Manager sans bureau : ce qui se joue en coulisses
Janvier 2019
Félix Traoré, article publié dans la revue Métis
Répétez après moi : « un manager sachant manager sans son bureau est un bon manager. »
Si l’énoncé peut évoquer un exercice d’élocution, il résume en fait le discours que l’on tient aux managers avant de les déloger de leurs bureaux pour les installer en open space. Car au-delà des ressorts économiques de la tendance, c’est bien la fonction d’encadrement et ses conditions d’exercice qui sont en jeu. A partir des observations et des témoignages recueillis dans le cadre d’un travail doctoral en cours, Félix Traoré tente d’appréhender ce changement depuis le point de vue des premiers concernés.
« Incarner la transformation »
C’est désormais un classique. Lorsqu’une direction décide d’installer des salariés en open space, elle appelle ses managers à « porter la vision du projet » et compte sur eux pour montrer l’exemple. Et pour cause, quelle légitimité auraient-ils à vanter les vertus du partage et de la transparence depuis le confort de leur bureau individuel ? Sans trop de surprise, la plupart des intéressés se montrent vite réticents à l’idée d’abandonner ce qu’ils ont toujours considéré comme un attribut de leur fonction. Plutôt que d’en appeler au sens de la discipline, ou d’expliquer les motivations économiques du projet, on les appelle alors, à grand renfort d’ateliers et de formations, à revoir l’idée qu’ils se font de leur rôle.
Car l’argumentaire qui accompagne ce type de décisions s’inscrit dans un mouvement plus large qui voit les programmes de « transformation managériale » fleurir au sein des grands groupes. Dans des organisations voulues plus horizontales, « agiles », voire « libérées », le manager ne devrait plus s’envisager comme un supérieur hiérarchique chargé de contrôler la bonne exécution du travail, mais comme un « facilitateur » dont la mission serait d’aider les autres à réaliser leur potentiel. En toute logique, cette nouvelle figure ne pourrait s’incarner qu’au milieu de la mêlée, et non dans le retrait d’un bureau qui matérialise la distance hiérarchique. Il suffirait donc que nos managers renoncent à des privilèges d’un autre temps et dépassent leur peur du déclassement pour s’apercevoir que l’open space leur facilite la tâche.
Tenir le rôle
L’évidence se dissipe quelque peu dès lors que l’on prête une oreille plus attentive à ce qu’ils disent des défis de leur quotidien. Le bureau individuel apparaît alors souvent comme une ressource qui les aide à faire face aux exigences croissantes et parfois contradictoires de leur fonction. Dans la vie réelle des organisations, les missions du manager-facilitateur (« créer un environnement propice au bien-être et à la créativité », « accompagner les collaborateurs dans leur développement », etc.) ne remplacent pas les missions plus traditionnelles, mais s’y additionnent. Pas moins qu’hier, ils sont mis en demeure de répondre des résultats de leurs équipes, évaluer le travail, filtrer l’information, faire respecter les règles, arbitrer les conflits d’objectifs et de personnes…
Le cumul de ces deux faces du rôle prescrit les contraint à une gymnastique comportementale toujours plus complexe. On attend d’eux qu’ils se montrent accessibles et empathiques, tout en se gardant bien de communiquer leur propre stress, leur fatigue ou leurs agacements. Ils sont censés favoriser l’esprit de camaraderie et laisser plus de place à l’informel, mais on leur reproche très vite de manquer d’autorité quand ils ne réagissent pas immédiatement devant des propos ou des attitudes déplacées. Ils doivent se montrer capables de prendre du recul (on dit même « de la distance » ou « de la hauteur ») sans pour autant cesser d’être disponibles.
