieur, rouges à l’intérieur, et ont été confrontés au risque d’un glissement de la gestion par les indicateurs à une gestion des indicateurs.
  • Plus fondamentalement, un contrat de relation de service a pour ambition de dépasser la limite d’une valorisation et de la construction d’un accord sur les prix, en s’appuyant quasi exclusivement sur les coûts, lesquels sont essentiellement des coûts de main d’œuvre. D’une relation entre le « Quoi ? » des besoins que devait définir le donneur d’ordre pour obtenir une réponse sur le « Combien ? » (d’heures, de passages, de délais…), le contrat enrichit le dialogue avec une meilleure expression des finalités à laquelle le prestataire est appelé à faire des propositions sur le « Comment ? » (schéma 1) ; non plus combien coûte le sourire de l’hôtesse d’accueil mais combien vaut ce sourire pour le client et l’entreprise qui sert ce client.

 

Schéma 1

Du « quoi/combien » nécessairement limité

vers le « pourquoi/comment » vertueux et source de progrès

Pour l’Entreprise, la performance économique des SET est conditionnée à l’innovation servicielle, c’est à dire la capacité de manager un système fondé sur des collectifs innovateurs qui peuvent et doivent inventer et déployer la bonne manière de rendre le service pertinent dans une relation de coproduction et de coopération avec les partenaires et les bénéficiaires.

 

Si les activités sont apparemment les mêmes (maintenance, nettoyage, accueil…), le passage d’un contrat de service à un contrat de relation de service modifie en profondeur le système de production de ces services. Dans l’approche servicielle défendue par l’Entreprise, la « servuction[6] » intègre le fait que le service est toujours le résultat d’une coproduction et d’une co-évaluation avec le client et les prestataires, le FMeur et ses partenaires, les œuvrants des prestataires et les bénéficiaires.

 

L’objet des services aux environnements de travail dépasse alors la mise en œuvre de prestations techniques conformes à un cahier des charges : pour l’Entreprise, il est constitué des enjeux de performance des aménités et des usages des espaces de travail, enrichis de services « à exécution successive ». Ces aménités sont un résultat complexe fait de lieux hérités (historiques, configurations de bâtiments, aménagements…), de construits successifs des organisations, d’environnement et de contraintes liées aux équipements industriels et tertiaires.

 

La pertinence et la performance des espaces de travail dépendent ainsi, dans l’approche de l’Entreprise, de l’existence d’un écosystème de services qui intègre les actions du FMeur, celles de tous les prestataires et du client lui-même. Cet écosystème instable par nature doit être pensé avec des qualités de variabilité permettant de gérer les aléas et les évolutions liés aux choix de l’Entreprise, au progrès technique, aux attentes de services, aux règlementations, aux évolutions des processus, des comportements individuels et collectifs des salariés de l’Entreprise, de la géographie et des contextes, des œuvrants et de leur qualité de relation aux occupants finaux, y compris des événements imprévus …

 

Les objectifs du contrat de relation de service

 

Le contrat mis en œuvre en 2018 a pris la dimension d’un modèle, voire d’une marque, dont la puissance et la pertinence dépendent de la compréhension par les acteurs des enjeux et des leviers situés à l’intersection des domaines :

  • du travail physique, de l’action sur les espaces, les équipements et les personnes ;
  • du social et des organisations avec des règles, le contrat, les instances, une gouvernance ;
  • des représentations, des cultures de l’Entreprise et de ses référentiels métiers.

Si l’Entreprise exprime une philosophie de gestion, elle exige en même temps des résultats, au-delà de la conformité à des prescrits. La contrepartie attendue à la somme d’engagements à la dépense sur 8 ans par l’extension du recours aux forfaits n’est plus dans une conformité, mais dans un engagement au service, qui déborde les notions de moyen et de résultat. Le contrat responsabilise les prestataires, la forfaitisation les engage à faire au mieux de leurs compétences et de leurs expertises. Tous les fournisseurs, et pas seulement le FMeur, doivent alors être capables d’innovations servicielles en déployant leurs expertises.

 

L’Entreprise a accompagné sa demande, dès la signature, d’une exigence immédiate de gains de productivité, préemptant une part importante des gains attendus. Le déploiement des innovations sur la philosophie, le montage et la gouvernance de l’exploitation des environnements de travail s’accompagne ainsi, « en même temps », d’une économie de dépense de 15% à périmètre constant.

