18 mars 2021

CAHIER 9 – Document 1

Quand les formes de contrôle contredisent les conditions de l’autonomie dans les services.
Le cas d’un prestataire de maintenance multiservice des entreprises (facility management)*

*Article paru dans la revue RIMHE – Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise n°39 – Printemps 2020, accessible sur la plateforme de CAIRN : https://www.cairn.info/revue-rimhe-2020-2-page-79.htm

Diffusé le 23/03/2021, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Jean-Yves Ottmann[1]

Xavier Baron[2]

Matei Gheorghiu[3]

 

Le secteur de la maintenance multiservice immobilière des entreprises (Facility Management) est apparu à partir des années 1990  dans un mouvement d’externalisation progressive des activités auparavant confiées aux services généraux, en charge du bon fonctionnement des bâtiments et des locaux de travail (Ancelin, 1998 ; Price, 2002 ; Schütz, 2019). Il regroupe de nombreux métiers de service, en sous-traitance multiple et fragmentée, comme les travaux de propreté intérieure et extérieure, d’entretien technique, le gardiennage, l’accueil, etc. (Annexe 1). Il s’est structuré sur la promesse d’une rentabilité issue du le pilotage d’activités fournies par différents prestataires spécialisés (Nappi-Choulet, 2007 ; Nutt, 2000). Cette situation conduit à une contractualisation des prestations à partir de conceptions souvent divergentes et donc potentiellement conflictuelles. Le travail est par ailleurs organisé selon une logique industrielle : division des tâches, séparation de la conception et de l’exécution, faible autonomie, contrôles formels, pilotage par indicateurs chiffrés, lean management[4].

Les tensions et paradoxes internes à ce secteur soulèvent de nombreuses interrogations. Quelles sont les modalités de prescription et d’évaluation des tâches dans ces organisations où le travail s’accomplit dans un contexte d’exécution successive des prestations, de délégations et de sous-traitance en cascade ? Quelles stratégies les travailleurs ou « œuvrants » mettent-ils en œuvre dans des situations de subordination où leur employeur est souvent absent, voire inconnu, et où leurs contacts avec les bénéficiaires/clients sont parfois sporadiques ? Quels mécanismes de contrôle sont mis en place, avec quelle efficacité et quelles justifications ?

 

1  La problématique de l’autonomie et du contrôle dans le secteur spécifique de la maintenance multiservice immobilière des entreprises

 

 Dans un premier temps, pour apporter des éléments de réponse à la problématique de l’autonomie et du contrôle dans le secteur très particulier des Services Généraux et de la Maintenance Immobilière des Entreprises (SGMIE), nous avons procédé à une revue de littérature. Elle nous a permis de clarifier les notions et de recenser plusieurs travaux déjà menés sur ce sujet.

 

1.1   Autonomie et contrôle : clarification conceptuelle

L’autonomie et le contrôle sont indissociables dans la littérature sur l’organisation du travail. La polarisation traditionnelle oppose l’organisation scientifique du travail (OST) – conférant le minimum d’autonomie aux exécutants et le maximum de contrôle aux prescripteurs – à une organisation du travail « libérée », laissant les exécutants totalement libres de la manière de réaliser les tâches prescrites, sous couvert d’une évaluation au résultat. En France, dans le cadre des SGMIE, les enjeux de définition des prix dans les pratiques d’achat conduisent les contractants à travailler sur un ensemble d’obligations de résultats, tout en précisant souvent en détail la définition des tâches, la revue des moyens et les modalités de contrôle de leur mise à disposition. Le caractère problématique du rapport entre autonomie et contrôle dans ce contexte porte donc sur la formalisation contractuelle des moyens mis à disposition, sur le contrôle de leur mise en œuvre effective et sur la nature et le degré d’autonomie dont disposent ces moyens, dont l’une des spécificités dans le secteur des services est qu’ils sont surtout des moyens humains.

Un important travail de synthèse de la littérature interdisciplinaire présenté dans le rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail et remis en 2011 au Ministre français du travail, de l’emploi et de la santé, définit l’autonomie en y intégrant « non seulement les marges de manœuvre, mais aussi la participation aux décisions ainsi que l’utilisation et le développement des compétences. La notion d’autonomie comprend l’idée de se développer au travail et d’y prendre du plaisir »[5]. Quatre dimensions différentes sont ainsi agrégées sous un terme unique au risque de l’équivoque. Dans un premier temps, le rapport distingue la participation à la fixation des objectifs ce qui, poussé à l’extrême peut être associé à de l’indépendance, et l’autonomie dans la manière de faire, qu’il est davantage possible de simplement qualifier d’autonomie procédurale. Dans le cas  de ces deux dimensions, la littérature précise qu’elles peuvent être soit acquises (consubstantielles à un métier ou une tâche), soit conquises (par le conflit ou la transgression), soit apprises (co-construites ou faisant consensus) (Terssac, 2012). Dans les approches francophones, l’autonomie par la transgression est souvent mobilisée (Bidet, 2011).

