2 juin 2022

CAHIER 18 – Document 2

Modèle économique, modèle social et qualité dans les services aux occupants : un retour possible vers le futur ?

 

Geoffroy Castelnau[1]

Propos recueillis par Xavier Baron et Michel Platzer 

 

[1] Président du Groupe Sodesur, administrateur du Groupement des Entreprises de Sécurité (GES) et du Conseil National des Activités Privées de Sécurité (CNAPS) en charge, au nom de l’Etat, de l’autorisation et du contrôle des professionnels de la sécurité privée, qu’il s’agisse de personnes morales ou physiques, et de faire respecter notamment le livre VI du code de la sécurité intérieure.

Cet article reprend et complète un entretien recueilli par Xavier Baron et Danièle Kaisergruber, publié en ligne dans 

Metis Correspondances européennes du travail le 27 mars 2022,
https://www.metiseurope.eu/2022/03/27/securite-et-accueil-des-metiers-mal-connus/

Diffusé le 08/06/2022, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Est-il possible de faire autrement dans les services aux environnements de travail ? Est-il possible d’innover, serait-ce à partir de vieilles recettes ? Est-il possible et rentable de proposer une meilleure valorisation d’activités constituées à plus de 85% de coûts salariaux ?

 

A partir de choix éprouvés, voire « classiques » tels le respect des hommes et la recherche de qualité, et à condition sans doute de renoncer à la course au volume, le positionnement de Geoffroy Castelnau en ferait (presque) un chef d’entreprise contestataire.

 

Sélectionner ses clients en nombre limité sur leurs attentes de qualité et en proximité, afficher une politique sociale volontaire y compris dans la reconnaissance d’acquis, ringards pour certains, comme l’ancienneté ou les heures supplémentaires, refuser de sous-traiter ou d’être sous-traitant et se revendiquer « pure player », participer enfin activement aux instances d’animation de la profession pour sa défense et sa promotion … autant de choix qui placent DPSA, Altes et Point Bleu du Groupe Sodesur en décalage avec les mantras des professions des Services aux Environnements de Travail (SET). La course au volume et à la taille n’est pas la seule voie de réussite. Des offres agressives aux prix les plus bas, menant à des politiques de réduction systématique des coûts salariaux, ne constituent pas la seule politique commerciale gagnante.

 

La vision et l’expérience proposées tranchent avec l’approche industrielle et financiarisée fondée sur la standardisation, le volume et la recherche de compétitivité par les couts salariaux. Elles remettent en avant des valeurs anciennes, ancrées dans des convictions libérales et sociales, que certains trouveront passéistes. Elles peinent à convaincre des acheteurs trop éloignés des réalités, ignorants des conditions de la performance dans les services aux occupants, et pourtant dominants dans les décisions. Elles n’en constituent pas moins un possible retour vers un futur souhaitable et résolument serviciel.

 

 

Le règne des acheteurs

 

Les interlocuteurs des prestataires de services aux environnements de travail ne sont plus les directeurs des services généraux, ni les directeurs de la sécurité mais bien les directions des achats qui ne raisonnent que de manière quantitative, souvent sans contact réel avec le terrain ni compréhension des objectifs de qualité.

 

Si les discours des dirigeants évoquent encore la qualité du service rendu, les directeurs des achats attendent des taux horaires les plus bas possibles, suscitant même des offres anormalement basses, techniquement et réglementairement inatteignables. Ils sont même parfois directement primés personnellement sur cet objectif. La logique du « mieux disant » ne s’impose alors que très rarement face au rouleau compresseur du « moins disant ».

 

Lorsque les services achats expriment des demandes en dehors du prix, ils se contentent de relayer les exigences politiques des Directions Générales, notamment en matière de Responsabilité Sociétale et Environnementale (RSE). Il faut désormais mettre « de la RSE » là où il est exclu d’envisager de valoriser le référentiel qualité ou la plus discrète démarche de certification.

 

A contrario, la recherche de la qualité du service est essentielle pour nous. Nous avons recherché et obtenu de longue lutte avec l’AFNOR l’élaboration de normes métiers NF Services, en accueil (en 2008) et en sécurité (en 1999). Obtenir la certification est financièrement onéreux, mais nous en assumons les conséquences sur les prix. Cela nous conduit à travailler avec un nombre limité de clients qui comprennent, acceptent et participent à cette démarche qui rejoint leurs attentes (pour Sodesur, ni marché public, ni activité dans le retail de détail …).

 

La sécurité privée comme les activités d’accueil sont des marchés difficiles où s’exerce une très forte concurrence. Le secteur de la sécurité compte 11 000 entreprises, dont de très nombreuses entreprises uninominales. 70% des entreprises de ce secteur emploient moins de 50 salariés, 3200 sociétés comptent plus de 10 personnes et 350 seulement ont plus de 100 salariés. 200 sont adhérentes au Groupement des Entreprises de Sécurité (GES). Avec 35 M€ de CA et 900 agents, nous ne représentons que 3 % du marché (7 à 8 Md€), mais nous comptons parmi les 20 plus grandes sociétés de sécurité privée en France.

