3 février 2021

CAHIER 8 – Document 2

Compétitivité, performance et productivité des services
aux environnements de travail

Xavier Baron & Michel Platzer

Décembre 2020

Diffusé le 05/02/2021, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Dans les années 2020-2021 du « quoi qu’il en coûte » et du « quoi qu’il arrive », l’obsession de la recherche d’économies de tous ordres dans les dépenses liées aux environnements de travail, sans véritable réflexion sur la performance et l’utilité sociale, met en lumière le fameux proverbe chinois « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ».

La réduction des coûts comme réflexe systématique n’est pas uniquement un objectif simpliste, critiquable et porteur de fausses bonnes idées. Elle peut surtout s’avérer dangereuse car l’illusion du gain non justifié conduit tout droit à la spirale régressive des « non » : non-qualité, non-satisfaction, défiance, renoncement. Le « quick win » mesurable permet certes de rassurer à court terme. La compétitivité attendue ne sera au rendez-vous que « si et seulement si »  la réalisation de gains de productivité va bien dans le sens d’une performance qui n’est jamais donnée comme une évidence naturelle.  

 

Compétitivité, performance et productivité ne relèvent pas du même registre

 

La performance est un concept et un construit social. C’est une représentation de l’utilité sociale que les acteurs choisissent d’ériger en finalité du management de l’activité productive. La compétitivité comme la rentabilité sont des résultats dont les niveaux sont toujours sujets à analyse. La productivité n’est qu’un ratio dont la signification varie selon les termes mis en relation (numérateur et dénominateur, tangibles ou immatériels, réel ou monétaire) figurant une production et des moyens. Il y a bien une exigence de recherche de gains de productivité, ne serait-ce que par reconnaissance du travail mobilisé et par respect de ceux qui le mettent en œuvre. Mais l’obtention d’un gain de productivité ne garantit pas à elle seule une compétitivité améliorée, et encore moins à même de dégager des profits durables et nécessaires tant du point de vue de l’entrepreneur (capacités d’investissements), des salariés (pouvoir d’achat et conditions de travail), que des pouvoirs publics (impôt) et des apporteurs de capital.

 

De l’utilité de la dépense à la culpabilité du coût

 

Dans une économie tirée par les services, il faut en permanence trouver des moyens innovants, renouveler la pensée, mobiliser des leviers pertinents et efficaces, pour créer les conditions de gains de productivité durables. Au-delà d’une réduction des coûts, le levier de la performance servicielle, de l’augmentation de la valeur de la production n’est pas aisément « calculable », toutes choses égales par ailleurs, par une métrique de court terme sur des biens. Plus encore que dans le champ de la production tangible, la notion comptable de dépense ne dit pas sa finalité. On peut dépenser pour investir, pour pallier un accident ou un risque, pour jouir de l’usage d’un bien ou d’un service. Il n’en va pas de même avec la notion de coût. Dire d’une dépense que c’est un coût ne relève pas d’un simple choix « technique ». C’est un acte qui recouvre une intention. C’est une manière de qualifier négativement une dépense. Dans l’usage courant comme dans les pratiques de communication des entreprises, le coût est une dépense non volontaire, mal justifiée, excessive, inutile, à valeur ajoutée insuffisante.  Désigner une dépense comme un « coût » induit  l’évidence d’une pertinence de sa réduction.

Les salaires comme les environnements de travail correspondent à des dépenses. Selon le mode d’analyse, ce sont des contreparties à la mobilisation de la force de travail et/ou des investissements en faveur de la performance de ce travail. Consentir à une dépense pour maintenir et améliorer l’état des bénéficiaires d’un espace professionnel est un acte de gestion contribuant à une recherche de productivité du travail. C’est un investissement. Le désigner comme un coût pour des « commodités obligées » relevant de services généraux n’a pas la même signification. Pourtant, réduire l’effort d’investissement en équipements productifs, en prospection commerciale, en R&D, en compétence… constituent bien des économies. Verser des dividendes ou servir la rémunération des fonds financiers mobilisés par l’activité productive et payer des impôts sont encore d’autres dépenses. Leur réduction n’est pas un objectif pour l’entreprise, un système toujours constitué de parties prenantes : apporteurs de capital, apporteurs de travail, environnement sociétal, clients, mais également bénéficiaires d’une utilité (valeur) sociale produite par un travail rendu pertinent et productif par la mobilisation de capital, et un environnement social.  

