30 janvier 2020

CAHIER 1 – Document 4

Gros marchés et petits emplois, métiers invisibles,
une question d’échelle

Pierre-Yves Gomez,
Professeur em Lyon business school et
Directeur de l’Institut français de Gouvernement des Entreprises

Diffusé le 04/02/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

J’ai beaucoup apprécié cette journée. Elle m’a permis de rencontrer des personnes que je ne connaissais pas, ce qui est toujours agréable. Elle m’a fait aussi découvrir une activité, un secteur et des problématiques que j’ignorais. Je le dis en toute humilité au début de cette intervention, je ne connaissais que peu de choses sur le FM. Je me suis donc renseigné et j’ai trouvé que les problématiques que soulève ce secteur sont absolument passionnantes. La journée d’aujourd’hui me l’a confirmé.

Je trouve le sujet du FM passionnant parce qu’il est au cœur de la transformation du capitalisme. Je travaille depuis 30 ans sur les évolutions des gouvernances, des entreprises et du capitalisme dans son ensemble. Je découvre qu’aujourd’hui, au cœur de cette transformation, il y a la question du secteur du FM.

Je voudrais développer cette découverte, qui n’en est sans doute pas une pour vous, autour de trois idées et deux interrogations finales.

 

Première idée : Replacer les enjeux du FM dans la transformation de l’économie

La première idée c’est que le FM participe puissamment à la transformation macroéconomique du capitalisme. Un chiffre : 57 milliards de dividendes ont été versés par les entreprises du CAC40 au titre de l’année 2017. La presse s’est emballée en criant au record, ce qui n’est pas tout à fait exact. En 2016, le montant était  56 Mds et en 2014 c’était déjà de cet ordre-là. On a une mémoire sélective des records… On atteint depuis le début des années 2010 des niveaux supérieurs à 50 milliards de dividendes dégagés par les entreprises du CAC40. Donc sur 10 ans, le profit est très largement distribué par ces très grandes entreprises. A qui ? Qui sont les actionnaires ? Ce sont aux deux-tiers des épargnants, dont une petite moitié des épargnants étrangers. Les dividendes financent donc très largement les retraites des pays anglo-saxons. Pour un tiers ils profitent à des épargnants français, parce qu’une partie de nos retraites est placée en produits financiers. Donc ces profits financent l’épargne des ménages.

Pour faire simple, quelques très grosses entreprises dégagent des profits et les distribuent pour alimenter les retraites. Entre 2008 et 2018, ces entreprises ont baissé le niveau de leurs effectifs, en France et à l’étranger, de 1%. Les mêmes entreprises qui ont augmenté les profits ont donc diminué leurs effectifs. Et là c’est magique n’est-ce pas : comment des entreprises peuvent faire plus de profit avec moins de travail ? Réponse de l’économiste : par l’augmentation de la productivité. Réponse exclue, on n’a pas vu augmenter la productivité à un tel niveau.

 Deuxième réponse qui concerne le FM : une partie de l’activité, celle qui est la moins profitable, a été externalisée. C’est un phénomène déjà ancien puisqu’il a commencé dans les années 1990 et qu’on a appelé l’externalisation. Il a été théorisé par Oliver Williamson dès les années 1975, qui obtint le prix Nobel 2009 pour ces travaux. Williamson a montré que si les coûts d’organisation d’une activité sont plus élevés que les coûts de transaction, il est rationnel d’externaliser l’activité. En d’autre termes, s’il est moins coûteux d’acheter un service sur un marché que de le réaliser soi-même, il faut se débarrasser de la production de ce service.

Pour restaurer leurs marges, les entreprises se sont lancées dans l’externalisation, jusqu’à externaliser des métiers entiers. Je ne vais pas vous en dire plus : vous êtes dans un secteur qui a récupéré largement ces activités (avec celui du conseil). Le chiffre d’affaires de votre secteur augmente de 4% depuis 10 ans, contre un taux de croissance de l’économie du 1,8%. Vous croissez deux fois plus vite que la croissance nationale, et si j’ai bien lu les chiffres, 90% de vos charges sont constituées de la masse salariale avec une moitié des effectifs au Smic.

