8 décembre 2017

a/ Le cahier des charges de la recherche

 

La valeur à mesurer nait bien sûr du travail direct « au service des immeubles et des occupants ». Cette part est pour partie déjà prise en compte par les outils existants.

Le principal des productions de services du FM cependant échappe. Il s’agit de leurs impacts sur les usages des ressources immobilières et en équipements, mais également, sur les compétences, la qualité du lien social et de la coopération, la santé des travailleurs et les ressources des territoires.

La mesure ne concernera donc pas seulement le résultat de la production, mais également, son impact sur le stock de ressources matérielles et immatérielles appréhendé qualitativement.

 

1 – Une recherche inscrite dans l’économie des services et de l’usage

Si le concept d’économie « post industrielle » présente le risque d’une minoration de l’importance du secteur industriel (production de biens tangibles), notre projet de recherche s’inscrit dans le cadre d’une économie de service et des usages.

L’enjeu de cette recherche est de dépasser les limites des instrumentations de gestion pensées pour la production industrielle, mais inadaptées à la production servicielle.

Elle s’intéresse à la valeur économique « tirée du fonctionnement d’un système dont la productivité n’est mesurable qu’en termes de performance améliorée et accrue, inséparable du résultat final. Ce n’est pas le produit qui sert de référence, mais son utilisation, son propre processus de fonctionnement et son utilité. L’augmentation de la productivité dans l’économie industrielle est mesurable en fonction des coûts engagés dans la production d’un outil ou d’un produit. Dans l’économie de service, l’évaluation des mêmes coûts engagés sans référence à une performance spécifique (non nécessairement attachée à des produits) frise l’absurdité »[2].

Les concepts de systèmes (ou écosystèmes) et d’usage (ou « de la fonctionnalité ») sont parties intégrantes de notre recherche. Dans le Livre Blanc du Sypemi[3], nous faisons l’hypothèse que la productivité des systèmes de Facility Management est à construire dans leur capacité à « produire des individus productifs » par l’intégration et par la coopération, en modifiant :

  • directement ou indirectement leur état,
  • leurs environnements pour les rendre « aménitaires ».

Si toutes les activités de services sont concernées, le FM particulièrement est emblématique d’une offre de performance systémique, recherchée par l’intégration, pour l’efficience d’usage des environnements de travail. La promesse de valeur que porte le FM réside dans sa capacité à assurer une pertinence accrue dans l’usage des équipements et par les impacts d’une qualité relationnelle dans les services aux occupants[4].

Les biens tangibles, immeubles et espaces (à aménager, à entretenir), les équipements (à maintenir et optimiser) comme les prestations de multiservices, seront pris en compte, non seulement pour eux-mêmes, mais du point de vue du service, c’est-à-dire « utiles parce que bien utilisés ». Pour reprendre une formule[5], le FM n’est pas constitué seulement d’un ensemble de services « au service des produits et des équipements ». Son potentiel de productivité est dans sa capacité à mettre les produits, équipements, immeubles et prestations, « au service des services », au service du travail.

Le besoin de mesure dans l’économie de service dont relève le FM, concerne centralement la valorisation de gains de productivité liés à la pertinence dans l’utilisation des espaces de travail, et au premier chef, l’accroissement des capacités productives des habitants/ occupants/ bénéficiaires finaux (CF plus loin).

 

2 – Réguler des coopérations nécessairement pour partie marchandisées

Notre ambition sera limitée au périmètre d’activité des services en B to B rassemblés par l’offre dite de « Global FM », une offre intégrant l’ensemble des services multi techniques et multiservices aux immeubles, équipements et occupants. Ce secteur est en effet directement concerné par un enjeu de productivité de type systémique (ou écosystème « fonctionnel »), d’activités externalisées (ou en cours d’externalisation). Ce qui était précédemment « coordonné » par le lien de subordination dans des organisations classiques fordiennes, doit désormais être géré par des contrats, des relations de sous-traitance…, à l’aide d’organisations plus ouvertes et plus complexes, avec le plus souvent plusieurs niveaux de sous-traitance.

