La mesure de la valeur dans les services
Mesure, valorisation, innovation et institutions. Revue de la littérature
Hadrien Coutant et Isabelle Ferreras
Septembre 2017[1]
La relation de service est devenue une figure centrale de l’économie, par une part croissante dans l’activité mais aussi en s’insérant au cœur de relations auparavant hiérarchiques ou industrielles. Cependant, alors que les services occupent une place de plus en plus centrale dans le fonctionnement de nos économies, que ce soit par leur nombre de salariés ou leur poids économique (plus de 80% de l’activité et de l’emploi), les relations entre donneurs d’ordres et prestataires, médiées par de multiples intermédiaires, qui tissent le cœur du régime des services, restent un objet peu étudié par les sciences sociales. Plus spécifiquement, les instruments et dispositifs qui cadrent et mesurent la valeur du service, d’inspiration essentiellement métrologique gestionnaire et industrialiste, ne mesurent qu’une part limitée de l’activité réelle de service. C’est particulièrement vrai dans les services considérés à faible valeur ajoutée tels que les services liés au bâtiment. On se trouve ici face à un secteur aux activités diversifiées, dont les acteurs se reconnaissent dans la dénomination anglo-saxonne de Facility Management (ou Facilities Management, ou FM), à savoir : gardiennage, accueil, nettoyage, restauration collective et métiers techniques du bâtiment. Dans ce champ d’activités, la mesure de la valeur des services est essentiellement faite de manière quantitative dans une perspective de contrôle des coûts tandis que les agents qui en assurent réellement l’activité subissent des niveaux de salaire et des conditions de travail très dégradés[2].
Cette note propose d’interroger les moyens de mesurer la valeur des services avec pour ambition de les faire évoluer, dans une perspective d’efficacité productive et de justice au travail. La revue de la littérature montre qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de littérature propre à cet objet, que ce soit la mesure de la valeur des services comme objet théorique ou le facility management comme objet empirique. Si de nombreux champs de littératures ainsi que quelques textes pionnier peuvent être mobilisés pour les analyser, une étude spécifique impose de constituer un champ de littérature à l’articulation de différents champs, plutôt que de s’insérer dans une littérature déjà stabilisée. L’actualité brûlante de ces objets peut expliquer qu’elle ne préexiste pas mais nous invite à la construire. Après une brève incursion dans la littérature sur la valeur et la mesure en sociologie économique, cette note rappelle en quoi les transformations contemporaines du capitalisme – firme-réseau, digitalisation et économie des services – viennent donner une dimension spécifique à ces questions. Le cas du Facility Management donne particulièrement à voir les enjeux d’efficacité productive et de transformation du travail qui se logent au cœur du régime des services actuels et invitent à une interrogation sur les moyens d’y construire la mesure par la délibération et la participation des salariés. Cette réflexion impliquera le fait d’approfondir la dimension politique du travail des services et les reconfigurations possibles des relations sociales et des systèmes de protection sociale adaptés aux défis de ces transformations.
1 La mesure de la valeur dans les services : enjeu d’efficacité productive et heuristique pour l’analyse des transformations du capitalisme
1.1 La question de la mesure de la valeur réactualisée par la sociologie économique
La question de la mesure, ancienne s’il en est par ses dimensions à la fois philosophiques et pratiques, articule le problème concret des moyens de mesurer ce qui peut être incommensurable et le problème politique de sa légitimité et de sa capacité à permettre un juste partage de la valeur. Les deux questions, liées par une commune ambition d’objectivation, ont connu une réactualisation scientifique et empirique depuis les années 1980. Les transformations profondes des structures économiques qu’induisent le développement de l’entreprise-réseau et la part croissante des activités de services dans l’économie ont donné une nouvelle ampleur à la question de la mesure de la valeur. En effet, la mesure de la valeur devient à la fois enjeu d’échanges marchands entre firmes – là où elle était auparavant interne à la firme – et concerne des services qui n’ont pas la finitude et la tangibilité matérielle du bien – qui simplifient a priori la mesure. Les sciences sociales ont suivi ce mouvement en renouvelant les questions sur la mesure et la valeur, notamment en sociologie économique, autour de la question de la construction sociale de la valeur, du rôle qu’y jouent des intermédiaires de marché ou encore des instruments et équipements permettant la mesure de la valeur.
L’incommensurabilité entre les choses – biens, services, personnes – a alimenté une réflexion sur les moyens mis en oeuvre par les acteurs pour les comparer. L. Karpik (2007) a ainsi travaillé sur ce qu’il nomme « économie des singularités » pour montrer comment sont évalués et comparés des biens et services difficilement mesurables. La mesure de la valeur et de la qualité de ce qui s’échange sur les marchés a donné lieu à une riche littérature (Beckert et Aspers, 2010 ; Beckert et Musselin, 2013 ; Bessy, 2013 ; Callon, Meadel et Rabeharisoa, 2000 ; Lamont, 2012 ; Vatin et al., 2013). Dans leur variété, ces travaux montrent que les processus de production de la valeur impliquent de nombreux acteurs, notamment des intermédiaires de marchés dont le travail est de construire cette valeur (Bessy et Chauvin, 2013) et impliquent de nombreux dispositifs pratiques, métrologiques et cognitifs socialement construits (Callon, Meadel et Rabeharisoa, 2000), y compris des conventions partagées par les individus, étudiées notamment par l’économie des conventions. La qualification des biens et services est toujours construite (Beckert et Musselin, 2013) et peut être l’objet de disputes lorsque différents ordres de grandeurs s’opposent (Boltanski et Thévenot, 1991). Cette analyse de la mesure et de la construction de la valeur a insisté sur ce qui rend les marchés et l’échange possibles.