Au niveau macroéconomique, je vois donc de très grandes entreprises qui ont réussi à dégager plus de profits. Elles ont pu le faire, entre autres, parce qu’elles ont externalisé une large part de leurs propres activités. Celles qu’elles considéraient comme étant les moins valorisables et n’ayant pas de valeur stratégique pour leur activité. Donc elles ont externalisé et fait gérer des activités à faibles marges, avec beaucoup de main d’œuvre peu qualifiée, par des contrats marchands renégociables. La mise en concurrence des entreprises du FM a permis de diminuer les coûts de transaction et donc a permis les profits des grands groupes. CQFD.

Si on veut comprendre ce qui se passe dans un secteur, il faut le ramener à l’évolution systémique de l’économie. C’est important pour la table ronde qui va suivre sur le thème « Comment réguler le secteur ? ». Or on ne peut pas réguler un secteur à partir de lui-même, il faut le réguler à partir de l’ensemble de l’économie et des interactions dont il fait partie.

Il faut donc comprendre que si, grâce aux dividendes des très grandes entreprises, on paye des revenus sous forme de rente à des ménages – je fais un raccourci mais il n’est pas faux économiquement –c’est (entre autres choses bien sûr) parce que d’autres ménages qui ne sont pas ceux en général qui épargnent pour obtenir des rentes financières, produisent à coûts faibles dans des entreprises  des  services qui ont été externalisés … par les entreprises qui font grâce à cela plus de profits. La boucle est bouclée.

Je ne vous apprends sans doute rien mais il est bon de le dire à la société. Il pourrait se passer la même chose avec le FM que ce qu’a connu l’agriculture. On industrialise une activité. Pour l’agriculture, c’est la grande distribution qui a pris le dessus, qui a imposé sa politique de prix. Finalement, comment finance-t-on l’agriculture ? Par des subventions ! Or j’ai été frappé par ce que vous avez dit ce matin sur le CICE. La marge de certaines entreprises du FM est tellement faible qu’il faut intégrer le CICE pour qu’elles dégagent des résultats positifs. S’il en est ainsi, c’est que l’on cherche à faire payer à la collectivité une partie de l’activité que les très grandes entreprises n’ont plus voulu gérer, pour pouvoir dégager des profits qui servent à payer des rentiers, enfin, de futurs retraités…

Comment cela peut-il évoluer ?  Je crois qu’il est important de donner à voir ces transformations économiques avant qu’il ne soit trop tard. Parce qu’essayer de récupérer de la valeur – là je vais parler en professeur de stratégie – à partir du secteur lui-même, en jouant soit sur la concurrence, donc sur la diminution des coûts,  cela va devenir impossible. Il n’y a pas de marges possibles lorsque les donneurs d’ordre sont dans une telle position de force. Lorsque le service produit est considéré comme une commodity, c’est-à-dire qu’il est totalement interchangeable avec un produit de la concurrence, les profits tendent vers zéro, et c’est terminé. Vous pouvez faire toutes les innovations que vous voulez, elles seront toujours rattrapées par la concurrence. Cela devient le standard et c’est zéro profit. Donc la seule solution c’est la régulation. Elle peut être publique, mais pas seulement ; elle peut être aussi organisée par les acteurs eux-mêmes. Par les financeurs aussi.

Je travaille avec un fonds d’investissement sur l’évaluation des entreprises cotées. On essaie d’intégrer le plus possible de normes dites extra financières pour éviter le piège de l’évaluation résumée au seul résultat financier, qui caricature la réalité des entreprises. Cette réduction financière conduit à des stratégies mortifères de cost killing. C’est la fameuse image du train avec ses wagons que l’on veut faire rouler le plus vite possible. On supprime alors le dernier wagon, parce que c’est celui qui retarde le train. Et, de proche en proche, à la fin on n’a plus que la locomotive, et encore, elle se retarde elle-même …

Donc quand on gère par l’écrasement systématique des coûts, on met toute l’économie en danger. On le sait depuis longtemps (Chandler ou Keynes en parlent en analysant la crise des années 1930), sauf que la logique de l’économie laissée à elle-même conduit inexorablement à ce mécanisme.

La seule solution c’est donc la régulation. Une forme de régulation consisterait à intégrer dans les évaluations par les fonds d’investissement, la question « Que faites-vous de la gestion de vos relations avec les entreprises du FM ? ». Cela devrait faire partie de l’évaluation complète de la responsabilité sociale d’une entreprise. Il y a la biodiversité, l’environnement, l’impact CO², il y a tout cela, bien sûr. Mais on ne peut pas soigner son environnement tout en externalisant une partie de l’activité à faibles marges et en laissant les acteurs s’en débrouiller ! Il me semble donc essentiel de communiquer sur le secteur du FM, sur ses difficultés propres de manière à les intégrer dans le débat sur la responsabilité sociale des entreprises. Avant qu’il ne soit trop tard.