 

La réduction des coûts n’est pas synonyme de gains de compétitivité

 

La compétitivité immédiate d’une entreprise résulte de la pertinence de son modèle d’affaire. Cette pertinence, à un moment donné, est relative à son espace concurrentiel. Bien sûr, la compétitivité immédiate par les prix est en relation avec les offres concurrentes[1] sur les marchés. Les prix ne sont cependant pas un simple cumul de coûts. Ils sont le résultat complexe du consentement à la dépense des clients[2], des conditions effectives de la production et des objectifs de profit (pour l’investissement, pour le développement, pour la rémunération des actionnaires…). Bref, les prix sont une donnée liée à des arbitrages et des rapports de force, sur des marchés qui ne sont jamais purs ni parfaits. Ils sont fonction de tous les autres aspects de la compétitivité par la qualité, l’innovation, la marque (la confiance) et in fine, par la pertinence de l’utilité sociale de l’activité productive. Dans l’économie tirée par les services qui est désormais la nôtre, le concept de pertinence est le meilleur équivalent opératoire du concept de qualité qui prévaut dans l’approche industrielle. On voit bien cependant que la pertinence n’est pas seulement affaire de métrique. Elle est nécessairement affaire de jugements. Pour le sociologue comme le spécialiste du marketing, c’est un construit social. Mais pour le gestionnaire, l’acheteur ou le contrôleur de gestion, la pertinence est moins aisée à instrumenter que la qualité, référencée à des caractéristiques techniques tangibles, issue du monde et de la pensée industrialiste. Comme telle, elle est toujours plus ou moins perçue comme « objectivable » par des métriques que l’on sait pourtant réductrices jusqu’à la mutilation et l’absurde.

 

Coûts, productivité et performance

 

La réduction des coûts n’est donc jamais en soi un gage suffisant de performance de l’entreprise. C’est un processus qui relève de l’approche comptable et financière, laquelle ne résume pas la « gestion ». Réduire les dépenses est un moyen à court terme de réduction des coûts. Mais excessive et/ou mal gérée, elle peut être contradictoire avec des objectifs de performance, notamment du côté de la qualité (de la pertinence donc), des investissements ou de l’attractivité de l’entreprise.  Penser la productivité (un ratio) en termes de coûts revient à ne considérer qu’une partie de l’équation (le numérateur). La productivité peut être améliorée par la réduction des moyens mobilisés à titre coûteux, mais sous condition évidemment de garantir une production constante, notamment en qualité[3]. Elle peut naitre tout autant de l’augmentation de la production en valeur et/ou en revenus, à moyens constants. On est ici dans l’impasse logique illustrée par la métaphore bien connue selon laquelle, « on peut s’alléger en se coupant une jambe. Le gain en poids est rapide et aisément mesurable. C’est un problème si la finalité est de courir plus vite ». On peut aussi s’abstenir de se nourrir. Passé un certain temps, c’est pathologique ou suicidaire.

