3 février 2021

CAHIER 8 – Document 3

Innover sur les conditions contractuelles de la performance de l’exploitation d’immeubles professionnels : le contrat COPERNIC2 de Thales

Nicolas Cugier & Xavier Baron

Mai 2019

Diffusé le 05/02/2021, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Thales a constaté que la dynamique contractuelle appliquée dans Copernic1 (2012/2017, contrat de full FM sur 7 pays, 1 prestataire par pays, 2Mm², 55 000 occupants, 80 sites) conduisait à ce que « tout ce qui n’est pas obligatoire est interdit ». La formulation des cahiers des charges à l’aide de Services Level Agreements (et KPIs) tendait à limiter les prestations à celles explicitement décrites, prescrites et dimensionnées. La « conformité », exigence minimale légitime, se transforme alors en un argument qui détourne le prestataire de la réalisation de prestations non prévues contractuellement, et pourtant à valeur ajoutée. Le jeu du contrat conduit ainsi le prestataire à limiter son intervention à la stricte mise en œuvre des prestations prescrites, vécues comme obligatoires, tout en espérant parfois proposer des prestations supplémentaires.

 

Ce phénomène est renforcé par le processus de mise en concurrence qui pousse aussi bien Thales que le prestataire de tête (FMer) à chiffrer l’ensemble des prestations « au forfait » avec un niveau de prix « tendu », voire « anormalement bas ». Le prestataire est ensuite tenté de négocier des prestations supplémentaires, si possible avec des niveaux de marges plus favorables, restaurant ainsi partiellement son équilibre mais au prix de l’émergence d’une frustration et d’un réflexe de défiance mutuelle.

 

La rémanence d’une logique de défiance du fait de l’environnement contractuel

 

En pratique, le constat a été fait dans Copernic1 que les modes de gouvernance et les outillages associés organisaient bien plus la défiance que la confiance entre prestataire et client :

  • la mécanique des appels d’offres pousse à une baisse structurelle des prix alors même que les prestations sont constituées à 90% de main d’œuvre dont plus de 2/3 au salaire minimal. Elle enclenche ainsi une « recherche de compensation » dont une des réponses est dans une baisse de la qualité, quelquefois agrémentée « d’impasses » au regard des différents règlements qui s’appliquent, attendu qu’aucun salarié n’accepte de travailler plus pour gagner moins que le salaire minimal ;
  • les réponses aux instruments contractuels (textes des contrats, pilotage via des KPI ou différentes formes de « Contract Management»)…, deviennent des objectifs en soi, au risque d’une déconnexion avec les réalités opérationnelles.  La « gestion par les indicateurs »  dérive en une « gestion des indicateurs », au profit de comportements tendant à verdir les indicateurs, appelés « indicateurs pastèques » ;
  • les besoins des bénéficiaires comme les conditions effectives de mise en œuvre du travail réel des œuvrants sont trop souvent occultés. Faute d’accords réguliers ou d’instances communes d’arbitrage, pour décider de ce qui est « vraiment » utile par différence à ce qui est prévu, voire seulement à ce qui est « suivi et mesuré », différentes analyses ont montré l’incapacité des métriques existantes (notamment ramenées à des moyennes rapportées à des m² théoriques) à décrire le réel ou même à instrumenter la décision.

L’héritage de concepts et de processus obsolètes

 

Le doute sur la validité des concepts utilisés dans le « montage » du contrat s’est installé. Ils ne permettent pas de distinguer les prestations (le moyen) des services (la finalité). Ils cernent mal l’objet même de la relation contractuelle, c’est-à-dire la nature servicielle de la production. Ils ne suffisent pas à construire l’accord au quotidien sur la valeur en utilité pour les bénéficiaires.

Au final, Thales a mis en évidence qu’elle n’achète pas des services, ni des résultats, mais qu’elle rémunère principalement une mise à disposition de main d’œuvre. Outre le risque juridique, présent sur le principe mais peu opérant en pratique[1], le client a constaté qu’il ne sait pas ce qu’il achète en valeur. Dans le choix d’un prestataire, il est conduit à argumenter d’une dépense sur le constat que « les autres ne proposent pas moins cher » pour des prestations d’autant plus banalisées qu’elles sont calées sur un cahier des charges imposé. In fine, le client se rassure dans la mesure où il obtient, par le rapport de force et l’adossement aux techniques d’achat, une contrepartie de niveau de services réputée équivalente pour une dépense facialement réduite !

 

Copernic2 : Un effort de traduction d’un double consentement

 

Dans l’élaboration de Copernic2 courant 2017, Thales a donc recherché des moyens de :

  • dépasser une valorisation de type « (prix horaire) multiplié par (quantité de main d’œuvre) », laquelle constitue un risque de délit de marchandage et tire systématiquement vers le bas les salaires et les compétences ;
  • contribuer à définir un modèle d’affaire pérenne pour ses prestataires incluant une marge raisonnable (hors subventions de type Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi) pour obtenir des gains de productivité, appréciés en valeur des services, référée à leur pertinence et à leur juste rémunération.