 

Deuxième idée : Replacer le FM dans les transformations du travail

On parle beaucoup (et je suis de ceux qui en parlent) de la transformation du travail. Très souvent, par transformation du travail, on entend transformation de l’organisation du travail. Ce qui est déjà une manière de prendre la main sur la chose (organisation, flexibilité, nouvelles formes, etc.). Mais on ne s’interroge pas toujours assez sur la transformation du travailleur, c’est-à-dire des personnes qui sont appelées à travailler. Or ces personnes ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans. Elles évoluent, comme les entreprises, comme les consommateurs. La mentalité du travailleur évolue.

Un fait massif, et bien documenté désormais, c’est le désengagement des travailleurs vis-à-vis du travail professionnel. On le voit dans les enquêtes européennes, on a une tendance au désengagement, c’est-à-dire à ne plus considérer l’entreprise, non seulement comme un lieu de vie majeur, mais comme un lieu de travail. Notez que, contrairement à une idée reçue, la France est le pays européen où le désengagement est un des moins forts. C’est dans les pays scandinaves que le désengagement est le plus fort. Le rapport à l’entreprise est encore très présent en France relativement aux pays du Nord.

Cette évolution accompagne la transformation des entreprises. Je vais passer rapidement sur ce point, qui était l’objet de mon ouvrage Le travail invisible. Le travail est réduit à des reportings, des normes, des résultats, des ratios, etc. Au final, on ne voit plus ce qu’on a évoqué tout à l’heure : les gens qui travaillent, la manière dont ils travaillent, cela, on ne le voit plus. On voit des normes, des reportings, des retours sur investissement, des paramètres… et on gère des masses à partir de tout cela.

C’est pourquoi le travailleur de base pense : « Puisqu’on ne me voit plus dans l’entreprise ; puisqu’on ne voit que des chiffres et des ratios de performance, eh bien ma vie est ailleurs ». Et il se désengage. Ce n’est pas pour fuir le travail, mais le plus souvent pour pouvoir travailler différemment, à son rythme. Or cela est possible parce qu’une partie des moyens de production n’est plus contrôlée par les entreprises. Avec un téléphone et un ordinateur portable, on peut travailler chez soi. Et même si ce n’est pas du travail rémunéré, on peut développer énormément de travail collaboratif depuis le partage des recettes de cuisine sur Internet jusqu’à la participation à des forums de réflexions en tous genres. On peut aussi gagner de l’argent dans des paris ou des jeux en ligne. Mille formes d’activités qui ne sont pas du travail au sens professionnel du terme mais qui sont professionnalisantes, parce qu’on découvre des choses et que l’on déploie des compétences techniques, en dehors de l’entreprise.

En clair pour faire un raccourci sans doute trop caricatural mais imagé : le salarié peu rémunéré dans une entreprise du FM qui fait un travail manuel, qui semble méprisé par le corps social, quand il rentre chez lui, sur son ordinateur, il fait des trucs qui peuvent être bien plus intéressants. Je ne dis pas qu’il crée des algorithmes, mais il n’est plus dans l’espace dégradé du travail professionnel. Dès lors, il ne considère plus l’entreprise comme le centre de sa vie.

Le phénomène est très connu pour les nouvelles générations. Cela ne veut pas dire qu’elles ne s’intéressent pas à l’entreprise, et qu’elles ne veulent pas travailler dans de belles sociétés. Mais les jeunes veulent des aventures. Bien sûr qu’il y a du mythe, de la naïveté, dans tout ça, mais c’est un fait que leur relation au travail est très individualiste. C’est une relation qui est beaucoup moins affective vis-à-vis de l’employeur. Ils peuvent se donner pleinement pour les projets qui les passionnent et se sentir totalement non concernés par d’autres projets.

Cet individualisme n’est pas réservé aux jeunes ou aux cadres gagnants de la globalisation. Il est assez généralisé. En particulier lorsque les emplois sont précaires. Ce sont peut-être encore les salariés les moins fidèles. Parce qu’il y a beaucoup de travail déqualifié, contrairement à ce que l’on dit, et qu’il est très facile de changer d’entreprise. Or la précarité des emplois n’invite pas à la fidélité. Le secteur du FM a donc à affronter aussi et peut-être plus que d’autres secteurs, l’individualisation des comportements et les transformations à l’égard du travail qu’elle implique. Concrètement, cela veut dire gérer une rotation du personnel qui dégrade encore les marges.

