30 octobre 2020

CAHIER 6 – Document 1

Mobiliser le travail dans un monde en changement
Eléments de mise en perspective européenne

Janvier 2019 

Diffusé le 09/11/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Christophe Teissier [1]

  

En France comme dans les différents pays de la Communauté Européenne, on observe une diversification des modalités de mobilisation du travail, notamment dans les services. Cette diversification irrigue un certain nombre de politiques nourries par des observations et des constats faits au sein des différents états membres. Il y a des allers-retours, du bottom-up et du top-down, sans doute imparfaits mais qui aboutissent à une formalisation de ce qui semble être aujourd’hui un cadre global. Ce cadre présente deux aspects, avec à la clé la recherche d’un équilibre entre flexibilité et précarité.

Premier aspect : la reconnaissance dans les politiques européennes de la nécessaire flexibilité des formes de mobilisation de l’emploi.

Les racines de cette reconnaissance sont anciennes : dans son livre vert de 2006 sur la  modernisation du droit du travail, la Commission européenne proposait de moderniser le droit du travail pour « répondre aux défis du XXIe siècle ». On trouvait déjà dans ce livre vert deux constats importants :

  • d’une part, la rapidité des transformations technologiques, l’intensification de la concurrence, l’évolution de la demande des consommateurs, la montée en puissance du secteur des services, appellent un accroissement de la flexibilité. La flexibilité dont il est question relève en premier lieu des organisations, qui doivent revoir leur structuration, leur manière de conquérir des marchés et de répondre aux desiderata des clients. Ces changements appellent une plus grande diversité des formes contractuelles. Il s’agit pour la Commission de moderniser le droit du travail, les formes juridiques, les statuts juridiques d’emploi, qu’ils soient ou non prévus explicitement par les politiques de l’Union Européenne (UE) ou des Etats membres. Ce constat a été reformulé depuis. Il constitue un des piliers d’une approche commune dans l’UE c’est-à-dire, d’une construction des politiques du marché du travail qui répondent à ces impératifs de flexibilité.
  • d’autre part, le souci d’une maîtrise des risques sociaux liés à la précarité.

Deuxième aspect : les risques sociaux associés à la diversification de ces formes de rapports contractuels et de mobilisation de la main d’œuvre.

La thématique académique de recherche sur la précarité de l’emploi s’exprime dans la littérature en contrepoint de l’exigence de flexibilité et de la diversification des modes de mobilisation de la main d’œuvre, ainsi que dans l’expression des risques de précarité de l’emploi des travailleurs impliqués dans ces processus dits plus agiles d’intensification et d’organisation du travail.  Le risque induit par la précarité de l’emploi est un thème européen qui a inspiré de nombreux travaux d’analyse et de recherche. Le principe de la diversification des formes contractuelles ne faisant plus débat, la question d’aujourd’hui consiste à définir ce qui est précaire ou pas, débat qui s’est développé en France et qui constitue un objectif politique. Pour preuve, une résolution de 2017 adoptée par le Parlement européen sur les conditions de travail et l’emploi précaire dans laquelle le Parlement invite les autres institutions européennes à prendre en compte les risques associés à une précarisation de l’emploi, elle-même résultante d’une flexibilisation des rapports de travail. Les nouvelles formes diffèrent en effet de l’emploi traditionnel de plusieurs manières : certaines transforment la relation entre employé et employeur, d’autres modifient le schéma et l’organisation du travail, d’autres encore aboutissent à créer de faux travailleurs indépendants et peuvent conduire à une détérioration des conditions de travail et une baisse de la protection du travail.

 

La référence au travail décent

Le Parlement invite ainsi en 2017 les autres institutions communautaires à prendre un certain nombre d’initiatives pour satisfaire aux exigences du travail décent tel que défini par l’OIT[2].

Qu’est-ce que le travail décent ? C’est un travail productif convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail, la protection sociale pour les familles, des perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie. C’est aussi, bien évidemment, l’égalité des chances notamment entre femmes et hommes.  