Dans l’introduction du livre collectif qu’il a dirigé (Vatin et al., 2013), F. Vatin, remontant des généalogies de travaux jusqu’à Marx et Walras, rappelle l’opposition classique entre évaluer – opération statique qui consiste à attribuer une valeur – et valoriser – opération dynamique qui consiste à ajouter une plus-value – pour la dépasser en montrant comment « tout au long de la chaîne productive, la valorisation est présente dans les actes d’évaluation au sens où ils constituent des modalités provisoires d’établissement d’une valeur en constitution » (p.34). C’est ainsi que l’anglicisme « valuation », lui-même issu d’une riche tradition de recherche (Dewey, 1939), désignant plus largement l’ensemble des processus de production et de mesure de la valeur est préféré, que ce soit dans cet ouvrage ou dans les travaux issus de M. Callon. Dans ce même ouvrage, P. Barraud de Lagerie, A. Bidet et E. Nouguez (chap.15) affirment une triple posture épistémologique : (1) l’opération de mesure est toujours un travail de formatage – ce qui implique que rien n’est a priori commensurable ou incommensurable ; (2) la mesure induit toujours des normes de valeur – ce qui implique que mesure et jugement, ou encore valeur au sens économique et valeurs au sens moral, sont deux faces d’une même pièce ; et (3) la mesure est toujours un objet de critiques potentielles – ce qui implique un « potentiel démocratique » de la mesure et une négation de la distinction radicale entre ceux qui forment et ceux qui subissent la mesure. Cette triple négation alimente la recherche que nous menons sur la mesure de la valeur car elle souligne combien les instruments de mesure de la valeur sont des constructions – sociales – capables d’évoluer en fonction de conceptions de la justice et de l’efficacité productive. Elle montre que la commensurabilité est construite par la mesure mais que cette mesure est objet de conflits. Elle pose la question de savoir en quoi ces mesures de la valeur peuvent être objets de constructions et de luttes d’ordre politique dans la firme-réseau et la branche d’activités.
La question de la valeur ouvre par ailleurs sur une autre série de questions : dans quelle mesure peut-on et doit-on mesure toute chose ? Au-delà de leur aspect proprement philosophique, de telles interrogations s’imposent par exemple lorsqu’il s’est agi de donner une valeur monétaire à des catastrophes écologiques (Fourcade in Beckert et Aspers, 2010 ; Fourcade, 2011 ; Lafaye et Thévenot, 1993) : quel est le prix de la nature, de l’environnement, de la santé des habitants, etc. ? La question de la valorisation de chose dont la valeur n’est pas – seulement – d’ordre financier est une question largement ouverte qui implique des conflits de justifications et de valeurs (au pluriel). Ce cas exemplaire éclaire notre objet du facility management puisque s’y pose la question de la capacité des acteurs à donner une valeur monétaire à la complexité du travail de service alors que la valeur produite est difficile à mesurer et que l’activité de travail elle-même est mal connue dans l’étendue de sa richesse. Ainsi, quand bien même nous ferions l’hypothèse, hautement discutable, que toute chose est monétisable, s’interroger sur la mesure de la valeur des services d’un agent de service de propreté par exemple peut être un moyen de saisir la complexité et la variété de son activité réelle.
1.2. Relation de service, firme-réseau et digitalisation : une importance renouvelée de la question de la mesure de la valeur dans le monde économique.
La mesure de la valeur est rendue, d’un point de vue empirique, plus saillante, par deux transformations du capitalisme contemporain qui vont de pair : l’éclatement des structures productives en réseaux d’entités juridiquement autonomes et le développement de l’économie des services. En dehors de travaux sur les services publics et la relation de guichet (par exemple: Jeantet, 2003 ; Weller, 1999), l’émergence de la relation de service dans les structures économiques n’a fait l’objet que de quelques travaux (Ferreras, 2007 ; Gadrey, 1996 ; Ughetto et al., 2002). Les services, par leurs dimensions intangible, interpersonnelle, hétérogène et co-construite entre client et fournisseur, sont particulièrement difficiles à mesurer. Les travaux de J. Gadrey ont montré cet enjeu spécifique de l’économie des services (Bandt et Gadrey, 1998 ; Gadrey, 1996, 2000, 2003), notamment autour du caractère particulièrement discutable d’une mesure de la productivité des services. Gadrey propose une définition du service qui réside dans le fait de faire « changer l’état du bénéficiaire » : le client A mobilise les compétences de C pour que son état change en B. Cependant, il montre comment la vision industrialiste de l’organisation et les métriques de productivité[3] qui restent associées au contexte serviciel empêchent de voir les services comme autre chose qu’un coût et que par conséquent, la dimension productive et l’efficacité des services sont donc largement sous-évaluées. Cependant, ces questionnements sur la mesure de la valeur des services, au cœur de notre recherche, ont par la suite peu été investi, si ce n’est dans des services hautement qualifiés tels que les avocats (Karpik, 2007) ou les consultants (Bourgoin, 2013). A. Bourgoin montre ainsi comment la mise en valeur de leur travail, qui est à la fois relationnelle, matériellement équipée et problématique, est constitutive de l’activité des consultants en management. Or, le modèle de la relation de service est en passe de devenir le mode de relation généralisée dans l’économie, puisque même des entreprises industrielle d’ingénieurs font évoluer leur modèle économique vers la production de services – incluant des biens – et non plus de biens.
L’entreprise-réseau peut se lire comme le pendant organisationnel de l’économie de services. La déstructuration de la grande entreprise intégrée à partir des années 1980 est un phénomène largement documenté et connu (François, 2008 ; Piore et Sabel, 1989 ; Veltz, 2008). Elle est organisationnelle et productive, avec d’un côté un foisonnement de liens marchands complexes, à la fois relativement flexibles et stabilisés, avec de multiples intermédiaires, et de l’autre le développement de la modularisation des produits, permettant leur décomposition en sous-ensembles pouvant être produits par différentes entités (Frigant, 2005 ; Sturgeon, 2002).