Cette innovation a dû composer avec une contrainte lourde : l’argumentation qui précède aurait été de peu de poids si sa première conséquence avait été un renchérissement du prix des prestations pour Thales. L’innovation n’aurait pas trouvé de légitimité si le gain pour le donneur d’ordre n’avait pas été « postulé » au démarrage du contrat. On sait en effet que ces gains ne peuvent être démontrés que durant l’exploitation et jamais sans difficulté.

Thales a cherché une économie dans la dépense à périmètre constant. Ce qui coûtait un peu moins de 80 M€ chaque année va coûter un peu plus de 65 M€ pour un même niveau de service (Maintenance Niveau 5) et un même périmètre de sites, comprenant plus de 13 M€ de services désormais forfaitisés.  Concernant les services non forfaitisés, la dépense annuelle est diminuée de 60% par application de Bordereaux de Prix Unitaires (BPU) et de systèmes de validation des dépenses. Pour l’énergie, l’offre comporte un contrat de performance énergétique visant à réduire cette consommation de 2,1 M€ en valeur, soit environ 37 000 Mwh. sur un total de 370 000 Mwh.

 

Un respect des formes juridiques habituelles

 

Les modalités de négociation (appel d’offre, sélection des prestataires, accord sur des SLAs, calcul des coûts, référence aux contrôles, à la gouvernance, rédaction du contrat…) ont emprunté les formes habituelles de ce type d’exercice dans la profession. L’innovation n’est pas dans le droit, mais dans les inflexions de certaines clauses, les attendus et la gouvernance.

 Avec Copernic2, Thales revendique et assume l’élaboration d’un contrat de service qui marque une avancée décisive vers un « new deal » respectueux des intérêts du prestataire. Il se veut refondé sur le principe de la monétisation d’un double consentement : un consentement à la dépense pour Thales en échange d’un consentement au service pour le prestataire de Facility Management et ses partenaires. Ces deux consentements se matérialisent dans Copernic2 par :

  • une large forfaitisation dans les activités multitechniques, restaurant ainsi le prestataire dans la responsabilité des moyens et l’appréciation de la pertinence ;
  • une nouvelle manière de définir le service et sa valeur à travers le concept « d’usage », notamment dans la propreté ou l’apport volontaire des déchets ;
  • une construction géographique de périmètres d’activités correspondant aux moyens et à l’organisation du prestataire, les « clusters », lui permettant de mutualiser ses compétences sur un territoire.

Si le risque pour Thales a été immédiatement compensé par une économie à périmètre constant, des conditions juridiques et organisationnelles d’équilibrage du modèle économique du prestataire ont été réservées par :

  • la clause dite de mesure d’incitation qui précise que si le prestataire est à l’origine d’une solution permettant de réduire le prix annuel d’une prestation en améliorant sa performance, celui-ci propose ladite solution au client pour validation et calcul du prix à retenir, en commun ;
  • la clause de révision des tarifs (pas seulement les formules de révision de prix), qui permet de réviser chaque année les tarifs des prestations à la hausse ou à la baisse en fonction des évolutions de périmètres (surface, nature de surface, nombre d’équipements, contenu des prestations) ou des conditions économiques ;
  • la forfaitisation élargie, le prestataire reprend la main sur les moyens, les procédures, les fréquentiels, les dépenses en pièces détachées, l’investissement en hommes (volumes et qualifications). Son expertise et celle de ses partenaires est sollicitée et peut lui permettre de dégager des gains de productivité ;
  • la référence à l’usage en propreté, le prestataire reprend la main sur la priorisation des activités. Un important niveau de choix de pertinence est ainsi délégué, lui permettant là aussi de mettre à contribution son expertise en faveur de gains de productivité, associés à une amélioration des conditions de travail ;
  • une « clusterisation » de l’organisation du système de production des services: 8 clusters ont été définis regroupant les 60 sites objets du contrat permettant l’accès en proximité aux moyens, expertises et compétences. Thales permet ainsi à son partenaire d’optimiser, de mutualiser des moyens, de rationaliser son système de production etc., afin de générer des gains de productivité.
  • une attention et un effort d’instanciation de l’évaluation : de manière cohérente avec le pari de la confiance, le cahier des charges définit moins de 10 KPI pour tout le contrat. Il met surtout en place un outil commun permettant d’interroger la base de données indifféremment par Thales et les prestataires, selon de multiples axes, par SLA, par sites, par GBU, par clusters, par périodes, KPI, etc.