C’est une notion forgée initialement au niveau international qui trouve à s’illustrer dans un certain nombre d’actes juridiques communautaires constituant une partie de la base juridique des initiatives de l’Union.

L’article 9 du traité sur le fonctionnement de l’UE dit ainsi que, dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’UE doit prendre en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate et à la lutte contre l’exclusion sociale, à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine.

On trouve également dans ce registre la charte des droits fondamentaux de l’UE, qui avait suscité au début des années 2000 un vaste débat politique et a depuis été intégrée au corpus juridique communautaire. Ce texte affirme un certain nombre de droits, notamment dans son chapitre 4 dédié à la solidarité, pour des conditions de travail justes et équitables. Il propose une définition de droits fondamentaux qui réfèrent à la notion de travail décent, notamment autour d’un élément générique : tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité.

Travail décent d’un côté, flexibilité constatée et encouragée, vue comme souhaitable et nécessaire de l’autre, le panorama général comporte des éléments difficiles à concilier, ce qui n’est pas une nouveauté. Et le croisement entre multiplication des formes contractuelles d’emploi et diversités nationales[3] ajoute un degré de complexité.

Trois modes de mobilisation de la main d’œuvre et du travail au sein des pays de l’UE

Trois phénomènes correspondant à trois modes de mobilisation de la main d’œuvre et du travail rendent compte des constats et des débats, dans les pays de l’UE comme au niveau de l’UE.

 

Le travail à la demande :

 

Le travail à la demande par les contrats zéro heure :

 

Le premier phénomène est le travail à la demande vu comme catégorie générique. C’est une idée d’actualité dans une perspective européenne : on travaille selon les besoins qui se présentent, et quand ils se présentent. Mais dans ce cadre, que signifie travailler décemment ?

On trouve au départ une construction juridique de la Cour de justice de l’UE, amenée à interpréter les directives européennes sur le temps de travail. Une jurisprudence européenne importante se créée sur la question de l’astreinte, ce temps de mise à disposition qui n’est pas ou qui ne serait pas du temps de travail, mais qui ne serait pas non plus du temps de repos. Ces incertitudes juridiques sur la définition de ce qui est du travail ou pas sont d’ailleurs plus souvent nationales que communautaires.

Mais le travail à la demande va au-delà des astreintes. Ce concept recouvre une diversité de formes contractuelles dont Eurofound, l’Agence Européenne pour l’Amélioration des Conditions de Vie et de Travail, a essayé de tirer une définition générale. Dans son dictionnaire européen des relations industrielles, elle précise que « le travail à la demande implique une relation d’emploi entre un employeur et un salarié mais que l’employeur dans ce cadre n’est pas tenu de fournir continuellement du travail au salarié qu’il emploie. Dans ces formes d’emploi l’employeur a la possibilité de faire appel au salarié quand et si il en a besoin ». Une sorte de définition académique donc de ce que pourrait être ce mode d’organisation du travail dans sa plus grande généralité.

Les contrats « zéro heure » peuvent être vus comme la forme typique des contrats de travail à la demande. Dans ce type de contrat, l’employeur ne s’engage pas a priori à fournir du travail mais garde malgré tout le travailleur à sa disposition. Les contrats zéro heure existent dans plusieurs pays de l’union européenne. Cette notion a été la plus largement débattue au Royaume Uni, mais c’est une forme de travail ou d’emploi que l’on trouve aussi en Autriche, en Estonie, en Lituanie, en Finlande et en Irlande, avec des taux de prévalence très différents. Cela recouvre plusieurs formes juridiques qui ont toutes en commun de ne pas obliger l’employeur à garantir un volume minimal de travail au salarié, avec les incertitudes qui en découlent.