Les causes en sont multiples : recherche de flexibilité dans un monde économique plus volatil, pression des analystes financiers en faveur d’un recentrage sur le cœur de métier et recherche de réduction et de contrôle des coûts. Une conséquence de ces transformations est une dualisation grandissante du marché du travail, avec des situations d’emploi, de conditions sociales et de participation très différenciées entre les grands groupes qui demeurent relativement protecteurs et des sous-traitants essentiellement gérés par les coûts au travers de contrats commerciaux où les conditions de travail et d’emploi très dégradées (Perraudin, Petit et Rebérioux, 2008).
Cette transformation a par ailleurs entraîné un développement de relations entre entreprises marquées par un mélange de coopération et de mise en concurrence, deux dimensions en tensions parfois incarnées dans les organisations par des acteurs différents, comme le montre T. Reverdy (2009) à propos du travail des acheteurs pour désingulariser les offres des fournisseurs et ainsi les rendre comparables. Le développement des firmes-réseaux amène le plus souvent à la constitution de macro-acteurs relativement stabilisés par de fortes interdépendances mais dans lesquelles les relations sont plus flexibles et les contrats commerciaux en viennent à remplacer les contrats de travail (Baudry, 1994 ; Chassagnon, 2008, 2011, 2012, 2014). La firme-réseau est donc une forme économique propre, distincte du marché et de l’organisation, comme le définissent J. Podolny et K. Page (1998, p. 59) : « We define a network form of organization as any collection of actors (N>2) that pursue repeated, enduring exchange relations with one another and, at the same time, lack a legitimate organizational authority to arbitrate and resolve disputes that may arise during the exchange. » À défaut de mieux, cette définition montre bien la spécificité de l’entreprise-réseau, que la durabilité de l’échange distingue du marché et l’absence de hiérarchie commune distingue de l’organisation formelle. D’un point de vue à la fois juridique et organisationnel, l’entreprise réelle est en recomposition d’une manière qui dépasse les frontières juridiques de sociétés : l’entité politique ou économique productive n’est pas définie par une limite juridique ou même par un ensemble plus ou moins stabilisé de contrats.
La période contemporaine est marquée par ailleurs par une digitalisation croissante des activités de facility management et cette perspective est essentielle dans la vision stratégique des FMer. S’il y a une part de fantasmes à ne pas négliger et si les interrogations sur la numérisation ne sont pas sans rappeler des travaux déjà anciens sur l’automatisation en industrie (Naville, 1960 ; Touraine et Friedmann, 1955), cette digitalisation est une réalité dans les métiers du FM. Que ce soit par la croissance des logiciels de maintenance technique du bâtiment (GMAO et BIM) ou par l’instrumentation sur smartphone des demandes d’intervention, les métiers du FM évoluent avec le reste de l’économie et cette évolution a des impacts sur le travail des agents et techniciens. Comme ailleurs, ces transformations sont à la fois porteuses de la perspective de recentrer l’activité de travail sur ses dimensions les plus créatives et humaines en la libérant de ce qui est « digitalisable » mais aussi d’un certain nombre de menaces en termes de dualisation du marché du travail (Autor, Levy et Murnane, 2003) mais aussi de réduction de l’homme à un prolongement de la machine voire la suppression de l’humain (voir la tribune récente du juriste A. Supiot : Supiot, 2017). Le cas du FM est en cela exemplaire : travail généralement considéré comme à faible valeur ajoutée, il est potentiellement touché par la digitalisation. Or, le maintien même de travailleurs humains à l’accueil ou au ménage tend à montrer que cette digitalisation est rendue en pratique difficile par la réalité de leur activité de travail. Ce maintien de l’humain dans la relation de service, voire l’appel au renforcement de la dimension relationnelle de ces métiers de service tendent en soi à montrer que ces métiers recouvrent une activité de travail plus riche que ce que sous-entend sa valeur marchande, et nous semble donc un appel à une remise en cause de la façon dont sa valeur est mesurée. La transformation du travail humain à l’heure de la digitalisation et la complexité du travail réelle rendue plus évidente à l’heure de la digitalisation sont deux dimensions encore sous-explorées des transformations du travail.
1.3. Efficacité productive et transformation du travail à l’heure du réseau et des services, le cas du Facility Management
Au-delà des enjeux juridiques et économiques, ces formes organisationnelles qualifiées par l’économiste O. Williamson d’« hybrides » car ni marchandes ni hiérarchiques, sont marquées par une relative complexité organisationnelle qui a donné lieu à de nombreux questionnements, notamment dans la sociologie néo-institutionnaliste étatsunienne (Granovetter, 1985, 1994 ; Podolny et Page, 1998 ; Powell, 1990 ; Uzzi, 1997). Parmi les questions organisationnelles posées par les relations entre entreprises dans des entreprises réseaux, une première série de travaux interrogent le mode de gouvernement de ces entités plurielles (Mariotti, 2005 ; Whitford et Zeitlin, 2004), et participent d’une réflexion sur le rôle et la construction de la confiance dans le champ économique (Beckert, 2005 ; Dore, 1983 ; Möllering, 2006). La notion d’encastrement («embeddedness») des relations économiques, issue de K. Polanyi et réactualisée par M. Granovetter permet de désigner de manière large les dimensions sociologiques des relations marchandes (Granovetter, 1985 ; Polanyi, 2009 [1944]). Une seconde série de travaux interrogent la manière dont ces relations de coordination entre firmes favorisent l’innovation et la qualité des produits (Powell, Koput et Smith-Doerr, 1996 ; Sabel, 1994, 2006 ; Uzzi, 1997). Les travaux de C. Sabel montrent ainsi comment une imbrication d’apprentissage et de contrôle dans l’entreprise-réseau (« learning by monitoring ») est favorable à une remise en cause des routines et, par conséquent, à une plus grande adaptabilité à la volatilité de l’environnement et une plus grande capacité d’innovation. La flexibilité passe donc pour C. Sabel par la réintégration de la conception et de l’exécution. La distinction même entre travail prescrit et travail réel ne tient plus : celui qui va exécuter doit comprendre l’intention dans la conception du travail pour rendre le service, le service ne peut être bien rendu que s’il y a compréhension de l’intention, que si celui qui rend le service peut se mettre à la place du client. Cette remarque, évidente pour des professions de services tels que les avocats, est tout aussi vraie pour un agent de service dont l’activité de nettoyage doit prendre en compte l’usage et le besoin de l’occupant pour rendre une qualité de service qui ne se limite pas à « un nombre de coups de serpillières », pour reprendre une expression souvent utilisée par les acteurs.