Ainsi, les grandes entreprises ont externalisé des services assurés par une population que les sociétés du FM doivent, elles, fidéliser, ce qui est d’autant plus difficile dans un contexte d’individualisme ou la « valeur travail » décline au profit des multiples activités que l’on peut exercer dans la sphère privée. Et cela est d’autant plus sensible que l’organisation du travail et le niveau des rémunérations dans ce secteur ne sont pas des facteurs de fidélisation.

Une idée m’est venue à l’heure en vous écoutant. Si, sur le plan macroéconomique, on reporte sur les entreprises du FM la gestion d’un personnel qu’on ne veut pas garder parce qu’il est compliqué ou non créateur de « valeur stratégique », et qu’en plus ce personnel est difficile à fidéliser… le risque que l’entreprise donneur d’ordres pensait ne plus prendre, elle peut le récupérer un jour au niveau macrosocial. Je m’explique : il y a le risque qu’un jour il y ait pénurie pour répondre aux besoins de maintenance que vous évoquiez tout à l’heure et qu’il faille les assurer de manière dégradée. On n’en est pas là, mais le risque est possible. Si on ne prend pas en considération les intérêts de tous intervenants dans une chaîne de création de valeur, y compris les fournisseurs et en particulier les fournisseurs de FM, on produit assez inévitablement les conditions d’un risque systémique, un risque de défaillance sociale du système.

 

Troisième idée : entreprise plateforme comme réponse aux contraintes qui pèsent sur le FM ?

Je résume.

Première idée. Un capitalisme de plus en plus concentré avec des très grandes entreprises au niveau national et mondial, avec une cascade de donneurs d’ordres. Des chiffres : 37% du PIB par 264 entreprises, mais un tiers des PME appartiennent à ces 264 entreprises. 4600 ETI, mais un deuxième tiers des PME appartiennent à ces ETI. Il ne faut pas imaginer qu’il y a quelques grandes entreprises et une myriade d’entreprises libres et indépendantes. Il y a des grandes entreprises, mais dans la structuration du capitalisme, il y a une très forte concentration verticale, avec les phénomènes d’externalisation que j’ai décrits. Cette concentration a permis d’externaliser une partie de l’activité de ces entreprises vers des sous-traitants en FM en faisant porter sur eux la pression sur les coûts.

Deuxième idée, une société de plus en plus fluide dans laquelle le travail s’individualise. Le grand sociologue américain Christopher Lasch qualifiait cette tendance de société narcissique. Liquidité, fluidité, mais en même temps, des individus qui sont les entrepreneurs d’eux-mêmes, comme disait Foucault et qui se disent, « je choisis selon mon propre intérêt ». C’est dans ce contexte sociétal que les entreprises du FM doivent gérer leur personnel.

La troisième idée que je voudrais avancer devant vous est donc la suivante : une solution serait de faire des entreprises du FM, des entreprises plateformes. Une entreprise plateforme est une entreprise qui propose des temps de travail à des employés autonomes, qui choisissent des plages selon le taux qui leur est proposé. L’entreprise gère le lien avec le donneur d’ordre, organise le travail, les procédures et les normes de service. Mais elle ne gère pas le personnel : celui-ci est composé de personnes autonomes soit avec des contrats variabilisés, soit avec des statuts d’indépendants.

L’image est celle d’une application, type Uber, où on se branche pour travailler, mais sans se sentir « salarié » de l’entreprise.

Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire, mais que les contraintes que j’ai évoquées précédemment peuvent encourager une tendance à concevoir l’entreprise comme une simple plateforme connectant des travailleurs à des entreprises clientes et organisant les temps et les contenus de production, rien de plus.

Le salariat, vous le savez sans doute, a été inventé par les entreprises. Plus l’entreprise a développé des processus de production longs et complexes, plus elle a dû fidéliser ses employés. Elle a donc inventé et généralisé le salariat, parce que ce qui était considéré comme très compliqué, jusque dans les années 1930, c’est de trouver le bon salarié au bon moment. D’où le contrat à durée indéterminée.