Au Royaume-Uni, la question n’est toujours pas réglée. Le gouvernement britannique a engagé, suite à des travaux d’experts (the « Taylor Review »), une réforme du droit du travail (« Good Work plan »). Le mouvement syndical britannique demande depuis longtemps une clarification ou, en tout cas, une protection des travailleurs dans le sens d’une plus grande prévisibilité. Il semble que la réforme qui sera adoptée modifiera un certain nombre de choses sans pour autant aller totalement dans ce sens. Notons qu’au Royaume-Uni cette forme de travail se double d’une grande diversité des types d’arrangements contractuels entre employeurs et salariés. Au Royaume-Uni, le travailleur partie à un contrat zéro heure n’est pas un salarié. Il n’est pas un « employee » au sens juridique du terme mais un « worker », notion qui n’existe pas en France. En droit britannique, le « worker » ne dispose pas de l’ensemble des droits attachés à la qualité de salarié au sens d’employee. Evidemment ce n’est pas réglé au plan communautaire. Par contraste peut-être, l’on observera que dans un pays voisin, l’Irlande, une réforme qui entrera en vigueur en mars 2019 bannit, en  principe les contrats zéro heure !

 

Le travail à la demande par les plateformes numériques

 

L’autre illustration importante sur laquelle Jean-Yves Kerbourc’h s’est exprimé concerne le travail à la demande via des plateformes numériques. Cette problématique est très largement discutée dans tous les pays de l’UE, avec une multiplication des travaux de recherche en tous sens et dans tous les pays, un certain nombre de ces plateformes numériques ont en effet une activité multi-Etats. Cette situation relance d’anciens débats sur le travail indépendant, qui n’avaient jamais disparu en dépit de l’extension voulue du salariat.

 

Les prestations de service transnationales et le détachement des travailleurs 

 

La prestation de services transnationale constitue un autre élément d’actualité européenne. La mobilisation du travail dans le cadre de prestations de services transnationales est fondée sur la libre circulation des services, une des quatre libertés fondamentales[4] constitutives de l’espace économique de l’UE. Elle conduit « naturellement » à ce qu’il soit possible pour une entreprise d’un état X de prester des services dans un état Y et, le cas échéant, à mettre à disposition la main d’œuvre qu’elle emploie pour l’exécution des tâches qu’elle va contracter dans l’état Y. Cela recouvre en partie le détachement de travailleurs, mais dans le cadre d’une prestation de services internationale. C’est un débat récurrent sur la scène de l’UE et dans les états membres, plus important par son intensité que par son impact opérationnel réel. Pour ce que l’on en sait, même si le nombre de travailleurs engagés dans des opérations de détachement s’est accru entre 2010 et 2016, cela demeure un phénomène relativement marginal. En 2016, on dénombrait 2,3 millions de travailleurs détachés au sein de l’UE à 27, ce qui représentait 0,4% des actifs européens. Vaste débat pour une réalité quantitativement limitée, mais qui révèle le développement d’une dynamique transnationale de mobilisation de la main d’œuvre. Elle renvoie aux craintes de  concurrence déloyale entre pays par dumping social car les conditions de travail et d’emploi, mais aussi les législations de protection sociale, ne sont pas les mêmes.

Le détachement de travailleurs a été réglementé dès 1996 par une directive européenne avec l’idée que, sans décourager la libre prestation de services, il importe de garantir un minimum de droits aux salariés détachés afin de limiter les risques de dumping à l’échelle de l’UE. Des droits minimaux sont ainsi reconnus aux travailleurs détachés par une entreprise dans un autre pays. Ces droits sont bien « minimaux ». Dans la directive de 96, tout travailleur détaché, par exemple polonais sur le territoire français, a droit à la rémunération minimale légale française. Ce n’est donc pas une égalité de traitement mais des droits minimaux pour limiter les risques. Depuis 1996, et ça ne s’est pas démenti jusqu’ici,  des « abus » dans la prestation de services sont régulièrement constatés. On voit des fausses prestations de services transnationales « J’ai une entreprise en France, je crée une filiale en Tchéquie, cette filiale détache des travailleurs vers la  France » … On qualifie ces sociétés de « boîtes aux lettres », sans activités réelles dans leur Etat d’implantation. Il y a aussi des situations de recours au faux auto-emploi, dans le cadre de prestations de services transnationales, impliquant de faux travailleurs indépendants. Ces prestataires de services  transnationaux constituent un problème récurrent qui n’est pas réglé par les législations communautaires applicables. Ces exemples donnent à voir  l’ampleur des enjeux liés à la précarisation des salariés eux-mêmes, dans le cadre d’abus affectant le détachement : questions de rémunération, de conditions de vie dans l’exécution de leur mission, sans même parler des perspectives d’évolution professionnelle.  Reste à voir si la nouvelle directive détachement du 28 juin 2018 changera ou non la donne !