La participation à la fixation des objectifs constitue ce que de Terssac (2012) nomme « l’autonomie conquise ». Si Cousin (2004) rappelle qu’elle est naturellement davantage présente chez les cadres et encore plus chez les dirigeants, cet enjeu se pose pour toutes les catégories de métiers. Le rapport du Collège d’expertise insiste largement sur cet aspect dans sa synthèse. Courpasson (1997) développe toutefois l’idée que cette participation ne sera jamais qu’un avatar de la domination que subit le travailleur. 

Les marges de manœuvre recoupent ce que de Terssac appelle « l’autonomie requise » (2012). C’est la nécessité de faire des choix pour le bon déroulement du travail dans un contexte où les principes de choix et la capacité à agir sur les imprévus de l’activité n’ont pas été prescrits en amont. Traditionnellement, le périmètre de cette autonomie est là aussi plus important pour les cadres (Cousin, 2004), et peut largement être restreint lorsque l’activité est soumise aux contraintes d’une machine, d’un dispositif ou d’un logiciel (Dujarier, 2017). De même, la compétence est une source centrale de marges de manœuvre (Perrenoud, 2002), dans une relation circulaire puisque c’est par ailleurs l’exploitation de ces marges de manœuvre qui va permettre de mobiliser ces compétences (Clot, 2008 ; Friedberg, 1997 ; Zarifian, 2009).

D’autres approches mettent en lien l’autonomie dont dispose le travailleur et le collectif de travail dans lequel il s’inscrit (Clot, 2010). En effet, le collectif est un émetteur de normes et de règles professionnelles, au même titre que la hiérarchie ou la structure de l’organisation. Les règles formalisées par la hiérarchie sont un mode de régulation de contrôle, tandis que celles issues du collectif constituent une forme de régulation autonome (Reynaud, 1988). Toutefois, les règles émises par ces deux grandes sources de prescription (le collectif et la hiérarchie) ne sont pas perçues comme légitimes de la même manière par tous les acteurs et des conflits peuvent émerger lorsqu’elles sont contradictoires. L’articulation de ces régulations, pour dépasser tensions et conflits, peut mener à une forme de régulation conjointe du travail (Reynaud et Reynaud, 1994).

C’est également sur le rapport autonomie et management que débouche la synthèse de Pascal Ughetto (2018b). S’adossant à une sociologie de l’activité (Ughetto, 2018a), l’auteur souligne la récurrence des tensions entre demandes d’autonomie et attentes de gestion qui passent par le contrôle. Ces tensions réactivent le besoin d’encadrement de proximité comme de régulation par les process, éloigné des thèmes sur l’entreprise libérée ou l’agilité généralisée. 

 

1.2   Autonomie et contrôle dans le secteur des services aux entreprises

 

On doit à Giarini et Stahel (1990) une des premières mises en perspective d’un nouveau cadre théorique de référence dans le secteur des services basé sur les notions de risque et d’incertitude plutôt que sur celle d’équilibre certain des conceptions industrialistes. Les auteurs insistent déjà sur « l’importance de l’offre dans le processus économique » et le besoin de « retrouver la confiance accordée au producteur, à ses initiatives fondées sur le risque » (Giarini et Stahel, 1990, p 5). On peut questionner la présence de ces postulats dans le secteur des SGMIE.

L’organisation du travail dans les services a fait l’objet de nombreuses analyses en réponse à la croissance remarquable du nombre de travailleurs de ce secteur dans la population active au XXème siècle (Ferreras, 2007 ; Marchand et Thélot, 1997). Si la spécificité des activités tertiaires (Gadrey, 1994) introduit ainsi la notion de «co-construction» de la relation de service, on peut y observer la permanence d’un transfert massif de principes d’organisation scientifique du travail depuis le secteur industriel. Toutefois, la «distinction la plus significative n’est pas à faire entre l’industrie et les services, mais bien entre les activités à faible ou forte intensité de relation avec les clients ou les usagers, que l’on appelle précisément relation de service» (Chevandier, 2005, p10). Cette dimension a été reprise et développée par Marion (2016) pour constater que la valeur n’émerge que lorsque l’objet produit et plus encore le service offert est intégré dans une pratique du bénéficiaire. Être performant, pour l’opérateur de service, implique une proximité et une connaissance des utilisateurs et des usages. Illustrant cette difficulté, Dujarier (2006) distingue 6 niveaux d’organisation et met au jour dans son étude la tendance à la délégation en cascade des problèmes de l’activité, dont la résolution échoit aux agents de terrain souvent soumis à des injonctions paradoxales. Blandin (2013) fait la même analyse de la situation des travailleurs de service. Cette situation déclenche esquive et ajustements locaux de la part des salariés au contact avec le public, et une intensification des procédures de contrôle et des instruments de mesure de l’activité du côté du management (Maclouf,  2011 ; Meyssonnier, 2012 ; Monchatre, 2011), sans toutefois que l’ensemble des intervenants tombent d’accord sur les modes et les formes d’évaluation de la qualité et du travail produit. Cette dépense d’énergie se fait parfois au détriment de l’efficacité et de l’efficience de l’organisation (Blandin, 2013), d’autant que ces enjeux sont en large partie invisibles (Cartier, 2005 ; Denis, 2011 ; Le Feuvre et al., 2012).