Avant la généralisation du contrat salarial, jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est le contremaître qui choisissait ses employés pour une semaine en fonction de la demande de travail du moment. Et qui les embauchait ou les débauchait. La fluidité des travailleurs et de l’économie en général que nous connaissons aujourd’hui, ce n’est donc pas une totale nouveauté. C’est avec la production industrielle de masse dans les années 1950 que les choses ont dû bouger : les entreprises ont eu besoin de fidéliser leurs salariés parce que le processus de production (le travail à la chaîne entre autre) exigeait d’avoir toujours des employés à leur place. Avec la mécanisation et la production de masse, on ne pouvait pas se permettre de ne pas avoir de le nombre nécessaire de salariés chaque matin ce qui aurait conduit à arrêter les machines. Donc pour fidéliser les travailleurs, on a inventé d’abord les avantages sociaux puis le salariat qui s’est généralisé avec les 30 glorieuses et la  production de masse.

Le salariat c’est une conséquence de l’entreprise normalisée, organisée. Est-ce que ça veut dire qu’on remettrait en cause ce modèle si on transformait l’entreprise en simple plateforme ? Certains économistes répondre que si une entreprise définit des procédures et des contrôles et si le travail est peu qualifié, il n’est pas nécessaire qu’elle fidélise ses employés. Elle peut s’assurer un volant de travailleurs suffisant en proposant des flux d’activités et miser sur la flexibilité de la population active. Les contraintes que j’ai évoquées précédemment peuvent pousser les entreprises à considérer que la seule solution, c’est de se comporter comme de simple plateforme distribuant du travail en fonction des opportunités. Or cela est très compatible avec la tendance que j’ai relevée : les services de FM tendent à devenir des commodités. Dans ce cas, l’entreprise plateforme limite ses coûts d’organisation, ne cherche pas à fidéliser, un peu comme Uber ou n’importe quelle plateforme sur le net.  Dans cette configuration, le travailleur reste autonome, il se gère, il gère ses activités, ses besoins de revenus, et il propose ses compétences à telle ou telle entreprise du FM qui est agrégatrice, selon les besoins du marché. On reviendrait ainsi  la situation du travail précédant le XIXe siècle…

 

Deux questions pour finir sécurité et la communauté de travail

La solution de l’entreprise plateforme semble la plus séduisante à court terme mais c’est la plus désastreuse à moyen terme. A court terme, on a l’impression que l’on se débarrasse ainsi de la gestion d’un personnel infidèle et individualiste ; il suffit de le gérer au fil de la demande. Mais à moyen terme, on confirme que les services du FM sont de pures commodités, qu’une entreprise peut être remplacée par une autre puisque le travail est réalisé indifféremment par des employés qui peuvent passer de l’une à l’autre au gré des contrats. Ce qui peut seulement différencier les entreprises ce serait donc une meilleure qualité de leur « plateforme » c’est-à-dire de leur processus technologique permettant l’organisation du travail. Or ceci ne peut pas constituer un avantage concurrentiel durable car c’est trop facilement imitable. Donc les profits des entreprises plateformes tendront inexorablement vers zéro – sauf à être en monopole. Remarquez que c’est ce qui se passe pour les plateformes internet.

Donc CQFD : en considérant que le marché du FM est un marché de commodités, on transforme les entreprises en simples plateformes de gestion d’activités et, au final, on auto-réalise l’hypothèse : le secteur devient vraiment un marché de commodités !

Outre la régulation, comme je l’ai déjà dit, l’autre solution, classique en stratégie, c’est de se différencier. Faire en sorte que le savoir-faire d’une entreprise soit reconnu comme valorisable et difficilement imitable. Or si 90% des coûts sont liés à la main d’œuvre, il en résulte que la différenciation ne peut se faire que sur la qualité du travail et donc sur la fidélisation des salariés. Si c’est dans cette direction qu’il faut aller, celle de l’entreprise communauté et non simple plateforme,  deux questions vont être soulevées : celle de la sécurité dans l’emploi et celle de la communauté de travail.

Pour commencer, il faut rappeler que le salariat c’est la subordination. Or si le salarié accepte d’être subordonné c’est parce qu’on lui offre en contrepartie une sécurité. Il accepte d’autant plus d’être subordonné qu’il est assuré d’une certaine sécurité de revenu, d’activité, de solidarité sociale, etc…, tout ce que vous pouvez mettre derrière la notion de sécurité, qui a grossi à mesure que la société s’est civilisée, mais aussi que le salarié a été fidélisé. On ne peut pas avoir la subordination sans sécurité.