 

Les politiques financières et juridiques incitatives à la création d’emplois

 

Le troisième élément relève des politiques de création d’emplois, d’incitation au recrutement. Il s’agit là d’une galaxie, notamment d’incitations financières. On trouve dans à peu près tous les états membres, à un moment ou un autre, l’existence de financements publics ou d’incitations financières publiques pour l’embauche de salariés. Il est difficile d’en faire le recensement. La Commission a publié en 2014 une évaluation de ce type d’outil dans les pays européens. Elle constatait qu’ils existaient à peu près partout, et qu’ils s’étaient notamment développés au démarrage de la crise financière et économique de 2008.

A l’image de l’exemple français, ces outils référaient à des logiques différentes consistant soit à inciter financièrement à la création d’emploi pour lutter contre le chômage, soit à inciter financièrement des personnes en situation de vulnérabilité, particulièrement éloignées du marché du travail, à (ré)intégrer ce marché, ou encore à inciter financièrement à embaucher, mais aussi à permettre l’accès à une qualification professionnelle, à une formation.

Cela prend des formes différentes selon les pays :

  • financement direct d’une partie du salaire ;
  • exonérations de cotisations sociales et notamment patronales ;
  • politiques dites actives du marché du travail, qui proposent de combiner indemnités de chômage et rémunération d’un travail. Dans ce cas, la rémunération du travail est moindre puisque la personne est en situation de chômage indemnisé. Cela varie dans le temps, c’est plus ou moins temporaire, cela présente partout les mêmes défauts, risques que la Commission a relevés dans tous les pays, effets d’aubaine, etc.

Des évolutions dans le temps sont à noter dans certains pays. Par exemple en Suède, dans la crise qu’a traversée le pays dans les années 1990, le focus sur les aides financières publiques pour l’accès à l’emploi s’est peu à peu éteint au profit de mesures visant à favoriser l’employabilité.

Il reste qu’en 2012, et cela n’a pas beaucoup changé depuis, la Commission continue à en appeler à l’usage raisonné de subventions à l’emploi comme principal levier à activer.

Au-delà des incitations financières, on trouve des incitations juridiques. Les évolutions du droit du travail dans l’UE depuis 2008, qu’il soit individuel ou collectif, ont fourni là encore matière à de nombreux travaux académiques. Evidemment, les droits du travail n’évoluent pas de la même manière dans tous les pays, et ont été moins bousculés dans certains pays que dans d’autres à la faveur de la crise : on note de grandes différences entre la Suède et la Grèce …

Par contre, des interrogations communes demeurent sur ce qu’on peut appeler les incitations juridiques à l’embauche. Elles consistent à faire du droit du travail un instrument de politique du marché du travail. Il y eut ainsi de nombreux débats sur la décentralisation de la négociation collective au niveau de l’entreprise. Les accords de sauvetage dont ont bénéficié certains pays, notamment l’Espagne et la Grèce, ont été conditionnés par l’adoption de réformes de leurs systèmes de négociation collective, qui ont conduit à diminuer considérablement, voire à éradiquer dans un objectif explicite, le rôle des conventions de branche. Du point de vue de l’UE, il s’agissait de flexibiliser les modes de fixation et d’évolution des rémunérations. On peut y voir une politique du marché du travail, des incitations à l’emploi, etc.

