6 décembre 2024

CAHIER 35 – Document 2

Les emplois du nettoyage,
au prisme de la diversité des nomenclatures

François-Xavier Devetter

Economiste, Professeur des Universités, chercheur au Clersé (Université de Lille) et à l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales). Ses travaux portent sur le temps de travail et les emplois à bas salaire, particulièrement agentes et agents d’entretien, aides à domiciles et assistantes maternelles agréées.

Auteur avec Julie Valentin de « Deux millions de travailleurs et des poussières : l’avenir des emplois du nettoyage dans une société juste » (2021, éditions Petits Matins) et avec Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant de « Aides à domiciles, un métier en souffrance : sortir de l’impasse » (2023, éditions de l’Atelier).

Diffusé le 10/12/2024, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

La description de la population des « emplois du nettoyage » n’est pas évidente. Le périmètre retenu correspond-il à une « fonction », une liste de professions ou un secteur d’activité (1) ? Une fois un périmètre défini, la diversité des sources statistiques (2) souligne les difficultés de mesure et, en creux, certaines spécificités de ce champ (3). Plus encore, ces réflexions mettent en exergue les frontières qui traversent les « emplois du nettoyage » (4).

 

1 – Dans quelles professions nettoie-t-on ?

Dimensionner et chiffrer les métiers du nettoyage pourrait relever d’une vision commune assez simple : il s’agirait des emplois dont la fonction principale consiste à nettoyer les espaces publics et privés. Ils correspondraient en ce sens aux salariés qui exercent une fonction spécifique.

Certaines enquêtes comme l’enquête Emploi jusqu’en 2012 ou les enquêtes Conditions de travail (voir infra) permettent effectivement d’identifier la fonction principale que les salariés déclarent. Selon l’enquête Conditions de travail 2019, 1,5 million de salariés déclarent ainsi comme fonction principale « Nettoyage, gardiennage et entretien ménager ».

 

Cette définition présente cependant au moins trois limites. La première est qu’elle regroupe deux types d’activités et mêle ainsi les fonctions de gardiennage (la plupart des agents de sécurité y figurent) et de nettoyage. La seconde est qu’il s’agit de la fonction principale déclarée par les salariés, ce qui induit une part de subjectivité. La perception de ce qu’est une « fonction » peut renvoyer à des activités mais également à une finalité, tandis que « principale » peut s’interpréter en termes de temps consacré à l’activité ou du point du vue du sens qui lui est donné. Ainsi pour certains métiers, la fonction principale qui leur est associée évolue fortement. C’est le cas des agents de service des écoles primaires (525A)[1], des aides à domicile (563B) ou, dans une moindre mesure, des agents de service hospitalier (525D)[2]. Ces modifications peuvent provenir à la fois d’une évolution du contenu des tâches (les agents de service des écoles maternelles et primaires réduisant le temps où ils nettoient pour augmenter celui où ils sont en position d’accompagnement pédagogique) ou d’une transformation du sens accordé à leur mission (entretenir l’espace de vie d’une personne âgée n’est plus perçu comme relevant d’une fonction de nettoyage mais comme une mission d’accompagnement de la perte d’autonomie). Ces limites expliquent peut-être que la question ne soit plus posée dans l’enquête Emploi et qu’elle ne soit présente que dans un nombre limité d’enquêtes.

 

Pour autant, la notion de « fonction principale » est utile pour identifier les professions au sein desquelles le nettoyage occupe une place importante. Ainsi, le croisement des professions (au niveau détaillé de la PCS) avec la fonction principale déclarée permet de définir le groupe des emplois où figurent les « travailleurs et travailleuses du nettoyage » en retenant les PCS indiquant ce type d’activité dans leur descriptif détaillé ou dont une proportion élevée déclare le « nettoyage » comme fonction principale. Cette méthode correspond à celle retenue par la Dares[3] (Desjonquères, 2019). Huit principales professions peuvent ainsi être décrites comme associées au nettoyage :

 