Pour le secteur des SGMIE, ces tensions partagées dans l’ensemble des activités de service se posent de manière d’autant plus sensible qu’une bonne part des activités concernées peut être soit directement soit indirectement « à forte intensité de relation avec les clients ou les usagers ». En même temps, elle peut faire l’objet de formes de management, de prescriptions et de contrôle de type industriel (Nappi-Choulet, 2007) ainsi que de choix organisationnels induits par des objectifs politiques (Prost, 2007). Ainsi, à chaque niveau organisationnel interviennent des formes de rationalités différentes qui rendent l’évaluation et l’exécution délicates (Thévenot, 1986). Par ailleurs, entre le donneur d’ordre et les agents qui réalisent le travail localement interviennent souvent une multitude d’intermédiaires dont la nature des liens contractuels n’est pas identique (Allam, 2009 ). Gage de professionnalisation progressive, de mutualisation et de massification, la tendance à l’externalisation porte alors le risque d’inégalités de traitement au sein des collectifs et de confusion dans le rapport de subordination et par suite dans la prescription. La question de l’autonomie et du contrôle dans de secteur est donc particulièrement saillante.

Les modalités actuelles de contractualisation privilégient ainsi un rapport de subordination en partie contradictoire avec les conditions d’encadrement et plus encore, d’autonomie des salariés. Les prestations sont valorisées le plus souvent à l’aide de coûts unitaires horaires plus ou moins standards relativement à l’exécution conforme de prestations définies techniquement, mais sans valoriser la « pertinence située » du travail effectué au service des bénéficiaires (Livian et al., 2004). Le client est arbitre du résultat, mais sans avoir toujours la capacité de le définir en qualité, en contexte et dans sa singularité. Les enjeux de coopération avec les techniciens ne sont pas mis en lumière et a fortiori ne sont pas valorisés (Monchatre, 2011). Par ailleurs, le bénéficiaire final, celui qui est en contact avec le travailleur, n’a théoriquement pas le droit de demander à ce dernier de réaliser une tâche particulière car il s’expose alors au risque du « délit de marchandage ». Cette situation est pourtant plus que banale sur le terrain, comme les acteurs du secteur le reconnaissent. Elle caractérise un secteur dans lequel l’intelligence du travail, l’engagement, la capacité d’arbitrage et de compromis au quotidien, ne sont pas reconnus : des compétences qui ne sont pas plus rémunérées qu’elles ne sont méthodiquement repérées et volontairement développées.

Les leviers de performance sont entravés dans le secteur des SGMIE par l’application des méthodes issues de l’industrie, (Baron, 2012 ; Meyssonnier, 2012). Les outils, les concepts et les modes organisationnels mis en œuvre conduisent à toujours plus de division du travail, de standardisation, de massification et de prescription. Adaptées aux productions de biens tangibles, les conceptions sous-jacentes se heurtent aux limites des conditions de production et plus encore de valorisation des services. 

Au-delà de l’exécution de prestations techniquement définies, la valeur produite par les services résulte de la gestion de l’incertitude (Giarini et Stahel, 1990), à commencer par celle d’une exigence de coproduction avec le client/bénéficiaire que le prestataire ne peut pas contrôler. La valeur économique résultante, donc la performance, n’est pas réductible à des délais, des durées, des nombres ou des volumes (Lorino, 2009). Elle relève de la qualité et dépend de la pertinence d’une modification favorable de l’état et de l’environnement des bénéficiaires (Gadrey, 1996). Cette pertinence est un construit social. Variable et évolutive, elle résulte d’un jugement de valeur qui émerge dans la relation entre les travailleurs et les bénéficiaires. Elle exige ainsi   des parties prenantes une autonomie d’action et d’appréciation. Les productions servicielles sont ainsi conditionnées par une capacité des salariés à prendre en charge des caractéristiques majeures des services qu’ignorent les approches industrielles. Elles exigent  une concomitance de la conception et de la production du service et une coproduction puis une co-évaluation entre le prestataire et le client/bénéficiaire  (Marion, 2016).