Les externalisations et phénomènes de recentrage sur le cœur de métier touchent plusieurs dimensions de l’entreprise, à la fois son cœur productif et les métiers considérés comme supports à l’activité, pour reprendre les distinctions popularisées par la chaîne de valeur de M.
Porter (2008 [1985]). La plupart des travaux que nous avons cités s’intéressent à l’entreprise réseau dans ce qui est considéré comme le cœur de son activité productive (core business), mais développent peu d’intérêt pour les métiers dits « support », a fortiori ceux considérés comme étant à faible valeur ajoutée, externalisés très tôt pour certains, dès les années 1970 aux États-Unis et 1980 en Europe. Les services aux bâtiments (Facility Management ou FM), issus des services généraux des entreprises, sont ainsi l’objet d’une littérature très réduite, que la présente discussion vise à alimenter. Étudier ces activités et la façon dont s’y construit et mesure la valeur est pourtant d’autant plus intéressante que cette valeur est considérée par les acteurs comme faible et par conséquent sa mesure a été peu investie autrement que de manière financière, généralement dans une perspective de réduction des coûts.
Comprendre ce qui se joue dans ces métiers permet d’éclairer la structuration de relations d’externalisation puisque, pour reprendre les propositions d’E. Hughes (1997 [1951]), ils font et ils sont le « sale boulot » des donneurs d’ordre tandis que l’étude des métiers les plus modestes (Hughes parle précisément des concierges) permet de décaler le regard sur les professions construites comme plus nobles. La structuration organisationnelle et marchande de ces activités renforce cet intérêt du fait de la multiplicité d’acteurs qui interviennent dans ces métiers, notamment avec l’arrivée depuis le début des années 2000 d’intermédiaires professionnalisés entre donneurs d’ordres et prestataires, nommés dans le secteur comme étant les « FMers ».
Le travail de G. Schütz sur les hôtesses d’accueil[4] offre une exception d’autant plus remarquable à cette relative absence de travaux. Dans sa thèse (Schütz, 2011) et les articles qui en sont issus (Schütz, 2006, 2012, 2014), elle analyse comment est construite la relation tripartite – voire quadripartite – d’externalisation de ces métiers et la façon dont les hôtesses agissent dans ces relations où les positions de managers et de clients sont brouillées. Elle montre comment la « faible valeur ajoutée » qui est attribuée au rôle d’hôtesse d’accueil est directement liée à deux caractéristiques extrinsèques au travail : leur situation de métiers sous-traités et leur féminisation. Position dans la chaîne de valeur et domination de genre appuyée sur une division sexuée du travail – qui implique la non reconnaissance des compétences des hôtesses considérées comme intrinsèques, relevant d’une féminité pensée comme « naturelle » – participent à la faible valorisation de ce service. La sous-valorisation de ces activités de services, en dépit notamment de leur haut degré de polyvalence, est également analysée par F. Péroumal (2009) à propos des agents de sécurité, pour lesquels l’ethnicisation participe également de leur dévalorisation. De même, les travaux de F. Reyssat (2013, 2016) sur les agents de ménage montrent le travail d’invisibilisation de ces métiers dominés mais partageant le même espace de travail que leurs clients, mais aussi les résistances mises en œuvre par les agents. La question de l’espace de travail comme lieu de lutte, du caractère genré et racialisé de la relation entre donneurs d’ordres et sous-traitants et du corps outil de travail dominé est au cœur des analyses critiques de ces métiers et de leur relation avec les clients.
La question de la mesure de la valeur des services est ainsi empiriquement d’une importance croissante, car à cheval entre une analyse de la structuration de l’entreprise-réseau et une réflexion large sur la mesure de la valeur dans les échanges économiques qui se pose de manière plus aiguë encore dans le contexte peu standardisable, co-construit et in fine difficilement commensurable des services. Les métiers du Facility Management offrent une porte d’entrée heuristique en même temps qu’un objet empirique d’importance, qui occupe en France un million de salariés, pour étudier comment est construit la mesure de la valeur dans une logique servicielle et dans le cadre d’organisations complexes du travail. La question de la mesure y est, comme ailleurs, directement liée à celle de sa répartition. Mesurer, c’est porter un jugement qui implique des façons de répartir la valeur créée. Qualifier le travail d’une hôtesse comme « à faible valeur ajoutée », c’est induire un mode de répartition de la valeur marqué par une recherche de réduction des coûts, et par conséquent des niveaux de marge bas pour les entreprises prestataires et des niveaux de salaires faibles pour les salarié.e.s., les donneurs d’ordre pouvant alors se permettre de concentrer une grande partie de la richesse créée, au nom de la haute valeur ajoutée des professions nobles qu’ils abritent. Modèle économique et mesure de la valeur se trouvent donc étroitement liés[5].
2 Délibération, participation et justice : enjeux politiques de la mesure de la valeur des services
2.1. Négociations, délibération, participation ou métriques quantitatives : mesure de la valeur et implication des salariés
La mesure de la valeur des services implique donc de remettre en cause les métriques industrielles de la productivité pour réfléchir à des modes plus pluralistes de mesure de la valeur. J. Gadrey (1996) nous y invitait à la fin de son ouvrage en s’appuyant sur des travaux portant sur l’évaluation de l’action publique.