  • quatre correspondent aux agents de service, relevant très majoritairement de la fonction publique. Ces professions sont distinguées selon leur lieu principal d’activité. Il s’agit des agents de service des établissements primaires (525A), des autres établissements scolaires (525B), des établissements hospitaliers (525D) et enfin des autres établissements publics (525C). La nouvelle nomenclature des PCS (2020) modifie ce classement en mobilisant justement la fonction plutôt que le lieu d’activité : elle distingue les agents de nettoyage (52B1) des agents de restauration (52B2) et conserve les agents de service hospitalier (52B3) ;
  • deux PCS regroupent les agents d’entretien relevant du secteur privé. Il s’agit des agents d’étage des hôtels (561F) et des nettoyeurs (684A). La nouvelle nomenclature ne modifie pas la définition de ces groupes, seuls les codes et les intitulés sont modifiés : 56A4 pour l’hôtellerie et 68D1 pour les « ouvriers du nettoyage » ;
  • enfin, deux PCS correspondent aux salariés intervenant pour le nettoyage des domiciles : les aides à domicile (563B) et les employés de maison (563C). En raison du lieu de leur activité et des nombreuses spécificités associées, ce dernier groupe ne relève pas du champ retenu pour le présent article.

2 – Quatre sources statistiques

Pour mesurer les volumes d’emplois et analyser les conditions de travail, quatre sources statistiques sont mobilisées assez fréquemment, chacune ayant ses atouts et limites.

 

La première, dite Base Tous Salariés, s’appuie sur les Déclarations Annuelles des Données Sociales (DADS) puis les Déclarations Sociales Nominatives (DSN) effectuées par les employeurs. Exhaustive depuis 2009, elle permet théoriquement un décompte précis des salariés et des postes de travail par entreprise et par branche. Elle fournit en revanche peu d’informations (temps de travail annuel, rémunération annuelle, sexe, âge) et la précision des intitulés professionnels au niveau détaillé de la PCS (voir infra) n’est pas toujours parfaite, notamment dans le secteur public.

 

La seconde source est l’enquête Emploi de l’Insee. Couvrant plus de 350 000 individus chaque année, il s’agit de l’enquête utilisée pour mesurer le chômage et suivre les évolutions de la main d’œuvre sur relativement longue période. Des ruptures de séries en raison de changements dans les nomenclatures et les modes de collecte impliquent de la prudence dans les analyses longitudinales. Les professions y sont déclarées cette fois par les salariés eux-mêmes et la question porte sur l’employeur principal. Les effectifs intégrés sont plus faibles, mais les informations plus riches : temps de travail, formation, rémunération et caractéristiques socio-démographiques sont notamment disponibles.

 

Les deux autres enquêtes émanent des services du ministère du travail (Dares). L’enquête Conditions de travail (dernière édition en 2019) et l’enquête SUMER[4] (2017) apportent l’une et l’autre des informations très riches sur l’organisation du travail, les pénibilités, les qualifications, les relations de travail, les risques psycho-sociaux, etc. La première est remplie par les salariés eux-mêmes, la seconde émane des médecins du travail. Les champs couverts sont également sensiblement différents, l’enquête SUMER ne couvrant, de fait, pas la fonction publique.

 

3 – Des écarts essentiellement sur le décompte des salariés externalisés

 La comparaison de ces quatre sources fournit des informations assez cohérentes mais fait apparaître des écarts conséquents pour certaines catégories : c’est le cas à l’intérieur des agents de service du public entre les différents codes PCS mais également sur le dénombrement des agents d’entretien externalisés (ie de la branche de la propreté).