Dans le cas des SGMIE, les capacités productives des services sont alors indissociables d’une capacité des prestataires à développer l’autonomie des agents de terrain (Ughetto, 2018b) et de réinventer un management adapté à un double déplacement des personnels. Les salariés en charge de la gestion des installations des entreprises « travaillent chez » le client, souvent loin de leur responsable, et sont majoritairement en situation de sous-traitant d’un contractant central.

Cela conduit à se demander quelle forme d’autonomie instituée peut répondre aux besoins d’une telle activité de services, décentralisée, faite de compromis et d’évaluations non réductibles à des contrôles hétéronomes. En parallèle, on peut questionner les raisons qui font que des modalités de contrôles inadéquates perdurent.

 

2 Les enseignements d’une intervention pour un prestataire multiservice

 

Pour éclairer cette problématique, nous proposons de tirer des enseignements d’une intervention menée pour un prestataire multiservice, acteur majeur de la gestion des installations des entreprises en France et filiale d’un des leaders du secteur des services aux entreprises (propreté, sécurité, accueil, courrier, intérim). Nous l’appellerons InIegrate FM. L’intervention a été menée de juin 2018 à mars 2019 sur quatre sites de trois clients différents d’Integrate FM (Annexe 2). L’objectif était de faire émerger des innovations, en étudiant les aspects organisationnels et leur influence sur l’enrichissement de la qualité du travail. Pour chaque site une équipe a été constituée composée d’un intervenant, d’un ingénieur méthodes d’Integrate FM, du pilote de site d’Integrate FM et d’un représentant du client concerné. Nous nous sommes appuyés sur les éléments identifiés lors de l’étape préparatoire et du diagnostic pour apporter des éléments de réponse à la question de l’autonomie et du contrôle.

 

2.1 Organisations fragmentées et logiques concurrentes

 

L’intervention a fait émerger de manière centrale la problématique d’un secteur organisé en sous-traitance multiple. Les relations de sous-traitance qui caractérisent ce champ des services transforment sous l’effet d’une marchandisation des relations de travail des acteurs en relations commerciales. Autrefois collègues et solidaires, les uns sont maintenant bénéficiaires/clients et les autres des prestataires. Alors que tous sont censés participer à un objectif commun, « faire en sorte que cela fonctionne » selon la formule d’un responsable de sites, les modalités d’achat, de contrôle, de management et d’organisation sont divisées selon une logique de spécialisation. Les prestations sont pensées et définies pour l’essentiel séparément, alors qu’elles contribuent à des fonctionnalités qui sont, dans les faits, liées. Les coopérations entre opérateurs des différents métiers (courrier, petits travaux, propreté, accueil), nécessaires au quotidien, restent impensées voire contre-indiquées alors que les uns et les autres cohabitent et travaillent sur un même site au profit des mêmes bénéficiaires. Par la mécanique de la contractualisation, les services sont réduits à la dimension de prestations techniques, pilotées dans des logiques d’achat d’autant plus distantes des réalités de terrain que le marché est organisé à l’échelle de grandes sociétés soucieuses d’homogénéité. De plus, la contractualisation pour des durées, de l’ordre de 3 à 5 ans, tend à figer la mise en œuvre des prestations. Le hiatus entre le niveau formel et instrumenté de la relation contractualisée sur un mode industrialiste et le niveau de l’activité réelle portée par des acteurs au quotidien dans des sites toujours spécifiques est particulièrement lourd de conséquences. Les prestations sont réputées peu qualifiées. Elles n’en sont pas moins relationnelles, souvent singulières, incarnées dans leur mise en œuvre et nécessairement personnalisées. Elles sont soumises à des aléas et évolutives. Elles sont appréciées subjectivement pour une grande part « Quand un contrat est gagné, les commerciaux débouchent le champagne mais les opérationnels trinquent sur le terrain, et ils essuient les pots cassés » (Ingénieur méthodes).

Les systèmes d’indicateurs et de pénalités ne sont pas conçus pour reconnaître la valeur produite mais pour faciliter la maîtrise de la dépense du client, dans une logique budgétaire. Les exigences de qualité contractualisées relèvent non de la pertinence, mais pour l’essentiel de la conformité à des prestations moyennées dans des conditions banalisées. Les écarts de rationalités entre acheteurs centraux (rendre compte d’une capacité à réaliser des économies) et prescripteurs locaux (par exemple un accueil de qualité) débouchent durablement sur des impasses. Le pilote du siège de l’entreprise agroalimentaire illustre ainsi la situation par une comparaison entre les SGMIE et l’hôtellerie de luxe : « Si on veut avoir des hôtesses qui soient aussi disponibles que celles du Lutétia, on ne peut pas les payer au SMIC ». Ces divergences nourrissent une défiance réciproque entre contractants. Le client est accusé de toujours en vouloir plus que ce qu’il accepte de rémunérer. Le prestataire est accusé de promettre, au moment des réponses aux appels d’offres, des résultats qu’il n’est pas capable d’obtenir dans l’exécution réelle.