 

Si le secteur est mieux encadré depuis quelques années, la France reste dans une culture du prix qui tire la profession vers le bas. Il est incompréhensible par exemple que les pouvoirs publics ne jugent pas nécessaire d’imposer aux entreprises de sécurité privée une obligation de garantie financière, ou l’interdiction de la sous-traitance.

 

C’est encore plus vrai de l’accueil qui est un marché d’oligopole. Trois groupes dominent le marché, et nombreux sont les grands acteurs qui jouent uniquement sur les prix. Ils se contentent d’être des entreprises d’intérim mettant à disposition des personnels sans considération pour leurs caractéristiques, leurs compétences, leurs besoins et à plus forte raison leurs parcours professionnels. Cette concurrence brutale par les prix (taux horaires) conduit mécaniquement à de trop fréquentes tricheries sur lesquelles on ferme hypocritement les yeux, pouvoirs publics compris.

 

Nous travaillons autrement, et notre approche de prestations de qualité nous permet d’installer des relations avec nos clients dans la durée : la société a été créée en 1980 et notre plus ancien contrat date de 1991. Concrètement, nous ne cherchons plus à travailler, ni avec le secteur public, ni avec la distribution (sauf pour les sièges sociaux), ni en aval des entreprises de Facility Management, à l’exception de l’une d’entre eux, de culture anglo-saxonne.

 

L’avenir est sans doute au Facility Management (FM)

Mais pas dans le modèle qui s’est imposé en France

 

Le FM est évidemment au départ une bonne idée et un format d’avenir. L’association des services est un levier de performance. Elle est attendue des clients. Nous le voyons bien à notre échelle, nos deux métiers sont commercialement complémentaires et de nombreux clients apprécient d’avoir le même interlocuteur pour un package accueil/sécurité. Cette perspective est très présente dans les cultures servicielles anglo-saxonne et scandinave. L’une comme l’autre peuvent se révéler par ailleurs très dures en affaires. Elles s’appuient cependant sur un paradigme de valeur du service et pas simplement de son prix : quelle est la valeur de mon achat, à quoi me sert-il ?

 

Ces cultures ont généré un grand nombre de champions mondiaux des services … dont certains d’ailleurs désertent la France. Chez nous, peut-être sous l’influence de l’exemple de la grande distribution, les achats produisent une focalisation de la plus grande partie du marché sur la baisse du prix.

 

La demande d’offre globale existe, notamment dans les services aux occupants, les soft services, mais la bonne façon d’y répondre selon nous est l’association intelligente de pure players. Chacun dans son domaine peut développer des approches associant performance et qualité, sans sous-traitance excessive[1]. Sodesur exclut d’avoir plus d’un niveau de sous-traitance alors que dans la profession, on peut trouver jusqu’à 8 niveaux de sous-traitance, ce qui rend quasi impossible le contrôle du travail et de la qualité du service rendu.

 

Malheureusement, la plupart des FMer Français reproduisent et même amplifient cette perversité française dans les services aux environnements de travail ; une dérive opérée par les démarches des services achats des clients. Même d’origines diverses, les acteurs du FM n’intègrent pas. Ils prennent tout et sous-traitent une grande partie. Ils acceptent et anticipent même de passer sous les fourches caudines des services achat. Cela les condamne à reproduire à leur niveau vis-à-vis de leurs sous-traitants l’attitude des acheteurs de leurs clients, à faire passer la qualité au second plan pour ces sous-traitants et in fine, pour leurs clients.

 

Une politique sociale comme condition de la performance économique

 

Nous développons plusieurs activités complémentaires : la sécurité privée, l’accueil et la formation, au service exclusif des entreprises. Dans ces activités, la qualité repose avant tout sur les compétences des salariés et la fiabilité de leur travail. Les activités de sécurité sont exercées par DPSA Île-de-France qui compte 900 agents en CDI à temps plein pour 80 clients environ, les activités d’accueil par Altes Accueil comptent 200 hôtesses. Nous avons également développé en complément des activités de formation et donc d’ingénierie de formation, avec Point Bleu qui propose à nos clients ou à d’autres entreprises, y compris certains de nos concurrents, 19 modules spécifiques à l’accueil et à la sécurité en entreprise.