 

Effectifs des travailleurs et travailleuses du nettoyage selon les quatre sources statistiques

 

DADS

  Postes

2019

DADS 

Salariés

2019

Enquête

emploi 

2019

Conditions

de travail 

2019

Sumer

2017

Emploi salarié total

45 302 940

28 310 004

23 875 830

N= 168 319

24 367 274

N =22 418

24 787 985

N= 26 494

Ouvriers et employés

30 135 228

17 410 476

12 628 763

N = 90 607

12 990 324

N = 11 004

15 175 131

N =12 575

Travailleurs et travailleuses du nettoyage

2 107 000

1 149 792

1 266 585

N= 9764

1 351 097

N = 1 442

1 311 947

N = 924

dont agents de service

727 000

552 744

 

661 704

N = 5348

685 290

N =1008

615 691

N =496

dont agents d’entretien secteur privé (interne)

480 000

348 661

382 489

N = 2747

439 327

N = 312

390 346

N = 244

dont agents d’entretien externalisés

+/- 900 000

348 0000

(495 000

en incluant 150 000 emplois à faible volume de travail)

220 788

N = 1655

226 479

N = 122

305 909

N = 184

Source : enquête emploi, Insee, 2019. Lecture : pour les enquêtes, il est donné le nombre d’observation (N=) ainsi que la taille de la population, une fois appliquée la pondération.

 

Le principal écart concerne la catégorie des agents d’entretien externalisés qui varie entre 220 000 emplois dans les enquêtes Emploi et Conditions de travail à près de 350 000 (voire 500 000 en incluant les postes à faible volume de travail) dans les DADS/DSN. A partir des données fournies par l’ACOSS[5], la Fédération des Entreprises de la Propreté (FEP) communique sur des effectifs de 570 000 salariés dont 90% sont des agents d’entretien, qu’elle nomme « agents de service » sans lien avec la nomenclature des professions discutée ci-dessus. Au total, elle dénombre 510 000 « travailleurs et travailleuses du nettoyage ». Cette mesure correspond à peu près aux données des DADS lorsqu’on inclut les postes à « faible volume de travail » (dits postes annexes). 

 

Au moins quatre éléments viennent compliquer le décompte des travailleurs et travailleuses de la propreté :

 

  • le degré variable de spécialisation des salariés : un salarié partageant son temps de travail entre activités logistique et nettoyage par exemple pourra être tantôt rattaché aux nettoyeurs (684A) tantôt aux manutentionnaires non qualifiés (676A) ;
  • la faiblesse des temps de travail de certains postes (voir infra) explique que certains échappent au décompte des enquêtes Emploi ou Conditions de travail qui raisonnent à partir de l’emploi principal ;
  • la fréquence des situations de multi-emploi au sein du secteur peut à l’inverse expliquer des « doubles décomptes » pour certains salariés qui occupent plusieurs emplois ;
  • la très forte rotation de la main d’œuvre implique que de nombreux postes soient en CDD courts et créent un volume d’emploi que les enquêtes par questionnaires effectués à un moment de l’année ne captent pas. Cet élément est visible également à partir du ratio du nombre de salariés par rapport au nombre de postes dans les DADS : ce taux atteint 62% pour l’ensemble des salariés mais seulement 41% pour les nettoyeurs (et 76% pour les agents de service) ;
  • enfin, le recours à une main d’œuvre « sans-papiers » peut expliquer l’existence de marges parfois importantes autour de l’emploi explicitement décompté (Benelli, 2011).

Au total, les ambiguïtés dans le décompte des salariés illustrent l’importance de la précarité. Nombre d’emplois (essentiellement externalisés) s’écartent de la norme d’emploi salarié traditionnel, alors que ces situations sont mal captées par les dispositifs statistiques publics.

 

4 – Des frontières internes au groupe des agents d’entretien

Plus encore ces réflexions issues de l’analyse des nomenclatures et des dispositifs statistiques mettent en exergue l’existence de frontières internes au groupe des « agents d’entretien ». Une première frontière, relativement simple à identifier, distingue les salariés intervenant dans les domiciles et les salariés participant à l’entretien des autres locaux (bureaux, commerces, services publics, …).

 

Une seconde frontière oppose ensuite les salariés du secteur public aux salariés du secteur privé. Les premiers, agents de service, se distinguent ensuite en fonction de leur lieu d’intervention (établissements scolaires, établissements médicaux ou médico-sociaux, autres bâtiments) tandis que les seconds se séparent entre les salariés relevant de la branche de la propreté et les salariés dépendant d’entreprises exerçant une autre activité. Cette distinction permet de donner une estimation des taux d’externalisation (voir par exemple OCDE[6], 2023) en croisant les professions avec la nomenclature des activités (NAF – les codes NAF[7] 8121Z[8] et 8122Z[9] isolant le secteur de la propreté).