Prenons le cas du nettoyage industriel. Celui-ci illustre bien les enjeux de ce renouvellement de la mesure de la valeur des services. Vu comme un poste de coûts à faible valeur ajoutée, la mesure a été jusqu’ici essentiellement quantitative, mesurée en m² nettoyés et en temps de travail. Les cadences des agents de service ont été croissantes alors que les salaires dépassent rarement le SMIC horaire avec des conditions de travail difficiles tandis que les taux de marges de sociétés de nettoyages restent relativement bas. Or, la mesure de la valeur du service y est, de fait, très délicate. Il est en effet difficile de trouver plus sujet à dispute que de se mettre d’accord sur le fait qu’un espace soit « propre ». Dans la pratique, des contrôles contradictoires entre donneur d’ordre et prestataire sont accomplis, y compris l’intervention du jugement d’un tiers. Ces moments d’évaluation peuvent produire des différends difficiles à résoudre, notamment lorsque les enjeux contractuels et financiers sont importants, et, en dépit de leur caractère contradictoire, ils demeurent largement dépendant du bon vouloir des donneurs d’ordres. Le nombre d’items contrôlés, le nombre de modalités possibles pour chaque item sont des enjeux de négociation constants. L’apparition d’intermédiaires tels que les FMers voire d’un quatrième acteur – les sociétés de conseil ou d’assistance à maîtrise d’ouvrage – ne simplifient pas la donne puisque ces acteurs supplémentaires viennent ajouter leurs intérêts et enjeux à la mesure de la propreté, voire à la dispute de l’évaluation produite.
L’implication et la participation des salariés de l’entreprise de nettoyage et des usagers de l’entreprise donneuse d’ordre pourraient ouvrir une voie capable de résoudre les enjeux de cette évaluation. Dans un autre domaine – les opérations de sélection et recrutement par les employeurs – mais de manière similaire, E. Marchal (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997 ;
Marchal, 1999) montre comment la mesure de la « compétence » d’un individu est une construction qui doit faire appel à une pluralité d’acteurs, de jugements et d’outils pour être évaluée de manière relativement partagée et juste. Dans une perspective institutionnaliste et organisationnelle, C. Sabel insiste sur les capacités d’apprentissage et d’autonomie offertes potentiellement par les organisations en réseaux (Gilson, Sabel et Scott, 2009 ; Sabel, 1994, 2006). Des outils de gouvernance pragmatiques et rendus robustes par leur remise en cause systématique des routines, favorisent l’innovation en même temps que l’autonomie des individus : « Accountable behavior in this setting no longer entails compliance in the sense of rule following, but rather provision of a compelling explanation for choosing, in the light of fresh knowledge, one way of achieving the common (sub)goal over others. At the limit, principal-agent accountability gives way to peer-to-peer review, in which decision makers learn from and correct each other even as they set goals and performance standards for the organization. » (Sabel, 2006, p. 135). Sabel montre combien l’efficacité dans la relation de sous-traitance et de service, jusqu’à son potentiel d’innovation, nécessite des formes d’intégration entre moments de conception et d’exécution du travail, et donc des formes organisationnelles permettant la participation et la délibération entre acteurs impliqués. Faute de cette flexibilité, une division du travail trop tayloriste, séparant nettement conception et exécution, impliquera une incapacité à répondre aux besoins réels du client. Ce constat a des implications majeures en particulier en matière de rapports entre espace de travail, relations de services et mesure de la valeur. Les analyses portant sur l’activité de travail et la dimension située du travail (« workplace studies ») ont montré combien l’activité de travail contemporaine est marquée par des formes de distribution de l’activité dans des espaces physiques parfois proches parfois éloignés, médiées par des dispositifs techniques et organisationnels multiples (Borzeix et Cochoy, 2008 ; François, 2002 ; Licoppe, 2008).
Comprendre l’activité de travail implique donc de prendre en compte sa dimension située – notamment dans des métiers de FM où l’espace de travail est partagé entre deux qui rendent le service et ceux qui en bénéficient (Reyssat, 2016 ; Ughetto, 2004). Ces travaux invitent également à étudier le travail au plus proche des acteurs à un niveau microsociologique, en prenant en compte les dispositifs cognitifs qu’ils mettent en oeuvre et en rendant justice à la grande richesse de l’activité bien souvent sous-évaluée par un regard externe ou même lors d’entretiens avec les travailleurs (Gherardi et Nicolini, 2000 ; Lahlou, 2008 ; Ughetto, 2004). À une échelle plus large, les travaux à l’articulation de la géographie et de la sociologie économique et des réseaux sur les systèmes locaux de compétences insistent sur l’importance de la dimension spatiale de l’innovation dans des structures de type réseau comprenant de multiples entités juridiques et économiques (Grossetti, Zuliani et Guillaume, 2006 ; Polletta, 1999 ; Uzzi et Spiro, 2005 ; Zalio, 2004). Ces réflexions ont deux implications pour notre objet : (1) comment se construit la valeur du service dans l’espace de travail qui est commun au bénéficiaire et au prestataire du service, et (2) comment la qualité du service dédié à l’espace de travail a en soi un effet sur l’innovation et l’efficacité des salariés de l’entreprise donneuse d’ordre[6].
Les pratiques de management participatif sont aujourd’hui largement répandues car elles permettent d’intégrer le travailleur et son intelligence de celui-ci dans la gestion[7] du processus de production du service. Dans leur travail sur la participation des salariés, A. Borzeix, B.