Ces représentations génèrent des environnements défavorables à la coopération et, par suite, à l’autonomie. Si coopérer implique une capacité pour chacun de travailler en tenant compte des contraintes et des finalités des autres parties prenantes, les contextes des relations créées par les contrats œuvrent à l’inverse. Les procédures d’attribution des marchés créent les conditions d’un conflit larvé, nourri par un contrôle constant et inadéquat de la conformité et sous la menace permanente d’une interruption de la relation. Les clauses de durée déterminée des contrats incitent à des anticipations et à des pratiques à courte vue qui peuvent être partagées des deux côtés : « on emporte un contrat de 3 ans, comme dans 3 ans on risque de sauter, on ne se foule pas » (Ingénieur méthodes)

Notre constat est ainsi que la difficulté n’est pas que les acteurs de terrain manquent d’idées ou de bonne volonté. La fragmentation des organisations conduit à des conflits de logiques qui empêchent l’autonomie et la prise d’initiative en faveur de la coopération. Elle ne laisse le champ libre qu’à des systèmes de management fondés, au mieux sur la coordination et souvent sur la défiance. Les contrôles et systèmes d’indicateurs mis en place en conséquence survalorisent la conformité et la maîtrise des coûts au détriment de la pertinence, mettant ainsi en place un contexte empêchant l’autonomie.

 

2.2 Emplois fragmentés, cultures séparées et travail isolé

Connaître les contraintes de l’autre, travailler en coopération avec les collègues et avec les bénéficiaires milite pour la construction de moments et de temps d’échange. Cela reste difficile à installer sur le terrain, comme nous avons pu le constater sur les quatre sites des trois clients d’Integrate FM. Les arguments avancés sont d’ordre idéologique fondés sur de vieux préjugés, comme la tendance naturelle à la flânerie de l’ouvrier chère au Taylorisme.

 

« Client : Il vaut mieux que les salariés ne discutent pas trop avec les œuvrants, ne prennent pas trop le café ensemble.

Intervenant : Pourquoi ?

Client : Sinon, ils seraient amenés à devenir plus copains et du coup le boulot serait moins bien fait, ou il y aurait des disparités, la qualité variable des relations pouvant entraîner un engagement au travail variable consécutivement » (site banque)

 

 « Client :  il arrive aussi que la dame de ménage se plaigne aux salariés de ses conditions de travail ou de vie ce qui ne va pas sans poser problème.

Intervenant : Pourquoi ?

Client : Ça pose des problèmes dans les relations parce que les communications personnelles sont preuve de manque de professionnalisme » (site opérateur téléphonique).

 

Le diagnostic issu de notre intervention a montré que des innovations pourtant attendues explicitement par les clients au sommet, étaient dans la pratique handicapées, voire interdites du fait de la fragmentation par les contrats, l’absence d’autonomie, mais aussi les cultures et les métiers séparés. Sans être explicite, l’interdiction est intégrée par les acteurs de terrain. Selon nous, ce défaut d’accord sur la valeur des services explique en grande partie que les velléités de développement de l’autonomie soient en pratique condamnées dès leur émergence.

L’organisation des marchés et des contrats postule une productivité par la division du travail et par une fragmentation des interventions comme des équipes en fonction des disciplines techniques mobilisées. Un agent d’accueil ne peut pas faire de sécurité, un opérateur de nettoyage ne peut pas faire d’accueil ou des petits travaux, un technicien ne peut pas faire de propreté ou d’accueil. Ils contribuent pourtant tous au même objectif dans les mêmes lieux avec les mêmes bénéficiaires finaux.

Sur les quatre sites de l’intervention, l’incapacité à innover, les tensions, voire les souffrances des œuvrants, sont liées notamment à l’incapacité d’agir pour combler l’écart entre des prescriptions définies techniquement et des résultats attendus en termes de services. Ainsi les équipes propreté sont dimensionnées et affectées en référence à des fréquentiels génériques qui ne prennent pas en compte la réalité changeante des usages des équipements, et pas assez la variabilité des caractéristiques des différentes zones. Elles n’ont pas officiellement la capacité à arbitrer quotidiennement la pertinence d’une activité relativement à une autre dans un contexte situé (priorité, absence, évènements, pannes…) comme par exemple ne pas nettoyer car « c’est déjà propre ». La division du travail et l’éloignement des équipes avec leurs managers et des équipiers entre eux, les empêchent de sortir du cadre normatif posé contractuellement et de routines professionnelles qui les confinent dans une exécution sans réflexion, jugement ou autonomie.