La « transformation managériale » que les directions appellent de leurs vœux est donc loin de faire d’eux des salariés comme les autres. Bien à l’inverse, elle décrit un mouvement à travers lequel leur légitimité se voit de moins en moins garantie par le statut qui leur est accordé par l’organisation – et dont leur bureau était l’attribut le plus tangible. Ils doivent, peut-être davantage qu’auparavant, la conquérir en mettant en scène des dispositions personnelles. Plus encore que leurs collègues, ils savent que leurs faits et gestes sont épiés et commentés, aussi bien par leurs subordonnés que par leurs pairs et leur hiérarchie. Dans ce contexte, le passage de leur bureau à un espace partagé les met au défi de tenir le rôle en continu, sans accès aux coulisses.
Abattre la besogne
Mais nos managers font aussi valoir qu’ils ne font pas que jouer un rôle. Ils réalisent un travail, dont les conditions sont étroitement liées aux ressources qu’ils trouvent dans leur environnement. À ce titre, leur activité est souvent regardée en surface. Ce que l’on constate d’abord, c’est qu’ils passent beaucoup plus de temps que les autres en réunion ou en déplacement, et par conséquent, beaucoup moins de temps sur leur poste de travail. Vue sous cet angle, l’attribution d’un bureau individuel apparaît superflue, voire illégitime, dans les contextes où l’espace est une ressource rare.
Là encore, la perspective se renverse lorsque l’on appréhende les choses depuis leur point de vue. Ce que l’on retient alors, c’est que l’enchaînement des réunions et des déplacements leur laisse peu de temps pour « se poser » et abattre une multitude de tâches. Ces temps de présence sont marqués par un rythme soutenu et la densité des échanges verbaux, mais surtout par ce que la sociologue Caroline Datchary désigne comme des situations de dispersion. Ils sont amenés à passer du coq à l’âne au gré de nombreuses sollicitations, reconfigurant le cours de leur action de manière continue. Ils jonglent entre des tâches dont certaines vont demander beaucoup de réactivité quand d’autres demanderont un effort de concentration prolongé, ou devront être réalisées en confidentialité vis-à-vis de leur équipe. En l’espace de cinq minutes, on les verra par exemple répondre à l’appel d’un client, échanger avec un collaborateur qui vient leur exposer un problème à résoudre et revenir à la préparation d’une présentation pour le prochain comité de pilotage. Pouvoir enchaîner toutes ces tâches depuis le même endroit et moduler sa disponibilité rapidement, en ouvrant ou en fermant la porte de son bureau, s’avère être alors une ressource précieuse, et nombreux sont ceux qui craignent de perdre pied en y renonçant.
Habiter l’espace
Pour finir, que se passe-t-il quand les managers perdent leurs bureaux pour se retrouver au milieu de leurs équipes ? Les retours d’expérience varient. Ils semblent s’en sortir d’autant mieux qu’ils sont déjà familiers du travail en open space, maîtrisent leur poste, encadrent des équipes qui fonctionnent bien et peuvent recourir à des alternatives pour se réserver des temps de retrait (télétravail, bulle de confidentialité, etc.). Les plus enthousiastes affirment que la cohabitation avec leurs équipes les aide à mieux comprendre leur réalité quotidienne et régler de nombreux problèmes sur le champ.
Les moins à l’aise oscillent entre le marquage de territoire (parler plus fort, imposer le silence autour de soi, revendiquer une priorité dans l’accès à certains espaces) et la stratégie de l’absence, qui leur permet encore de se soustraire aux regards, d’entretenir une forme de prestige et surtout de retrouver la maîtrise de son activité – certains vont jusqu’à inventer fréquemment des rendez-vous !
En tout état de cause, les effets d’un tel changement dépendent aussi bien de la nature de leur activité que du climat de leur équipe, de leurs propres dispositions et des marges de manœuvre dont ils disposent pour aménager leur temps et leur environnement de travail. Une décision immobilière qui ferait l’économie d’un examen de tous ces aspects et d’un accompagnement solide peut bien en appeler à la capacité des intéressés à se réinventer, mais elle a toutes les chances de créer des situations de fragilité »