 

Le graphique ci-après illustre ces frontières :

Source : Enquête Conditions de travail, Dares, 2019

 

Conclusion

 Ces discussions autour des périmètres ou des nomenclatures peuvent apparaître techniques voire anecdotiques. Elles constituent cependant le prisme à travers lequel les acteurs sociaux et politiques voient les travailleurs en question. Des regroupements trop larges peuvent conduire à déformer certaines analyses. Prendre en compte l’ensemble de la « famille professionnelle » des agents d’entretien peut ainsi conduire à masquer les écarts massifs entre les travailleurs externalisés et ceux relevant de la fonction publique. C’est notamment le cas lorsque l’on s’intéresse aux rémunérations ou aux compétences professionnelles mobilisées ; l’Insee[10] a récemment publié un document pointant la hausse des rémunérations des « agents d’entretien » (+1.7% en euros constants entre 2019 et 2022) tranchant avec les baisses qu’ont connu la plupart des salariés de la « deuxième ligne ». Cette hausse semble cependant s’expliquer quasi intégralement par la situation des agents de service hospitaliers…

 

 

Bibliographie

Benelli, N. (2011). Divisions sexuelle et raciale du travail dans un sale boulot féminin. L’exemple du nettoyage en Suisse. Raison présente, 178(1), 95-104.

 

Desjonquères A. (2019), « Les métiers du nettoyage : quels types d’emploi, quelles conditions de travail ? », DARES Analyses, n°43.

 

Devetter, F. X., & Valentin, J. (2020). Polarisation et bas salaires : comment sortir certains emplois de l’impasse? Une analyse de la situation des salariés affectés aux tâches d’entretien 1. Revue de l’OFCE, (5), 5-38.

 

OECD (2021), « La montée de l’externalisation nationale et ses conséquences pour les travailleurs à bas salaire », in Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2021 : Affronter la crise du COVID-19 et préparer la reprise, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/f4494cf0-fr.

 

 

[1] Ces codes de 4 caractères correspondent à la nomenclature socioprofessionnelle PCS établie par l’Insee (Professions et Catégories Socioprofessionnelles), qui sert à la codification des professions dans le recensement et les enquêtes auprès des ménages. Elle comporte quatre niveaux d’agrégation emboîtés (NDLR).

[2] Par exemple selon l’enquête Conditions de Travail, la proportion d’agents de service hospitaliers déclarant la fonction « nettoyage » comme fonction principale est passée de 54% en 2005 à 49% en 2019. Cette proportion a chuté de 40% à 13% pour les agents de service des établissements primaires. Elle est en revanche passée de 86% à 88% pour les nettoyeurs.

[3] La Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail produit des études et des statistiques sur les thèmes du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social (NDLR).

[4] L’enquête Surveillance Médicale des Expositions des salariés aux Risques professionnels (SUMER) est une enquête transversale réalisée par les médecins du travail et de prévention et coordonnée par la DARES et la DGT (Direction générale du travail) (NDLR).  

[5] Caisse nationale des Urssaf, qui gère la trésorerie de chacune des 4 branches de la Sécurité sociale : Maladie, Famille, Vieillesse, Accidents du travail – maladies professionnelles (NDLR).

[6] Organisation de Coopération et de Développement Economiques, organisation intergouvernementale d’études économiques (NDLR).

[7] Nomenclature d’Activités Française de l’Insee, nomenclature des activités économiques productives élaborée pour faciliter l’organisation de l’information économique et sociale (NDLR).

[8] Nettoyage courant des bâtiments.

[9] Autres activités de nettoyage des bâtiments et nettoyage industriel.

[10] Entre 2019 et 2022, une évolution des salaires moins favorable pour les métiers de la « deuxième ligne » – Insee Première – 2019