Malgré tout, le formel n’est pas le réel et nous avons pu relever que les équipes s’autorisent fréquemment à prendre des initiatives non prévues par les contrats, parce qu’elles les considèrent comme utiles. De même, des coopérations entre métiers et entre salariés d’entités juridiques différentes sont observables. Ainsi, sur le site de la banque, du personnel de propreté et d’accueil d’Integrate FM s’est mobilisé pour aménager une salle en urgence avec l’aide d’un technicien multi-technique sous-traitant d’Integrate FM et des agents de sécurité d’une autre entreprise sans lien contractuel avec Integrate FM. Ces collectifs sont cependant clandestins, non qu’ils se cachent, mais ils restent occultés par le prestataire comme par le client au nom des conventions collectives, du respect formel de contrats distincts, ou de l’absence de processus autorisé de prescription en dehors du canal hiérarchique.

 

2.3 Des contrôles forts pour une situation paradoxale

Notre diagnostic enfin a fait émerger un paradoxe autour des enjeux d’autonomie et de contrôle. Si les contrôles et les reportings occupent significativement le temps des managers intermédiaires, notre constat est qu’ils y font peu référence ensuite pour conduire leur action. Les ingénieurs méthodes intervenant en support des prestataires nous ont signalé eux-mêmes, souvent pour le regretter, que peu de réflexions poussées y sont issues. Ces outils ne semblent pas nécessaires ou même efficaces pour aider les managers et les travailleurs à évaluer et faire face aux situations auxquelles ils sont confrontés. La nécessité d’un contrôle du résultat est cependant toujours mise en avant. Elle est argumentée par l’existence d’imperfections constatées dans les prestations. 

Lors de notre intervention nous avons ainsi souvent recueilli les plaintes des clients. Sur trois des quatre sites, la déploration de la faible qualité des prestations était la règle. Dans le cas de l’opérateur téléphonique, ces plaintes adossées à des résultats de contrôles insatisfaisants étaient assorties de sanctions financières régulières, sans que pour autant cela remette en cause la relation ou ne débouche sur des changements dans les processus ou dans la mesure des résultats. La critique met en cause régulièrement les personnels de propreté qui ne seraient pas engagés dans leur activité, ne seraient pas assez motivés et feraient un travail a minima sans conscience de l’impact de leurs oublis ou de leurs erreurs. L’évidence de la nécessité de procéder à des contrôles dans cette activité, au-delà des contraintes réglementaires, n’est guère discutée. Ce serait le moyen de faire pression sur les prestataires afin de maintenir, selon le client, une qualité acceptable.

Pourtant, quand on écoute les acteurs de terrain, le doute s’installe. Ils disent savoir faire, sans avoir besoin de contrôle ni de ces « usines à gaz » qu’ils dénoncent. Leur faible confiance en la fiabilité des contrôles ou en la pertinence des données de reporting ressort, ils considèrent être mieux à même de repérer précisément ce qui ne va pas et ce qu’il faudrait faire. Ils expriment ainsi la distance perçue entre le constat et la résolution d’un dysfonctionnement de processus, d’une insuffisance de moyens ou de priorisation ou d’une insatisfaction des bénéficiaires.

Les équipes constituées pour l’intervention sont tombées aisément d’accord sur les limites des indicateurs s’agissant de décrire et contrôler des productions immatérielles, non dénombrables et non mesurables, comme par exemple la propreté. De fait, les systèmes de contrôle rencontrés sont bâtis sur des indicateurs qui ne mesurent pas la production servicielle c’est-à-dire l’évolution favorable de l’état des bénéficiaires, mais leur jugement des prestations. Les opérationnels sont donc toujours susceptibles de se voir reprocher des imperfections. L’argument d’une mise sous contrainte des prestataires pour garantir la satisfaction des clients est ainsi pour le moins ambiguë dans la mesure où elle porte sur une grandeur sans dimension et surtout sans limite. Cela conduit à des arguments incantatoires tant les indicateurs comme la propreté ou la satisfaction sont mal mesurés ou faiblement pris en compte dans les systèmes de reporting rencontrés. Par exemple, un intervenant a assisté à une demande directe du salarié du site de la banque à un technicien à la pause-café, à propos d’un radiateur qui ne démarrait pas. Le technicien y a répondu aussitôt avec diligence. Le salarié était certes le bénéficiaire final, mais pas pour autant le client qui décide et qui paye. 