  

Réduire les coûts n’est pas un objectif suffisant

 

En cas de crise, de repli, d’erreurs, d’incertitudes, d’évolutions de contextes (la parité des monnaies, le coût de l’énergie…), la réduction des dépenses peut être légitime et nécessaire à la survie immédiate d’une entreprise. Au moins temporairement, cela peut soutenir sa compétitivité (une comparaison à l’instant t). De même faut-il sans doute questionner en permanence les coûts à l’aune des processus de rationalisation ou d’optimisation…, mais cela ne garantit pas en soi l’obtention durable de gains de productivité, et encore moins de compétitivité.  Il n’y a productivité que si l’on fait l’hypothèse d’un maintien possible de la production (de la valeur créée) avec une réduction (quantitative et qualitative) des moyens alloués. Par une pression sur les coûts (et les dépenses) on permet souvent de révéler l’existence d’un dysfonctionnement, de sous-optimisation, de « gras ». C’est une manière courante de «conduire le changement». La raison nous rappelle cependant qu’il faut encore veiller à ne pas maltraiter la source de la valeur, le travail, ni renoncer à la finalité même de l’activité productive, une création de valeur, un accroissement de l’utilité sociale, d’une production de qualité.

 

L’empreinte technologique ne dit pas le gain en valeur

 

La productivité est également affaire d’innovation technologique. Mais si elle ne permet pour l’essentiel qu’un remplacement de l’homme par la machine, l’affectation de la dépense est seulement différente. Elle n’est pas plus productive. Ce remplacement peut favoriser un gain (un revenu) temporaire au sens de la compétitivité immédiate. Il ne doit cependant pas dégrader le modèle économique, c’est-à-dire de ne pas générer (ne pas tenir compte) d’externalités économiques et sociales éventuelles sur l’environnement, la santé ou l’emploi par exemple. Il faut en effet distinguer modèle économique et modèle d’affaire (ou de revenu). Il n’y a de valeur économique supplémentaire créée qu’à condition que la technologie mobilisée permette de produire une utilité nouvelle. C’est souvent le cas, mais pas toujours. Il y a bien de fait une quasi obligation concurrentielle, en système ouvert et a minima, de ne pas être en retard dans la mobilisation des possibles qu’offrent les technologies. Celles-ci cependant sont rapidement « distribuées »[4]. Elles ne peuvent constituer alors un avantage qu’à la mesure de l’avance de phase sur les concurrents. Cette avance est temporaire, sauf à être dans la course du « lapin qui doit courir plus vite pour rester sur place » d’Alice, ou celle du « hamster dans la roue » que décrit Pierre Yves Gomez[5].

 

A la source de la productivité, il y a le travail

 

Au-delà d’un raisonnement sur les coûts, la technologie est un formidable levier quand elle sert l’opportunité de valoriser le travail humain, de l’étendre, de l’augmenter… mais là, c’est affaire d’utilité sociale, de valeur économique et de management. Du côté des produits, l’innovation technologique peut permettre de produire de nouvelles utilités sociales. La valeur n’est pas d’abord dans « faire pareil mais moins cher » (la productivité), elle est dans une création de valeur économique nouvelle. Elle est dans le quoi et le pourquoi et pas seulement dans le combien. Dit autrement, l’apport de la technologie n’est pas dans la technologie. Il est dans ce qu’elle facilite, permet, induit du côté d’une capacité accrue du travail à produire la valeur. L’outil et le levier de la technologie ne sont jamais suffisants (« science sans conscience » disait-on autrefois). 

Bien sûr, les règles du jeu d’une économie financiarisée et instrumentée par la métrique imposent de transformer rapidement la valeur en revenu dans le respect de règles dont les acteurs pris individuellement ne sont pas maitres. Pour autant, il faut se garder de prendre la proie pour l’ombre.  On retrouve le « quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». Avant d’assurer un revenu monétaire, au besoin par une action sur les coûts, ce qui compte, c’est la capacité réelle à produire une valeur économique.

L’objectif pour le gestionnaire comme le manager consiste bien à contribuer à l’obtention de gains de productivité, mais pour des outputs enrichis en utilité sociale avérée. Le levier le plus durable doit être l’obsession d’augmenter la valeur produite par le travail quitte à ne pas toujours bien savoir à l’avance comment on saura le traduire en valeur monétaire, ni comment l’outcome sera réparti, c’est-à-dire, comment les revenus résultants après monétisation seront distribués.