Un constat initial est que donneurs d’ordres et prestataires, acheteurs et commerciaux, managers et sous-traitants, œuvrants et bénéficiaires finaux…, sont démunis des outils permettant de « mesurer » ce qui doit l’être, de valoriser ce qui n’est aujourd’hui ni dénombrable ni mesurable. Cela vaut pour le confort et même la conformité, l’ambiance thermique et lumineuse, les couleurs. Ces activités « externalisées » sont désormais marchandisée entre des entités commercialement et juridiquement distinctes poursuivant des objectifs non nécessairement convergents. Ces services font l’objet d’échanges monétisés dans le cadre de contrats pouvant atteindre plusieurs dizaines voire, centaines de millions d’Euros/an. Les acteurs FMers et clients reconnaissent eux-mêmes que les « mesures » disponibles n’appréhendent qu’une partie de la réalité de la valeur économique de l’activité.

L’enjeu de productivité s’adosse en effet aux caractéristiques propres des activités servicielles. Immatérielle et relationnelle, en coproduction, qualitative, immédiate et médiate…, la production du FM exige par construction un actif de confiance, de coopération[6] pour répondre aux besoins de performance. Coopération, confiance, pertinence…, à la fois ressources et actifs, sont les produits et les utilités de la « fabrication de services ». Ces actifs « stratégiques » ne sont pas évidemment pas suffisamment valorisés par les catégories et les instruments de gestion hérités de la logique industrielle.

 

3 – Instrumenter la construction sociale du prix des prestations FM

Pour qu’il y ait activité productive en partenariat ou cotraitance, il faut qu’il y ait un échange. Pour que l’échange intervienne, un compromis doit être possible entre les différents acteurs ; le client et le prestataire, le bénéficiaire final et l’œuvrant, l’entité et le territoire….

Ces acteurs qualifient différemment la production (le propre, l’esthétique, le bien-être). In fine, il faut que ce compromis s’exprime par une unité de compte monétaire ; un prix.

Ce prix n’est pas donné « naturellement » par le marché[7]. La valeur existe avant, en dehors et au-delà du marché.  Pour traiter de la valeur, nous reprendrons la distinction entre modèle d’affaire et modèle économique.

Le modèle économique est le système (de production, de répartition..) par lequel le travail crée la valeur économique, elle-même définie par l’utilité sociale de l’activité productive. Par différence, le modèle d’affaire est le système par lequel tout ou partie de cette valeur est monétisée, notamment dans l’objectif de dégager le profit nécessaire à la poursuite de l’activité.

Un écart peut toujours intervenir entre le modèle économique et le modèle d’affaire. Toute la valeur économique n’est pas monétisée. D’autres dimensions que la valeur économique sont monétisables. Il y des modèles d’affaire qui permettent des profits monétaires au-delà de la valeur des productions. C’est le cas des modèles d’affaire d’opérateurs en capacité de « prédation » du fait de positions dominantes dans la chaine de valeur (certaines plateformes dites collaboratives ou la grande distribution alimentaire relativement aux producteurs par exemple). C’est le cas des situations permettant l’exploitation de rentes (de monopole, de règlementations…). L’inverse est également possible. Nous avons partagé le constat dans le Livre Blanc déjà cité que cela vaut actuellement pour le secteur du FM. Son modèle économique d’avenir se heurte à un modèle d’affaire obsolète consistant en une mise à disposition de main d’œuvre appréhendée par un coût horaire au travers de ratios au m². Cet écart met ce secteur en difficulté s’agissant de monétiser son potentiel de valeur de sorte qu’il soit en capacité, en qualité et sur la durée, de bien traiter le travail comme d’investir en recherche de gains de productivité.

La formation du prix est au centre de cet écart. Il peut être issu d’une décision politique ; un consentement à la dépense. Il peut être fixé « à la louche » ou au contraire précisément élaboré par des calculs divers. Il peut être laissé au marché. Il peut tout à fait laisser volontairement à l’écart de l’échange, des « qualités » non marchandisées. Dans tous les cas, il n’a rien de « naturel », c’est un choix. Le prix est toujours un construit social.

Pour contribuer à ce construit, notre recherche s’inscrit dans une compréhension gestionnaire de la fixation des prix régulant la coopération entre partenaires indépendants. La recherche de mesure doit instrumenter la formation des prix.

Instrumenter les processus de valorisation (ou « valuation[8] ») de la production des services du FM par leurs effets utiles au-delà de leurs coûts, est l’objectif. L’enjeu sera d’approcher la valorisation au-delà de l’évaluation, à l’aide d’une distinction empruntée à François Vatin et Michel Callon. « L’évaluation désigne l’ensemble des opérations, pratiques par lesquelles une valeur est associée à un bien, tandis que la valorisation dénote la constitution de cette valeur comme valeur économique »[9].