Ces constats conduisent à s’interroger sur les raisons de la place tout à fait importante, techniquement et symboliquement, accordée aux contrôles et aux indicateurs dans les relations de services de gestion des installations des entreprises. Par-delà les préoccupations budgétaires, les contrôles a posteriori justifient l’existence des contrôleurs et des systèmes de contrôle du client. L’un des enseignements de notre intervention est que les contrôles n’ont pas pour objectif de produire un savoir utile pour améliorer le service. La pertinence de leurs indicateurs est discutable. Ils ont une fonction de justification et de report des responsabilités sur les prestataires.  Reporting, supports d’alerte et indicateurs chiffrés serviraient à légitimer et alimenter les dispositifs de contrôle mis en place. Priver d’autonomie les œuvrants serait une condition nécessaire à leur maintien.

 Conclusion

Nous avons été confrontés à une difficulté majeure et structurelle du secteur de la maintenance multiservice des installations des entreprises (facility management) : la prégnance des logiques industrielles dans la conception de la relation contractuelle. Standardisation, spécialisation et division du travail ont conduit à une séparation du travailleur avec son propre travail qui n’est ni efficace ni légitime dans le déploiement des relations de service. Ces logiques ne permettent de prendre en compte les conditions ni de réalisation ni de réception du service effectivement rendu.

Les rapports de sous-traitance et les logiques de contractualisation ayant cours dans les SGMIE ne sont plus en phase avec les enjeux de gouvernance des activités servicielles réelles. La relation commerciale est le plus souvent bâtie sur des a priori qui postulent des intérêts contradictoires des deux côtés. Pour les clients, même quand ils s’en défendent sur le principe, bien acheter revient à privilégier le « moins disant ». Dans la gouvernance, bien gérer revient à déployer des contrôles de conformité sur l’exécution de promesses que l’on sait pourtant formelles, théoriques et parfois même non tenables.

Les prestaires multiservices de maintenance immobilière des entreprises ne peuvent être efficients qu’en redonnant à l’autonomie des acteurs de terrain un rôle central dans la production du service. Or, cette autonomie ne sera possible que si la relation aux niveaux hiérarchiques supérieurs est construite sur la recherche de coopération et sur un effort de délibération. Une possibilité serait que ces activités soient organisées en un écosystème productif serviciel exigeant la coopération des prestataires sous-traitants, mais également la coopération des salariés bénéficiaires dans les organisations et des clients. Ensemble, ils peuvent être solidaires de la qualité, coproducteurs, coconcepteurs et co-évaluateurs de la pertinence située de services, toujours soumis à l’incertitude. Ainsi, l’enjeu de contrôle pourra être repensé et l’autonomie autorisée.

 

Annexe 1

La maintenance multiservice immobilière des entreprises (Facility Management)

 

Le secteur de la maintenance multiservice immobilière des entreprises prend aujourd’hui en charge la bonne tenue des espaces de travail de quelques 25 millions d’actifs et regroupe une trentaine de métiers et plus de 150 spécialités, souvent de niveau de qualification modeste. Le secteur reste peu attractif dans la mesure où les conditions de travail et d’emploi y sont difficiles : isolement, horaires fragmentés, astreintes et faible reconnaissance, peu de filières de mobilité professionnelle ascendante, de formation et de réorientation.

Le secteur est dominé par la sous-traitance et des mécaniques d’achat organisant une concurrence féroce. Les entreprises y sont de plus en plus soumises à la pression de l’exigence de réduction des coûts à chaque renégociation de contrat (Baron, 2016). Ces caractéristiques expliquent une pénurie de main d’œuvre, un turnover élevé (souvent supérieur à 30%) et des tensions sociales mal relayées par des organisations syndicales de salariés organisées par métiers, par entreprise et non à l’échelle du secteur ou même par types de contrats.

L’activité de gestion des installations des entreprises est ancienne mais s’est structurée et professionnalisée, essentiellement à partir de la décennie 1990 (Nappi-Choulet, 2007 ; Price, 2002). C’est aujourd’hui une fonction de l’entreprise bien identifiée avec une littérature dédiée qui permet, par exemple, de bien saisir la complexité et les enjeux de l’activité (Ancelin et al., 1997 ; Atkin et Brooks, 2015 ; Roper et Borello, 2014 ; Roper et Payant, 2014). Toutefois, les ambiguïtés de la fonction sont indéniables, que ce soit la difficulté à définir des rapports entre moyens, exécution et qualité du rendu, et se démontrer ainsi comme « professionnelle » (Tay et Ooi, 2001) ou à être alignée avec les priorités stratégiques de l’entreprise (Chotipanich, 2004). Plus largement l’hétérogénéité des pratiques dans le secteur est souvent pointée (Nappi-Choulet, 2007 ; Tay et Ooi, 2001).