La question contemporaine est celle de l’émergence d’un nouvel équilibre entre subordination et sécurité. Lequel ? Je ne sais pas mais je sais que là se situe un enjeu décisif pour les entreprises en général et celle du FM en particulier : quelle sécurité est-on prêt à garantir donc à financer en échange de la fidélité du salarié ? Ce qui oblige à élargir le champ des solutions.

Car il faut savoir qui paye la valeur réelle des services rendus. L’enjeu c’est donc (et c’est classique en stratégie, j’en conviens) de faire intégrer par l’entreprise cliente, le coût de la qualité du travail du prestataire FM, parce que celui-ci à une réputation, une culture, un savoir-faire qui participent à l’image du client. C’est tout l’enjeu de la  différenciation en particulier pour les entreprises du FM. Or mon intuition c’est que cette valorisation passera par la politique RSE : si l’entreprise cliente considère que la qualité du travail de ses propres collaborateurs est importante et contribue à sa responsabilité sociétale, elle doit tenir compte de la façon dont ceux de ses sous-traitants travaillent eux-mêmes. L’entreprise de FM sous-traitante doit donc témoigner de sa propre excellence en matière de RSE.

Deuxième question dont on a beaucoup parlé lors de ce colloque, celle de la communauté. Mon collègue juriste nous a bien expliqué ce matin que le travail se produit dans une communauté de travail. Le travail se reçoit dans une communauté. La limite de l’entreprise plateforme c’est qu’elle minime cette dimension communautaire du travail. Concrètement, cela signifie que l’on sous-estime l’entre-aide, la solidarité, la culture commune, la transmission des savoir-faire, un ensemble de déterminants qui fait qu’une entreprise est différente d’une autre. On considère que l’algorithme de gestion remplace tout cela. Or ça ne marche pas si bien : voyez Uber.

Pour éviter les plateformes, il faut réinventer la communauté de travail dans le contexte de l’économie d’aujourd’hui dont j’ai évoqué la fluidité, l’individualisme narcissique, etc. Difficile et paradoxal ? Sans doute mais, par nature une communauté s’adapte à la culture ambiante. La communauté de travail de demain ce n’est pas celle qui existait chez Ford ou chez Michelin, ou chez Renault. Il y a nécessairement à repenser la question dans le contexte contemporain.

Je ne peux donc pas penser l’évolution du secteur du FM sans me poser la question « quelles communautés de travail pouvons-nous faire naitre ? ». Ce sont des invisibles, des anonymes qui assurent la propreté, la sécurité, la logistique ?  Une communauté de travailleurs invisibles ou anonymes pour le client que vous, vous aurez à animer et à gérer? Ou est-ce que vous rendrez visible cette communauté, ces employés avec leurs savoir-faire et leurs compétences, leur solidarité et leur sens du « travail bien fait » ? Les entreprises qui ont parlé de leurs expériences durant cette journée de travail, ont présenté qui un label, qui une marque, quelque chose qui rassure le client sur la qualité du service. Or ce label, cette marque sont les produits d’une communauté de travail et n’existent que par elle. Et c’est donc elle qu’il faut mettre au jour.

Certains ont témoigné dans les débats, que leurs employés se cooptaient. C’est intéressant. On recrute parce que des salariés conseillent à des connaissances de venir travailler là, parce que c’est bien. Voilà une marque de confiance envers l’entreprise et un bon indicateur de Communauté de travail. Tout l’enjeu de l’entreprise « communauté » c’est de faire en sorte que la confiance des employés se traduise par une confiance symétrique des clients qui repèrent la différence entre cette entreprise et une autre. Et qu’elle paie pour cela. Ainsi se fonde un « avantage concurrentiel » qui évite que le profit tende inexorablement vers zéro.

En replaçant le FM dans une évolution globale, j’espère vous l’avoir montré, que vous êtes au cœur des transformations bien plus larges que celle du FM. Transformations des entreprises, transformations du travail et des travailleurs. Vous êtes en plein dedans parce que vous devez, bien plus que d’autres entreprises,  gérer la flexibilité dans une économie qui se veut de plus en plus fluide. Et donc vous devez construire à tout prix des avantages concurrentiels fondés sur la différenciation.

Vous êtes donc en train de faire émerger des espaces, des moyens, pour établir la confiance, refonder des communautés …, quelque chose qui ressemble à un contrat social, quelque chose qui fait que, malgré les incertitudes d’une économie mouvante,  les personnes qui travaillent se sentent utiles, au service d’un travail bien fait et d’un projet attirant parce qu’il respecte leur dignité de travailleur.