 

Distinguer l’outcome de l’output

 

Rechercher un outcome (revenu) sans accroitre l’output (la valeur) condamne à une spirale de repli, de décroissance, de déflation, de dégradation d’une qualité devenue variable d’ajustement, et bientôt, de négation du sens même de l’activité économique. Là est le danger d’une focalisation simpliste sur un objectif de réduction des dépenses. C’est admettre que se pérennisent des formes de prédation de la valeur, typiques peut-être dans certains cas d’un premier âge d’accumulation, mais fondées sur des détournements de valeur et sur la jouissance de rentes. Le propos n’est pas moral. Il est éthique, mais surtout logique, tant la prédation de valeur comme les rentes connaissent toujours sur la durée, les limites d’une légitimité suspecte et d’une efficacité contreproductive.

On sait bien que l’articulation entre la valeur et sa traduction monétaire n’est ni simple, ni univoque. La raison profonde et irréductible en est que cette valorisation économique ne relève pas d’un processus gérable seulement par des métriques. C’est un construit.

Par valorisation économique il faut entendre  et comprendre les effets de systèmes sociaux, de processus plus ou moins institués, situés dans le temps et l’espace, dans l’histoire et dans les cultures. Cela relève de différentes mécaniques de valuation par :

  • les marchés plus ou moins efficients et parfois absents, alors même qu’il y a des productions et des échanges ;
  • la reconnaissance et l’appréciation, donc des dialogues et des jugements ;
  • une valorisation de l’utilité sociale de l’activité, quelle qu’elle soit, finalisée sur la production de biens tangibles ou non ;
  • des capacités variables à « monétiser », à traduire la valeur économique en une valeur marchande.

Ne pas se soumettre sans discernement à « la souveraineté universelle des nombres »

 

Cette valorisation cherche aujourd’hui son chemin dans des instrumentations dialogiques[6]. On sait bien qu’il y a des non-valeurs qui produisent des revenus, tout comme il y a des productions de valeurs qui ne trouvent pas de revenus… C’est l’enjeu de la gouvernance et c’est une responsabilité plus spécifique du management ; construire la capacité collective de « faire le tri » et de reconnaître la valeur, au-delà des coûts.

De ce point de vue, le gestionnaire ne peut pas ne pas regarder le doigt (ce qui est monétisé et réparti), mais il ne doit jamais perdre de vue qu’on ne transforme pas durablement monétairement ce qui n’a pas de valeur réelle. Comme nous tous il doit composer avec la « souveraineté universelle des nombres » décrite par Pierre Yves Gomez dans le Monde[7].

Oui, il faudra bien développer des environnements de travail sains, sécurisés, accueillants, efficaces, dans lesquels toutes et tous pourront développer leurs activités professionnelles, produire de la valeur. Et il est légitime d’espérer que les dépenses correspondantes ne portent plus les stigmates des coûts, au profit des dépenses productives.

 

 

[1] Ce qui suggère une hypothèse de stricte comparabilité des productions en qualité et en pertinence, notamment sous l’angle local et territorial, qui n’est évidemment pas acquise pour les services en général.

[2] Relativement à des usages nécessairement spécifiques dont ils sont les premiers évaluateurs et le plus souvent, coproducteurs également.

[3] La comparabilité de la qualité (ou pertinence) suppose la possibilité d’une standardisation, une hypothèse qui ne va pas  de soi pour les services.

[4] Pierre Veltz, La société hyper industrielle et ses territoires, Futuribles, novembre décembre 2015 n°409, page 11.

[5] Le travail invisible, enquête sur une disparition, François Bourin Editeur, 2013.

[6] Dialogique signifie que deux ou plusieurs logiques, deux principes, sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité.

[7] Chronique publiée le 03 novembre 2016.