En effet, l’accord n’est plus réputé être « acquis » dans les termes du contrat, il doit être régulièrement construit dans des « délibérations » prévues et conduites à cet effet. Pour cela, la gouvernance comporte deux piliers :

 

  • La tenue au niveau central
    • d’un Comité de Pilotage Copernic (CPC) hebdomadaire ayant pour mission de veiller au bon déploiement du Contrat sur l’ensemble des Sites en établissant un circuit de communication permanent entre les Sites et les Directions, que ce soit pour Thales ou pour le prestataire ;
    • d’une Strategic Business Review (SBR) éventuellement adossée à deux réunions intermédiaires (Intermediate Business Review), réunion annuelle qui a pour objectif d’examiner les volumes engagés (le montant des commandes) et de partager les stratégies respectives de Thales et du prestataire.

  • La tenue au niveau de chaque site, ou cluster :
    • d’une Réunion de Reporting mensuelle qui a pour objectifs de veiller au bon déroulement de l’exécution du contrat sur le site et pour chacune des entités légales occupantes, ainsi que de suivre les indicateurs, associés à des commentaires rendus obligatoires ;
    • d’une Quaterly Business Review (QBR) trimestrielle qui a pour objectifs de synthétiser la vision de l’exécution du contrat à l’échelle d’un cluster et de proposer des initiatives locales pour améliorer la performance du contrat : pistes de progrès, échanges de bonnes pratiques, etc.

Organisation du Facility Management en Clusters chez Thales

 

 

L’option d’une forfaitisation extensive

 

La forfaitisation a été opérée principalement par :

  • un accroissement du périmètre des activités multitechniques à la maintenance « totale », c’est-à-dire, l’acceptation d’une délégation systématique de la responsabilité du prestataire à la maintenance niveau 5, hors obsolescence technique ou réglementaire ;
  • la forfaitisation des petits travaux et services de proximité ;
  • une nouvelle définition de l’activité de propreté.

D’un point de vue technique (en droit), il a suffi d’ajouter une ligne et demie dans chacun des SLA décrivant les prestations de maintenance technique, explicitant simplement que, SLA par SLA ; « Les interventions de maintenance préventive et corrective de tous niveaux sont incluses dans le forfait ».

Pour la propreté, le tableau des fréquentiels détaillés par nature de zone d’activité a été abandonné et remplacé par une phrase qui précise que l’objectif de la prestation est « assurer la propreté des différents locaux du site », certes, en conformité avec les réglementations en vigueur pour les salles à empoussièrement contrôlé par exemple, mais aussi pour tous les autres espaces : locaux tertiaires, sanitaires, etc. Aucune référence à des moyens n’est invoquée. Il appartient au prestataire de définir les moyens techniques et surtout managériaux pour assurer la prestation. La prestation de nettoyage est ainsi hybridée entre des prescriptions pour les zones définies par des sources réglementaires  (sanitaires, salles blanches, etc. ) et un nettoyage en fonction des besoins et de l’usage dont le résultat doit faire l’objet d’un accord local concerté entre le responsable gestion de site Thales, le prestataire de nettoyage et le FMer[2].

La prestation déchets est elle aussi hybridée entre ce que doit réaliser le prestataire et ce que doit réaliser Thales au travers d’apports volontaires par les occupants.

De la sorte, le FMer et ses partenaires peuvent exercer leur responsabilité de manière plus autonome et déploient leurs expertises au regard des risques pris au titre de la forfaitisation des prestations.

 

Une révolution pour enrichir l’usage de l’immobilier par les services

 

Du point de vue de Thales, tout en respectant les formes juridiques habituelles et les contraintes économiques, « c’est une véritable révolution copernicienne » du modèle d’affaire qui est en cours. Sa mise en œuvre comporte un triple pari :

 

 

  1. mettre en place un système de coopération et co-production du service entre le donneur d’ordre et le prestataire, y compris ses sous-traitants, est à la fois plus rentable et pertinent qu’un système de mise à disposition de main d’œuvre avec KPI ;

 

  • des gisements de productivité sont présents à condition d’opérer une montée en compétence, y compris managériale, et une valorisation des expertises servicielles, au-delà des savoir-faire existants. Elles sont à l’épreuve d’une coopération améliorée entre les métiers d’un part et avec les bénéficiaires d’autre part ;
  • la productivité en valeur recherchée est, et sera, le fait d’une productivité du travail, par la qualité du travail réalisé solidairement par les bénéficiaires et les prestataires.

Avec cette innovation, Thales et ses prestataires font en résumé le pari de concourir à l’émergence d’un métier en devenir, le Facility Management, au travers d’une expérience d’ampleur. Elle invite à la création de parcours de formation mais aussi d’un appareillage technique et surtout idéologique favorisant la concertation entre client et fournisseur et une juste évaluation de la valeur des services.

 

 

[1] cf le colloque CRDIA du 15 janvier, voir également la note du cabinet Jeantet, « Comment recourir à la sous-traitance en toute sécurité ? », Patrick Thiébart et Meggane Saunier, La semaine juridique, Edition Sociale n° 51-52 2- décembre 2018.

[2] Une condition très structurante qui rencontre des difficultés de mise en œuvre selon les sites.