 

Et l’actualité récente…

 

Un socle européen des droits sociaux

Sur le plan des principes, et pour compenser le déficit social perçu, l’UE s’est montrée soucieuse depuis 2015 de relancer sa dimension sociale. Elle a adopté en 2017 un « socle européen des droits sociaux », ensemble de principes aujourd’hui publié et supposé être mis en œuvre. C’est une déclaration d’un certain nombre de valeurs et d’objectifs sociaux. Trois chapitres sont  importants de notre point de vue dans ce socle, autour du développement de :

  • L’égalité d’accès au marché du travail ;
  • L’entretien de conditions de travail justes et équitables ;
  • La mise en place de protections sociales et de mesures d’inclusion sociale.

Ce socle est une déclaration de valeurs, qui dépasse le simple niveau des entreprises et des relations d’emploi pour intéresser les politiques sociales au sens large, sans caractère juridiquement contraignant. Si le socle en lui-même ne crée pas d’obligation positive nouvelle à la charge des états membres, il fait l’objet en revanche d’une évaluation selon la  logique  désormais bien connue de la méthode ouverte de coordination au travers d’un « social scoreboard ». Un certain nombre d’indicateurs permettent ainsi de mesurer, dans le cadre du semestre européen, les performances des états par rapport aux principes du socle : c’est l’idée, par l’impulsion induite, de mieux intégrer les politiques sociales aux politiques budgétaires et économiques.

Il en résulte une initiative législative, peu fréquente de la part de l’UE sur le terrain social dans la période récente : un projet de directive sur la mise en place de conditions de travail dites transparentes et prévisibles. Ce projet de directive, donc de droit contraignant, devra faire l’objet de transpositions dans les droits des états membres. Il vise à se substituer à une très ancienne directive sociale européenne de 1991 qui fixait des devoirs à la charge de l’employeur à l’égard de son salarié pour l’informer de ses conditions de travail. Ce projet est une initiative de l’UE visant à répondre à ce qui avait été identifié comme de réelles insuffisances de la législation antérieure. Cet effort législatif vise à mieux prendre en compte la flexibilité croissante des marchés du travail résultant notamment de l’émergence de formes atypiques d’emploi et/ou de travail. Ce projet élargit l’obligation d’information de tout employeur sur les conditions de travail transparentes et prévisibles à tous les salariés disposant avec lui d’une relation d’emploi équivalente à au moins à 8h de travail par mois. Elle étend ainsi le champ d’application de l’obligation d’information aux « petits boulots ». Elle tente aussi d’élargir ce bénéfice à des travailleurs qui n’étaient pas couverts par la législation précédente, ces travailleurs atypiques dont on parle. Ce projet de directive définit le travailleur au niveau européen comme une personne physique qui, pour une certaine période de temps, accomplit des services pour et sous la direction d’une autre personne, qu’on appellera son employeur, en contrepartie d’une rémunération. Cela  a soulevé beaucoup de questions, notamment sur le fait de savoir si cela inclut ou non les travailleurs indépendants. Cette proposition inclut aussi, c’est nouveau, des exigences substantielles supplémentaires relatives aux conditions de travail, absentes de la directive de 1991. Elle propose une réglementation des durées maximum des périodes d’essai, des clauses d’exclusivité, des éléments de réglementation des plannings de travail variables, en vue d’assurer une meilleure prévisibilité au bénéfice des travailleurs.

C’est encore un projet. Il est en discussion mais l’intention de l’UE a été exprimée officiellement. Il s’agit de faire en sorte que les institutions s’activent pour adopter ce texte avant les élections européennes. Le récent accord politique autour du texte entre le Parlement et le Conseil survenu le 7 févier 2019 en porte témoignage

 

Vers une régulation de l’économie de plateforme

Plusieurs questions sont posées, et notamment celle de la réglementation des relations de travail qui se nouent entre une plateforme et un travailleur recourant à cet intermédiaire.  Nous avons vu que des décisions de justice récentes, et très classiques du point de vue de leur argumentation, ont été prises en France. Il faut savoir qu’un certain nombre de contentieux en requalification ont été lancés dans plusieurs pays européens en parallèle, en Espagne, au Royaume-Uni … Uber par exemple a déjà été condamné au Royaume-Uni, non pas à la requalification en salarié du chauffeur, mais à sa requalification en worker. On voit bien cette tendance à rechercher une régulation par l’inscription de ces formes de travail indépendant dans les formes classiques du salariat, ou assimilables au salariat, selon les législations nationales.