Zimmermann et J. Charles (2015) invitent à repenser le rôle de la participation en entreprise pour dépasser une opposition entre une vision trop optimiste qui y voit une ouverture libre aux voix de chacun et une vision trop pessimiste qui en fait un simple outil de domination consentie. Ils montrent que la participation est une articulation entre prendre part au groupe, apporter une part par sa contribution et recevoir une part des bénéfices. La participation a donc des dimensions à la fois expressives et financières qui incitent à repenser la façon dont sont prises les décisions dans la firme, et, dans notre cas, d’analyser la dimension politique et le rôle de la participation et de la délibération dans la mesure de la valeur des services. Les travaux de J. Charles (2012) ont cependant montré combien l’injonction contemporaine à la participation des travailleurs fait peser sur les travailleurs des « charges » qu’ils sont bien souvent incapables de pouvoir soutenir, sans équipement par l’organisation. Au bout de cette analyse on retrouve les analyses de la psychodynamique du travail, notamment C. Dejours (1998) qui montre comment le burn out, et le suicide au travail, sont générés par un manque total de prise, par les individus concernés, sur la définition des charges qui s’imposent à eux. Cette violence qu’ils retournent contre eux peut alors être lue (Ferreras, 2012b) comme un état de « pauvreté politique » à-la-Bohman (Bohman, 1997, p. 335), dans ce contexte : la négation de l’attente du travailleur à peser sur la définition des conditions de sa vie au travail, donc de son organisation et de son évaluation. In fine, il s’agit ici de l’enjeu de la mesure de la valeur de son travail, et dans un tel contexte serviciel, où la qualité du travail dépend d’une implication aussi personnelle, de sa propre personne…
2.2. Le travail comme rapport social et politique : l’enjeu de la justice dans la relation de service
Il n’y a pas de sens à parler du travail, le définir et chercher à enquêter sur sa valeur, en dehors d’une conception du travail comme rapport social. À persister dans cette voie, on se condamnerait à manquer toute l’épaisseur de sa complexité anthropologique et sociologique.
Au fond, le travail, en tant qu’expérience – c’est pourquoi nous parlons d’« expérience du travail » (Ferreras, 2007) – est toujours un rapport social. « Car le travail ne préexiste pas aux rapports sociaux, il est rapport social » comme l’écrit M. Lallement (2007, p. 15). Nous plongeons ici aux fondamentaux de l’analyse de Marx qui avait mis en lumière le fait que le travail salarié au sein de l’économie capitaliste était bel et bien l’invention d’un rapport social. Dans ce cadre, le passage d’un régime productif industriel à un régime de services ne fait qu’exacerber l’importance de cette saisie du travail en tant qu’expérience d’un rapport social.
Une part importante de littérature en sociologie du travail a montré récemment combien le rapport individuel au travail est de l’ordre du rapport de sens (travailler c’est « être inclus, être utile, être autonome, faire un travail intéressant »), et cela alors même qu’il reste marqué par la composante instrumentale (travailler, c’est « gagner de l’argent pour pouvoir subvenir à ses besoins en dehors du travail ») (Bigi et al., 2015 ; Ferreras, 2007 ; Méda et Vendramin, 2013). En effet, même dans le cas de fonctions peu épanouissantes, épuisantes nerveusement et n’offrant pas de perspective de carrière, comme c’est le cas des caissières de supermarché, un cas critique au sens méthodologique du travail peu qualifié dans les services (Ferreras, 2007), le rapport au travail est, en dernier ressort, de l’ordre de l’expressivité. Ainsi, parce qu’il est toujours, au moins minimalement connoté expressivement, le travail ne peut jamais se réduire à l’instrument qu’il est également pour la personne au travail elle-même – le moyen de gagner sa vie. Mais d’un point de vue sociologique, l’expressivité du travail doit être encore mieux évaluée. C’est pourquoi Ferreras (2007, 2012c) identifie deux dimensions fondamentales de l’expérience du travail contemporain, c’est-à-dire le travail dans le cadre de la société démocratique à économie capitaliste de services : le travail salarié prend place au sein de l’espace public et il est animé par une logique politique.
Aujourd’hui, en effet à l’heure où 80% de l’emploi se trouve dans les services, il faut voir combien le travail en tant qu’expérience humaine se déploie au sein de l’espace public et est animé par une logique politique. Dans l’espace public des sociétés à culture démocratique avancée comme les sociétés occidentales, les interactions qui s’y déploient mobilisent des attentes spécifiques. Le quotidien du travail est imprégné des attentes typiques du régime d’interaction civique démocratique qui anime la sphère publique. Celui-ci est marqué entre autres par la convention d’égalité. Au quotidien du travail, en particulier dans les services où le client s’adresse au salarié comme s’il était lui-même « roi », le viol de la convention d’égale dignité explique le sentiment d’injustice profond qu’éprouvent les salariés.
Dès lors, ce qui peut s’entendre en première écoute comme l’expression d’un malaise, d’une frustration, d’une colère, ou le vécu d’une souffrance, voire se manifester comme la maladie liée au travail, est en dernier ressort l’expérience d’une injustice dont ces expressions ne sont que le symptôme. Par exemple, les caissières qui témoignent d’un état de souffrance lié au travail, jusqu’à être mises en arrêt de maladie pour dépression ou épuisement peuvent aligner les témoignages d’altercations avec les clients vécues très négativement. Et les réactions des salariés sont toujours les mêmes : profond sentiment d’injustice, d’autant plus qu’ils ont l’obligation de s’abstenir de toute réaction vis-à-vis du client. Car en effet, « le client est roi ». La caissière, comme tout prestataire, n’est pas autorisée à répondre au client. Les personnes confrontées à cette position, année après année, se « blindent ». D’autres par contre, ne tiennent pas le coup et craquent psychologiquement ou physiquement – l’un étant substituable à l’autre, jusqu’à être victime d’une « maladie de longue durée » ou, avec plus de chances, obtiennent leur mutation vers un poste qui les exposera moins à la clientèle.