En France, l’externalisation des services généraux et le développement des groupes multiservices est aujourd’hui encore une dynamique à l’œuvre et une réalité déjà ancienne (Schütz, 2019), que ce soit dans les grandes entreprises (Nappi-Choulet, 2007) ou dans le secteur public (Joyeux, 2017).

 

Annexe 2

Les quatre sites des trois clients du prestataire multiservice


Une banque en centre-ville d’une métropole provinciale :

Site composé de deux bâtiments en centre-ville, éloignés de quelques centaines de mètres. Premier bâtiment : un siège historique de la banque dont elle est propriétaire. Un vieux bâtiment de 10 000 m², avec restaurant d’entreprise. Environ 550 personnes travaillant sur place, plus les clients des deux agences bancaires présentes en les murs. Second bâtiment : 7200 m² ; immeuble refait à neuf. Environ 580 personnes travaillant sur place, salariés de la banque et nombreux prestataires. La banque est locataire. Les deux bâtiments étaient essentiellement aménagés en plateaux d’open-space.

Les métiers concernés par l’intervention incluaient une vingtaine de personnes : sur chaque bâtiment, un technicien multi technique (sous-traité), un factotum et cinq salariés en charge de la propreté, deux hôtesses d’accueil et une personne en charge du courrier dans un des deux bâtiments uniquement, un pilote de contrat et une manager de proximité des équipes propreté.

Un opérateur télécom en centre-ville d’une métropole provinciale :

Un bâtiment de 11 000m² près de l’ancien périphérique, classé, datant des années 1930, abritant des services techniques, des services administratifs et des services clientèle. Bâtiment structuré en espaces techniques – répartiteurs télécom – open spaces, bureaux individuels, une infirmerie, sans locaux de restauration. Des palans au dernier étage sur les galeries permettant de hisser les appareils lourds sont témoins de l’activité en partie technique du site. La plupart des activités servicielles du site étaient en instance de déménagement vers le futur centre régional de la société, en cours de construction. Les métiers concernés par l’intervention incluaient quatre agents de propreté travaillant à temps partiel, un pilote de contrat, une ADS (animatrice de secteur) et leurs équivalents fonctionnels côté client (responsable de contrôle qualité, responsable de site, responsable de secteur).

Réseau de boutiques dans et aux alentours d’une métropole de province :

Quatre boutiques représentatives d’un réseau régional d’une vingtaine de sites. Deux des quatre boutiques étudiées étaient en centre-ville, et deux au sein de centres commerciaux. De manière croisée avec leur emplacement, deux boutiques étaient plutôt récentes et deux plutôt anciennes. Chaque boutique accueille une demi-douzaine de travailleurs et, logiquement, un nombre important de clients. Les métiers concernés par l’intervention incluaient des effectifs très fragmentés, en général itinérants ou à faible volume horaire, ainsi qu’un pilote de contrat. La spécificité de ce type de site est en effet d’avoir des intervenants de propreté sur des durées très courtes et les autres en itinérance.

Siège d’un groupe agroalimentaire familial en périphérie d’une ville de province :

Un bâtiment situé dans une zone commerciale en bordure de périphérique, d’environ 10 000 m² accueillant près de 500 travailleurs. L’immeuble est un siège de prestige, construit récemment, devant témoigner de la réussite de l’entreprise et du bon goût de ses propriétaires. Sur quatre étages, un hall cathédrale, une cuisine expérimentale, plusieurs salles de réunion connectées, des open spaces dédiés à plusieurs services et filiales du groupe, un café d’entreprise, et l’étage réservé à la direction. Les métiers concernés par l’intervention incluaient le pilote du contrat et son binôme côté client, une équipe d’agents de propreté et leur responsable multisites, le service d’accueil, un factotum, un agent multi-technique (sous-traité).

 

[1] Chercheur associé, Sciences de gestion, Université Paris-Dauphine, PSL Research University, DRM (M&O) UMR CNRS 7088, jean-yves.ottmann@dauphine.psl.eu

[2] Consultant BCRH, Sociologie, Professeur affilié ESCP Europe, Chercheur associé DICEN (EA 7339) – xavier.baron8@gmail.com

[3] Maître de conférences associé, Sociologie, Université Caen Normandie, CERREV (3918) – cs@fablab.fr

[4] Baron (2016), Livre Blanc. Le Facilities Management à la croisée des chemins, SYPEMI –

https://sypemi.com/wp-content/uploads/2016/05/SYPEMI_LIVRE-BLANC_HD.pdf (consulté le 9-05-20)

[5] Rapport (2011), Mesurer les facteurs de risques psychosociaux au travail pour les maîtriser, Collèged’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, Rédacteurs : Gollac M. et Bodier M. (citationp.15) – https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_SRPST_definitif_rectifie_11_05_10.pdf (consulté 09/05/2020)