A noter qu’en décembre 2017, la Cour de Justice de l’UE avait déjà qualifié Uber d’entreprise de transport et non pas de service de la société de l’information ou de simple hébergeur. Cette décision de justice ne portait pas sur la nature juridique du rapport salarial, sujet qui échappait à la compétence de la Cour, mais visait à déterminer si Uber était soumis aux réglementations applicables aux entreprises de transport espagnoles : la Cour a décidé positivement. Cela donne une sorte de cohérence aux incidences sur la qualification d’employeur. C’est ce que fait la Cour d’appel de Paris dans l’arrêt évoqué précédemment.

Au-delà, d‘autres éléments apparaissent, du côté de la capacité à réguler, à négocier collectivement les conditions de travail et d’emploi de ces travailleurs indépendants. Un débat récurrent existe sur le fait de savoir si des travailleurs indépendants ont la possibilité de s’entendre pour négocier avec leurs clients leurs conditions de travail, et notamment leurs conditions tarifaires. Le problème est alors que si on est face à des travailleurs indépendants -donc des entreprises-, l’entente entre ces entreprises peut violer le droit de la concurrence, un des piliers majeurs de l’UE.

Des évolutions se font jour :

  • La Cour de justice a accepté en 2014 que ceux qu’elle qualifiait de faux travailleurs indépendants, puissent se mettre d’accord avec leur client principal, et conclure des accords collectifs avec lui sans être soumis à la réglementation sur les ententes ;
  • En décembre dernier le Comité Européen des Droits Sociaux, qui n’est pas intégré à l’architecture juridique de l’UE mais qui dépend du Conseil de l’Europe, a rendu une décision qui tend à reconnaitre aux travailleurs indépendants la possibilité de négocier collectivement le tarif de leurs prestations sans qu’on puisse exciper du droit de la concurrence pour s’y opposer.

Des syndicats européens mobilisés

Face à ces questions, les stratégies des organisations syndicales européennes, notamment réunies dans la confédération européenne des syndicats, ne plaident pas pour une assimilation générale, nécessaire et forcée de tout travailleur indépendant via une plateforme numérique (lequel  apprécie aussi souvent son  indépendance) dans le cadre du salariat. Elles plaident cependant pour qu’il y ait au moins une négociation entre ces travailleurs et les plateformes. Cette organisation syndicale  voit en effet ces dernières non pas comme des intermédiaires mais comme de véritables employeurs. Cet objectif, très clair dans le mouvement syndical européen, se retrouve aussi au sein des états membres au profit d’une recherche de formes d’autorégulations collectives des conditions de travail de ces travailleurs.

L’exemple marquant en Europe à cet égard est le code de conduite signé entre IG Metall et 8 plateformes de crowdsourcing. Ce code vise à définir les conditions minimales de travail des micro-travailleurs employés par ces plateformes. Ce ne sont pas des plateformes de type Uber mais plutôt des plateformes de micro-working mobilisant des travailleurs ultra-qualifiés, de type codage informatique, développement, etc. Il prévoit des conditions de travail justes et une procédure négociée de règlement des conflits par le recours à un médiateur.

L’autorégulation est ainsi une possibilité ouverte aux « partenaires sociaux », avant d’être « rattrapés par la patrouille ». C’est la stratégie d’un certain nombre d’organisations syndicales au plan européen, mais aussi au plan national.

 

Cela renforce l’idée que dans un monde en changement, quand on veut mobiliser efficacement et légitimement le travail, il y a place à l’expérimentation, à l’autorégulation, à la négociation et à la création en commun.

 

[1] Project Manager Association ASTREES (Association Travail Emploi Europe Société), exposé effectué dans le cadre du colloque CRDIA IRISSO du 15 janvier 2019

[2] Organisation Internationale du Travail, créée en 1946, agence spécialisée de l’Organisation des Nations Unies

[3] En l’absence d’harmonisation sociale à l’échelle européenne

[4] Libre circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services.