Travailler revient à faire l’expérience suivante : mobiliser le registre du juste (ou de l’injuste) dans le cadre d’une référence au collectif. Voilà la raison pour laquelle Ferreras (2007) a proposé de parler de l’expérience du travail comme d’une expérience animée par une logique fondamentalement politique, telle que l’entend la philosophie politique dans la tradition du libéralisme politique. Dans cette tradition, la marque propre du politique réside dans la mobilisation de ses propres conceptions sur le juste et l’injuste dans le cadre d’une référence au collectif. Contrairement aux lectures répandues sur la flexibilité, cette perspective propose d’analyser la flexibilité du travail actuelle, singulièrement la polyvalence qu’implique les prestations de services actuelles, comme étant, d’un point de vue sociologique, une expérience non pas d’individualisation des parcours uniquement, comme le font généralement les lectures sociologiques de la flexibilité, mais bien d’inscription – forcée, compliquée, problématique souvent – dans des référentiels de travail : des équipes dans lequel il faut s’impliquer, des normes qu’il convient de suivre, des indicateurs de productivité qu’il faut atteindre, etc. Cette inscription dans des collectifs, qui évoluent selon le temps, selon les tâches, selon l’horaire, c’est-à-dire les référentiels évoqués plus haut, produit l’effet suivant : elle pousse le salarié, qui importe dans son milieu de travail la culture typique de l’espace public des sociétés à culture démocratique stabilisée (le régime civique démocratique et ses conventions d’égalité
et de respect), à positionner ce qu’il tient comme ses propres conceptions sur le juste et l’injuste par rapport à celles d’autrui (ses collègues) et surtout : par rapport aux normes qui vont s’imposer à ces collectifs de travail auxquels il est assigné, qui le dépassent et dans lequel il s’inscrit. La question de la mesure de la valeur produite par les travailleurs des services plonge donc jusqu’à la capacitation de ces derniers à pouvoir peser sur les normes – de mesure de la qualité du travail, entre autres mais plus largement d’organisation du travail – qui s’imposent à eux.
2.3. De la firme au système de protection sociale, en passant par la branche : quelles relations sociales pour l’économie des services ?
On peut faire l’hypothèse qu’en vue de relever le défi qu’implique la délibération sur les enjeux de mesure de la valeur, il convient de réfléchir à l’équipement des acteurs du FM, donneurs d’ordre et prestataires. Cet équipement passera certainement par des formes d’institutionnalisation de la délibération sur cette mesure aux différents niveaux : de l’activité elle-même, du rapport entre acteurs appartenant à la firme-réseau[8], mais également au sein du champ des relations professionnelles et de la branche d’activité à construire.
L’absence de branche unifiée pour le Facility Management et son éclatement en différentes branches professionnelles aux échelles de carrière et grilles de qualifications et de salaires diverses[9] limite la capacité à structurer ces activités et à prendre en compte les exigences de justice et de répartition de la valeur dans ces métiers. Au faîte du fordisme analysée par l’économie de la régulation (Boyer, 2001 ; Boyer et Orléan, 1991), le champ des relations industrielles avait mis en avant l’idée d’un « système de relations industrielles » selon la formule de John T. Dunlop (1993 [1958]) qui devait se lire comme une construction institutionnelle des rapports entre acteurs collectifs représentants travailleurs et employeurs, capable de construire des accords sur des principes de justice structurant le marché du travail du champ concerné. Dans l’époque contemporaine, la structuration des champs économiques ayant été en constante évolution suite à la déformalisation de la grande firme intégrée entamée dans les années 1980, l’idée d’une structuration institutionnelle volontariste du champ ou de la filière d’emploi refait surface. Elle devra connaître des expressions nouvelles. Aux États-
Unis, les travaux de J. Rogers sur les pratiques de « High Road vs. Low Road » portent sur cet enjeu (Rogers, 2012), incluant des réflexions sur les différentes façons de répondre, dans les relations sociales et la politique des firmes, à la question de la rémunération des salariés les moins qualifiés. Les travaux de B. McKean (2013) sur la filière de sous-traitance et la chaîne de valeur mondiale poursuive ce questionnement au niveau transnational. La structuration économique de l’entreprise par la sous-traitance fait basculer quantités de relations qui tombaient sous le périmètre du droit du travail vers le droit commercial. Cette logique de fracture, « fissuring » selon D. Weil (2014), relève d’une logique de commodification de toutes relations, thème marxiste cher à l’École de Francfort[10]. Dans un tel contexte, une question capitale s’impose : l’entreprise constitue-t-elle encore un niveau pertinent de la mesure de la valeur ? Quel rôle actif peut-elle jouer ? Devrait-elle renoncer à peser sur cet enjeu ? Si sa pertinence ne peut cesser de nous échapper – a minima parce qu’elle constitue l’espace commun de l’expérience du travail que font les collaborateurs du donneur d’ordre et ceux du prestataire, quel que soit leur statut d’emploi et quel que soit la complexité de la structuration juridique de leurs relations –, il conviendra alors de réfléchir aux moyens de la penser, dans ses formes actuelles et toujours changeantes, l’entreprise-réseau, comme une entité au niveau de laquelle une délibération doit pouvoir être pertinente. Dans cette perspective, on lira l’entreprise-réseau, au-delà de la simple organisation économique, comme une « entité politique » (Ferreras, 2007, 2017) face à diverses responsabilités à identifier. Cette lecture rencontre les réflexions menées sur la refondation de l’entreprise comme dispositif de création collective (Segrestin et Hatchuel, 2012).