 

4 – Desserrer l’étau des valorisations limitées aux coûts

Pour cette recherche, la « gestion » n’est pas réductible à un ensemble de techniques. La gestion qu’il est question d’instrumenter par une mesure de la valeur correspond à une ambition tout à la fois antibureaucratique et anti-libérale[10]. Elle recherche une optimisation, non par la règle ou l’équilibre des marchés, mais par la maîtrise des processus de décision encadrés par des politiques. Le prix est un compromis qui doit être légitime et efficace. Sa formation résulte de dialogues plus ou moins conflictuels, plus ou moins instrumentés (conceptuellement et institutionnellement). Pour être « juste » et efficient, ce compromis est le résultat d’un travail de décisions prises par les bonnes personnes (ayant compétences), au bon moment, bien instrumentées et dotées des bonnes informations.

Tout particulièrement dans ce domaine, le FM et plus largement les services pâtissent des lacunes de l’instrumentation gestionnaire industrialiste et financiarisée.

Parce que « marchandisés » sans un effort de valorisation suffisant, les services ;

  • sont réduits à des quasi-biens (mal décrits par exemple par des SLA),
  • voient leur valeur qualifiée par leur coût (plus une marge d’autant plus conflictuelle que la concurrence par les prix est exacerbée).

La non mesure de la production des services (FM) est une des raisons qui expliquent que la valorisation monétaire des échanges ne soit réalisée, par défaut, que par la référence aux coûts[11]. Le modèle d’affaire du FM est alors confiné à la voie étroite d’une capacité à réaliser des marges dans une activité de « louage de main d’œuvre »…, au coût le plus bas.

Cet état de fait se double de l’existence de rapports de force asymétriques au profit des « donneurs d’ordre » dans les contextes de forte concurrence. Notons que par ailleurs, les échanges interviennent sur des marchés d’autant plus « impurs et imparfaits »[12] que les espaces de travail sont immeubles, donc datés, situés, territorialisés et peu modifiables en pratique.

 

5 – Instrumenter des conditions de gains de productivité servicielle

Une conséquence est que le travail mis en œuvre par les FMers est invisible.

Il est invisible pour les outils de gestion pourtant parfois développés à la limite de la « quantophrénie »[13]et qui ne connaissent toujours que des heures valorisées à des taux sans cesse révisés. Invisible, les emplois des œuvrants des services aux immeubles et aux occupants sont difficiles à pourvoir. Ils ne sont pas perçus comme qualifiés. La ressource humaine afférente n’est pas conçue comme rare, dans un contexte de sous-emploi massif et durable doublé de recours facilités à des travailleurs détachés par exemple. Invisible, ce travail est dominé du fait d’échelles de noblesse défavorables dans les mécanismes de hiérarchie sociale réduisant le service (une expérience pourtant politique) à la servitude (par association au domestique)[14].

Invisible, ce travail présente des caractéristiques de conditions de travail pénibles pour certaines (notamment dans les contraintes horaires), subtiles et engageantes sur le plan de l’engagement subjectif pour la plupart, du fait des dimensions relationnelles des activités. Invisible, vécu comme disponible, sous-qualifié, pénible et engageant…, le travail est maltraité. Donneurs d’ordre comme FMers le reconnaissant, les œuvrants qui l’exercent sont sous-valorisés et maltraités. Ceci explique que, malgré des qualifications relativement modestes et un niveau de chômage très élevé, les FMers constatent une difficulté récurrente à recruter et à fidéliser leurs salariés malgré des offres le plus souvent en CDI.

Desserrer les contraintes contribuant à la maltraitance du travail exige des capacités et des perspectives de gains de productivité. La productivité est un ratio entre des moyens (valorisés monétairement) et une production. Tant que celle-ci échappera à des mesures plus efficientes, basées sur des « qualifications de la valeur » plus pertinentes, elle sera durablement soustraite à un potentiel de valorisation au-delà des coûts.

Au-delà des conséquences sociales sur le travail, les enjeux de performance sont présents. Les services FM sont toujours coproduits. La performance de la coproduction exige confiance et coopération. Notre constat est que les conditions actuelles de valorisation des échanges contredisent l’exigence de la coopération, y compris le respect du travail. Les outils dont nous disposons aujourd’hui ne sont pas seulement insuffisants. Fondés sur la défiance, ils sont contre-productifs. Ils participent à nier l’exigence de coproduction et les conditions de la coopération. Elles construisent durablement les conditions d’une « sous efficience » des organisations et du travail. Elles participent à des tensions délétères pour la qualité du « travailler ensemble » et la santé des parties prenantes.