 

Pour certains, engager plusieurs innovations importantes (HM, propreté, apport volontaire, forfaitisation), avec une telle exigence de réduction de l’enveloppe fut une prise de risque. Ce n’était « pas possible, une véritable erreur de conception du modèle au départ ». Pour d’autres, la marche était haute, l’exigence de productivité forte, mais « sans ces conditions, c’est l’Entreprise elle-même (ses acheteurs, ses financiers) qui ne se serait pas engagée dans ces innovations ».

 

La dépense annuelle de services forfaitisés est diminuée de 15%, les services non-forfaitisés de 40% par application de bordereaux de prix unitaires. Ces contraintes budgétaires sont pilotées par des systèmes de validation des dépenses.

Pour l’énergie, un contrat de performance énergétique a réduit la consommation tertiaire de plus de 25%.

 

Un parti pris de délégation et de forfaitisation

 

Du point de vue de l’Entreprise, tout en respectant les formes juridiques habituelles et les contraintes économiques, « c’est une véritable révolution copernicienne » du modèle d’affaire qui est en jeu. Le diagnostic est posé de l’existence de gisements de productivité accessibles à condition d’opérer une montée en compétence (des agents comme du management) et une valorisation des expertises servicielles, au-delà des savoir-faire techniques existants, dans le cadre d’une coopération améliorée entre les métiers et avec les bénéficiaires.

 

Sur le principe, la productivité en valeur est recherchée par une croissance de la productivité du travail réalisé solidairement par les bénéficiaires et les prestataires, et non par des économies de main d’œuvre.

 

Avec ce contrat, l’Entreprise parie qu’il sera plus rentable et pertinent pour tous les prestataires de mettre en place un système de coopération et de co-production des services entre donneur d’ordre et prestataires, plutôt que la simple mise à disposition de main-d’œuvre.  Contractuellement, l’injonction est passée, sous contrainte d’économie, par l’extension de la forfaitisation opérée par :

 

  • un accroissement du périmètre des activités multi techniques à la maintenance totale, c’est-à-dire, l’acceptation d’une délégation systématique de la responsabilité du prestataire à la maintenance niveau 5, hors obsolescence technique ou réglementaire[7];
  • la forfaitisation des petits travaux et services de proximité ;
  • le développement de l’apport volontaire de déchets ;
  • un contrat de performance énergétique ;
  • une nouvelle définition de l’activité de propreté.

L’idée était clairement que le FMeur et ses partenaires puissent mieux exercer leur responsabilité, d’une manière plus autonome et déploient leurs expertises au regard des risques pris au titre de la forfaitisation des prestations.  La « propreté à l’usage » est la déclinaison opératoire dans le domaine des activités de nettoyage de cette recherche de productivité par l’innovation servicielle.

 

La théorie en pratique : retour d’expérience (détaillé dans l’article 2/2 des Cahiers du CRDIA de juin 2024)

Une des innovations censées rendre possible les économies exigées par l’ensemble du contrat concerne donc la propreté. Recherchée explicitement en utilisant le terme de propreté à l’usage, l’évolution pour ce métier se veut en cohérence avec la volonté de contractualiser, non plus sur une liste de prestations, mais sur un forfait étendu dans tous les domaines de l’exploitation des espaces de travail.

 

Après 5 ans de ce nouveau contrat, la propreté à l’usage n’est pas encore entrée dans les pratiques acquises pour tous et par tous. Elle n’est pas encore le cadre d’un fonctionnement homogène apaisé, mais ne suscite plus d’opposition de principe. Elle recueille même un consensus, en creux mais réel, sur sa pertinence, avec des conditions qui ne sont pas encore réunies ou toujours cours de construction.

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[1] Ce groupe est désigné dans la suite par « l’Entreprise » et son prestataire en France par « le FMeur »

[2] Service Level agreement, Key performance Indicator

[3] A l’exception du traitement des déchets

[4] Les prestataires proposent leurs services sur la base des dépenses de l’Entreprise des trois dernières années

[5] L’Hospitality Management en cours de construction

[6] Processus de mise en œuvre d’un service, néologisme inventé en 1987 par Pierre Eigler et Eric Langeard

[7] D’un point de vue technique (en droit), il a suffi d’ajouter une ligne et demie dans chacun des SLA décrivant les prestations de maintenance techniques explicitant simplement que, SLA par SLA ; « Les interventions de maintenance préventive et corrective de tous niveaux sont incluses dans le forfait ».