Un choix de société se pose plus largement : comment approfondir l’avènement du travail à l’espace public et à sa norme de l’égale dignité. Traiter de ces enjeux impliquera de prendre au sérieux la question de la transformation du principe de subordination qui fonde le travail de travail salarié et l’accès à la protection sociale (Berrebi-Hoffmann, 2012 ; Lamine et Rocca, 2017), celle de la structuration de la représentation des travailleurs, et des champs de relations professionnels et de penser les objets pertinents de négociation, équiper en « capacité collective » (Ferreras, 2012a) ces travailleurs, leurs représentants syndicaux et les employeurs, du niveau micro de l’équipe de travail jusqu’au niveau institutionnel d’un champ en devenir. Au-delà du Facility Management, des services, de la branche d’activité ou de la firme, ces questions interrogent inévitablement les fondements de nos systèmes de protection sociale, largement remis en cause, précisément, par les transformations des structures économiques (Berrebi-Hoffmann et al., 2009 ; Gazier, Palier et Perivier, 2014).
Conclusion en forme d’ouverture pour une discussion scientifique et politique
André Gorz, analyste pessimiste d’une modernité annonçant l’apparition d’une nouvelle classe servile, résumait ainsi ce qu’une marchandisation qui gagne l’ensemble des champs sociaux allait faire à la société : « comme si la différenciation des tâches économiques exigeait un degré de spécialisation tel que la société doit inévitablement se stratifier en une masse d’exécutants, d’une part, et une classe, d’autre part, de décideurs et de techniciens irremplaçables et surmenés, ayant besoin, pour remplir leur tâche, d’une nuée d’aides au service de leur personne. » (Gorz, 2004, p. 23). Cette nouvelle servilité ou opposition entre « servants » et « cerveaux » ne se limite pas aux services aux personnes mais prend une forme plus systématique dans les services aux entreprises. Une nouvelle servilité, faite d’entreprises aux marges faibles et de salariés aux salaires et aux perspectives de carrière limités, s’est développée à l’occasion de l’éclatement de la grande entreprise fordienne. Une recherche qui entend analyser ces transformations et permette de réfléchir à des expérimentations alternatives en matière d’organisation du travail, de mesure de la valeur et de structuration politique et sociale des relations marchandes, doit se mettre en capacité de rejoindre des littératures trop souvent disjointes et entrer empiriquement au cœur du travail et de l’organisation de la relation de service. Pour ce faire, c’est un ensemble vaste de contributions qu’il faut faire dialoguer afin d’entrer dans toute la profondeur de l’enjeu que soulève la mesure de la valeur des services. La vision industrialiste de la relation de service pose des problèmes tant en termes de justice qu’en termes d’efficacité productive et d’innovation. La professionnalisation du FM ne pourra continuer à demeurer au second plan par rapport à la baisse des coûts, sauf à poursuivre dans une impasse pour l’ensemble de la filière. La constitution d’un champ de recherche est aussi urgente que la transformation des dispositifs concrets de mesure de la valeur dans une réalité du travail marquée par la numérisation et la relation de service dans des organisations complexes où frontières juridiques de la société et entité politique et économique de la firme comme entité productive sont de plus en plus disjoints.
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[1] Revue de la littérature produite sur base d’une bibliographie raisonnée dans le cadre de la convention de recherches sur la mesure de la valeur des services, signée entre Thales, Sciences Po et Louvain pour une durée de 6 mois à dater du 1er mai 2017, impliquant une équipe de recherche composée des deux auteurs ainsi que Pierre François (Directeur de recherche CNRS, Sciences Po-CSO) et Auriane Lamine (Professeure, Faculté de droit, Louvain).
[2] Pour des éléments sur le secteur et ses évolutions contemporaines, voir le Livre Blanc du Sypemi « Le Facilities Management à la croisée des chemins », janvier 2016, rédigé par Xavier Baron.
[3] Pour une analyse critique plus générale de la construction et des usages des outils de gestion, voir (Boussard, 2001 ; Boussard et Maugeri, 2003 ; Chiapello et Gilbert, 2013).
[4] Notons la dénomination exclusivement féminine de la fonction : on entend rarement parler d’hôte d’accueil…
[5] Voir à ce sujet les réflexions de X. Baron sur la distinction entre modèle économique et modèle d’affaire qui montre les limites de la valorisation monétaire des services et ses effets sur la mise en invisibilité du travail (Baron, 2017).
[6] C’est à ce deuxième enjeu que vient répondre la notion d’aménité mise en avant par X. Baron et N. Cugier (2016) dans leur article intitulé « Des services généraux aux « aménités » des environnements du travail ».
[7] I. Ferreras insiste sur la distinction essentielle entre gérer et gouverner dans la question de la participation des salariés (Ferreras, 2012c, p. 180‑ 182) : les pratiques de gestion (implication dans les moyens) sont la voie la plus souvent privilégiée de la participation, le « management participatif » porte bien son nom. En général, il ne s’agit pas de faire peser les travailleurs sur les finalités poursuivies par l’organisation – ce qu’on peut appeler la participation au gouvernement de l’entreprise.
[8] Le dispositif pionnier COPERNIC initié par Thales afin de tisser des relations plus productives avec le prestataire Vinci, à la suite d’une réflexion menée à partir de 2010 et mise en oeuvre à partir de 2012, relève de cette expérimentation. Son caractère novateur réside en particulier dans l’institutionnalisation d’un dialogue bipartite, avec des paires de responsables Thales et Vinci par site (50 sites Thales sur la France), leaders en matière de négociation et délibération sur la mesure de la qualité des prestations liées au contrat. Ces transformations de la « politique du travail » est liée à des effets sur le contrat commercial. Le terme du contrat offert par Thales est notamment passé à cinq ans. Voir la monographie du projet Copernic rédigée par X. Baron Le projet Copernic, Entre rationalisation industrielle et émergence d’une dynamique servicielle, juin 2014, et l’article rédigé par N. Cugier, T. Berthomieu et C. Dureault (2014).
[9] Pour un rare travail sur les conventions collectives et l’action syndicale dans la branche du nettoyage industriel, voir (Denis, 2008).
[10] Notons au passage que P. Dardot et C. Laval (2010) appellent justement néo-libéralisme la marchandisation de toutes les relations.
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