 

 6 – Co construire par l’expérimentation l’instrumentation de mesure

La recherche de concepts opératoires et d’instrumentations gestionnaires qui ne renoncent pas à des formes de métriques (ou « métrologie », intégrant le quantitatif calculé et le qualitatif jugé) pour des besoins d’optimisation et de gouvernance, ne dit pas pour autant que l’objectif sera de tout mesurer.

D’une part, nous n’affirmons en aucun cas que tout est mesurable et encore moins, que la mesure est la seule modalité de représentation pertinente du réel, serait-ce pour les besoins de la gestion. La recherche devra aider à appréhender (catégoriser) ce qui restera non mesuré, y compris ce qui vaut et que pourtant l’on ne veut ni compter ni facturer, tout en imaginant les processus par lesquels ils seront valorisés.

D’autre part, la finalité de notre recherche indique en soi une limite assumée à son ambition. L’instrumentation et les concepts qui sont l’objet de notre recherche comme des méthodologies associées, ont certes comme objectif la « peinture du réel » dans une logique de production de savoirs positifs. Ils auront comme vertu, une capacité de dialogue accrue dans une logique de l’action.

Dit autrement, les concepts à élaborer et l’instrumentation visée vaudront autant par leurs capacités dialogiques (instrumenter le dialogue et la décision) qu’heuristiques (produire un savoir, éclairer le réel, dire le vrai). Prenant nous-mêmes la recherche comme une activité de service parmi d’autres, elle intègrera d’emblée la question de l’usage de ces mesures en situation, par les acteurs réels, avec des outils/dispositifs d’évaluation « institués » et manipulables. De ce point de vue, l’expérimentation sera essentielle à la recherche. Elle devra permettre de tester et de discriminer favorablement les outils (de mesure, de gestion) pour leurs qualités d’appropriation, y compris au-delà de leur seule qualité de robustesse conceptuelle ou de qualité théorique.

 

7 – Un dispositif pluri disciplinaire et multi acteurs

Cette recherche associera :

  • Des chercheurs, académiques ou non, issus de différentes disciplines,
  • Plusieurs entreprises, clientes et prestataires.

La phase actuelle de problématisation suggère un travail dans un champ large des sciences du travail ; sociologie, sciences politiques, économie, droit, histoire et sémiologie.

Thales (pilote et initiateur) et les autres membres actuels du Consortium n’ont pas vocation à rester seuls dans le portage de cette recherche. D’autres donneurs d’ordres et des prestataires intéressés pourront trouver une place comme contributeurs actifs et partenaires de la réflexion comme des expérimentations.

Ce travail est déjà alimenté de différents travaux d’origine Thales dont :

  • L’étude d’Emmanuel Gilson sur la pertinence des indicateurs actuellement utilisés chez Thales,
  • Le mémoire de Nathalie Lhermitte (Master 2 UVSQ) sur les conditions de la coopération dans les couples donneurs d’ordres et prestataires sur 22 sites de Thales, septembre 2016.
  • Deux rencontres exploratoires avec Isabelle Ferreras et la rédaction d’un premier mémo (juin, aout 2016).

Nous rechercherons du côté des travaux :

  • Des socio politistes (Isabelle Ferreras),
  • Des économistes des services (Gadrey, Du Tertre),
  • Des économistes de la « pollinisation » et des externalités (Yann Moulier Boutang),
  • Des sociologues du travail (Pascal Ughetto)
  • Des économistes de l’usage ou de la fonctionnalité (Du Tertre, les i-conomistes),
  • Des sociologues de la gestion (Patrick Gilbert, Eve Chiapello )
  • Des gestionnaires du management d’entreprise (Blanche Segrestin et  Armand Hatchuel sur l’entreprise, la société commerciale…)
  • Des sociologues de la « sociologie économique » (Pierre François),
  • Des juristes du droit de l’entreprise, du travail, la sous-traitance et des contrats de prestations (Auriane Lamine)…
  • Des travaux sur l’incertitude, l’immatériel, de André Gorz à Orio Giarini et Walter R. Stahel,  (« Les limites du certain, affronter les risques dans une économie de service », 1990), la tansition numérique (Pierre Giorgini)…