 

Nous héritons sur ces métiers d’un imaginaire catastrophique, peuplé de stéréotypes ! Heureusement, la sécurité est devenue une valeur positive. Le marché est en croissance et nous avons du mal à recruter, malgré notre bonne image. L’accueil a beaucoup souffert pendant la crise. Il y a une forte reprise de la demande pour des offres de qualité, mais beaucoup de salariés se sont éloignés, et nous avons toujours beaucoup de mal à facturer à des taux horaires décents. L’évolution des métiers fait que les hôtesses d’accueil peuvent et doivent être formées à certaines des compétences de la sécurité : gestes de secourisme, vigilance, contrôle sanitaire, surveillance d’écrans. Clairement, nous faisons évoluer notre offre vers des activités plus larges intégrant le courrier, l’évènementiel, l’assistance en gestion logistique et secrétariat. C’est un argument d’enrichissement des emplois et d’une meilleure occupation sur des temps pleins en perspective.

 

Notre politique sociale très développée est un choix assumé. Nous faisons beaucoup d’efforts sur la communication et l’appartenance interne. DPSA a reçu le Trophée de la sécurité pour sa politique sociale. Elle se traduit par des salaires (un peu) plus élevés que la moyenne de la profession, un ensemble de primes de qualité correspondant à des compétences associées : parler anglais, maitriser certains aspects de la sécurité informatique. Nous y ajoutons une prime « d’assiduité » qui vient récompenser un faible nombre d’absences, de retards ainsi qu’un usage modéré des différents types de congés. 57 % des agents l’ont obtenue sur les dernières années. Nous appliquons un minimum de 6 heures payées par vacation. Nous développons un dialogue social nourri, en particulier avec la CFDT, appuyé sur de nombreux accords d’entreprise (27 ont été signés). Tout cela contribue à fidéliser nos salariés. Le taux de turn-over est de 60 % dans la profession d’accueil, il est seulement de 30 % chez Altes Accueil. Il est de 8 % chez DPSA, ce qui est un exploit dans ce métier.

 

Dans la sécurité, nous attendons favorablement la nouvelle grille de classification proposée par le Groupement des Entreprises de Sécurité. Plus simple, avec moins de métiers repères et surtout un référentiel de compétences, elle aboutira en 2023 à une augmentation des salaires de 10 à 15 % et à un salaire d’entrée se situant à 12 % au-dessus du niveau du SMIC. La reconnaissance des compétences permettra que les formations autres que d’adaptation soient suivies d’une augmentation de salaire. Les négociations sont plus difficiles sur le maintien de l’ancienneté, auquel nous sommes favorables, y compris sa reprise en cas de mobilité, et sur les revalorisations salariales de 2022.

 

Les représentants de la branche, dont je suis, sont sensibles au besoin de renforcer l’attractivité du secteur dans lequel les vocations sont rares et les salaires restent bas, pendant que la demande explose, notamment avec les besoins à venir des Jeux Olympiques de Paris.

 

Stratégie de niche, ou modèle d’avenir ?

 

Les deux années de pandémie ont été difficiles, en particulier dans le secteur de l’accueil où les baisses de chiffre d’affaires ont été importantes. Malgré une réduction de 40 % et des pertes en 2020 sur notre activité Accueil, nous avons pu passer le cap grâce à l’activité Sécurité qui a été maintenue et au chômage partiel sans avoir besoin d’un PGE (Prêt Garanti par l’État).

 

Dans l’ensemble du secteur de l’accueil, on a pu observer une baisse de qualité, ce qui, en sortie de COVID redonne beaucoup de chances à la stratégie de haut de gamme et de qualité de notre groupe … à condition de pouvoir recruter les salariés dont nous avons besoin. Pour cela nous lançons une campagne exceptionnelle de recrutement à des conditions favorables pour les nouveaux embauchés, en s’appuyant sur les salariés de l’entreprise comme « ambassadeurs ».

 

Nous défendons des valeurs. La démarche de Sodesur n’est probablement pas un « modèle » alternatif généralisable du jour au lendemain au marché des SET. Elle montre cependant qu’il n’y a pas de fatalité au modèle largement dominant imposé par les acheteurs. Il y a des possibles en matière de qualité que nous exploitons dans une stratégie de différenciation.  Il est possible de faire des choix associant politique sociale, qualité et politique de marges. Il est possible de trouver des clients sensibles aux approches de qualité, et prêts à payer en conséquence, comme par exemple les musées privés (Musée Rodin, Musée de la Chasse…).

 

Avec quelques pourcents des marchés, certains affirmeront que le modèle de DPSA, Altes et Point Bleu n’est que l’exception qui confirme la règle. Les optimistes leur répondront que ces pratiques et ces valeurs de « travail à l’ancienne » centrées sur la qualité, le respect et fidélisation des salariés, des relations de long terme construites avec le client … représentent peut-être au contraire l’avenir des Services aux Environnements de Travail.

 

[1] Cette logique est à la base de l’expérimentation en cours, sous le nom de Grands Cœurs, associant une dizaine de prestataires pure players pour des offres intégrées à l’échelle de l’ensemble des services aux occupants, ou FM multiservices et multi techniques, et à caractère sociétal https://www.grandscoeurs.fr/ .