16 mars 2024

CAHIER 30 – Document 2

Durer : éléments pour la transformation du système productif

Pierre Caye

Editions les Belles lettres, Paris, 2020, texte intégral des pages 158 à 167 de l’édition papier

Diffusé le 19/04/2024, avec le soutien de l’IDET et du SYPEMI 

La maintenance

 

Il importe de mieux comprendre cette complémentarité entre la machine et le travail humain. Le progrès technique complexifie le système productif. Or, plus le système productif est complexe, plus il provoque des effets secondaires immaîtrisables, et plus il devient vulnérable et fragile ; la technologie contribue à l’entropie du monde dont elle est à la fois le remède et la cause. Le nucléaire sert à fournir l’énergie nécessaire à la vie contemporaine, mais menace aussi d’empoisonner la Terre, voire de la détruire. Toute innovation technique augmente le danger de rupture et de dysfonctionnement du système. Inventer l’avion, c’est aussi inventer l’accident d’avion[i]. Sans l’existence de l’industrie nucléaire, les noms de Three Mile Island, Tchernobyl ou Fukushima nous laisseraient indifférents. On préfère pourtant insister sur la défaillance humaine plutôt que sur la fragilité des machines. L’idéologie productiviste postule l’impeccabilité de l’automatisme. Dans cette perspective, l’homme est le maillon faible du système productif, non la machine. C’est pourquoi la machine se trouve légitimée à remplacer l’homme. Mais, en réalité, c’est bien l’inverse qui est à craindre : plus le système productif s’automatise et s’éloigne du travail des hommes, plus il devient vulnérable et fragile, parce que sa fragilité est double, provenant non seulement des erreurs de conception de la machine en elle-même ou bien de son usure, mais plus encore de la complexité de plus en plus sophistiquée des dispositifs techniques où prennent place les machines. De sorte que, face à la complexification de nos dispositifs techniques, le travail humain et en particulier celui de la maintenance s’imposent nécessairement.

 

Nous sommes entrés dans l’âge des accidents, et c’est pourquoi nous vivons dans un monde où l’organisation de la sécurité et la gestion de l’assurance occupent une place de plus en plus importante dans le gouvernement des sociétés. Les premiers âges de l’innovation technique à grande échelle, à partir du XIXe siècle, se plaçaient sous le couvert du progrès humain et social, du développement sans fin, de l’abolition de la pénurie. Or les technologies du XXIe siècle, aussi développées et prometteuses soient-elles, s’inscrivent bien plutôt dans un monde de risque et d’incertitude, de fragilité et de vulnérabilité. Car, si la lutte historique des hommes contre la pénurie a favorisé l’abondance, elle a aussi pour prix l’usure et l’entropie. Or, de la pénurie à l’entropie, le défi auquel doit répondre le système productif change radicalement de nature. La pénurie est le résultat d’un état du monde sous-productif qui ne réussit pas à tirer tout le parti utile des ressources naturelles et humaines qui lui sont offertes ; l’entropie est au contraire le résultat d’un état du monde qui, pour surmonter la pénurie, produit trop ou, en tout cas, produit mal, au risque d’engendrer à nouveau la pénurie. Il existe cependant un saut entre la pénurie et l’entropie, même si leurs effets convergent. Si l’on juge pouvoir résoudre la pénurie par l’accroissement de la production, l’entropie requiert, quant à elle, maintenance, protection et réparation. Plus le système productif se complexifie, plus il a besoin de soin et d’entretien pour se maintenir, de sorte qu’aucun système productif, aussi automatisé soit-il, ne peut se passer du travail de l’homme. « Il n’existe pratiquement pas de situations dans lesquelles on peut construire des dispositifs artificiels et rationnels qu’on puisse abandonner à eux-mêmes. Ces dispositifs exigent une attention continue et nécessitent en permanence d’être reconstruits et réparés. La complexité artificielle se paie au prix d’une vigilance de tous les instants[ii]. » C’est le sens de la complémentarité entre la machine au service de la production et le travail de l’homme au service de la maintenance du monde.

 

La destruction créatrice conduit à une surévaluation de l’innovation, puisque l’innovation, sous toutes ses formes, technologique, organisationnelle ou sociale, est pour Schumpeter le moteur de la croissance et la clé de la productivité. Mais l’innovation repose en réalité sur un back-office d’infrastructures, elles aussi de toutes sortes, matérielles et symboliques, de l’université jusqu’aux réseaux routiers, ferroviaires ou électriques, de plus en plus négligées, mais dont l’entretien et le maintien sont les conditions non seulement de la productivité et de la croissance, mais même de l’innovation. Les grandes pannes du réseau électrique (la panne du 14 août 2003 aux États-Unis et au Canada, et du 28 septembre 2003 en Suisse et en Italie, ou plus récemment la panne qui a affecté, le 9 août 2019, plus d’un million de personnes en Angleterre) ou bien celles du réseau ferroviaire (les pannes à répétition de la SNCF en France) montrent combien nous sommes tributaires de l’entretien et de la maintenance de nos infrastructures, mais aussi combien nous nous sommes montrés à cet égard négligents, comme s’il importait peu, dans une logique de production illimitée, que les choses se dégradent. La réparation et l’entretien ne sont pourtant pas des activités accessoires. À maints égards, ils constituent le cœur des économies et des sociétés d’aujourd’hui aussi bien que d’hier. Simplement, hier nous réparions parce que nous étions pauvres et donc pour pallier la pénurie, aujourd’hui parce que nous consommons trop et donc pour surmonter l’entropie. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui comme hier la plus grande part du travail humain consiste à entretenir les technologies existantes. L’interdiction de l’obsolescence programmée qu’a instaurée en 2015 la législation française est à cet égard hautement significative. Elle rappelle que l’innovation, réelle ou fictive, ne peut entièrement se substituer à la maintenance et à la réparation qui, par son principe d’économie et de conservation, joue un rôle considérable dans le développement durable.

 

Non sans paradoxe le théoricien néolibéral de la praxéologie, c’est-à-dire de la marchandisation généralisée de la société, Ludwig von Mises, s’est dressé contre le principe de la destruction créatrice et contre toute idée de disruption en insistant sur la nécessité de prolonger la période d’amortissement du capital productif et d’éviter « le gaspillage que représentent des investissements entraînant la stérilisation de capacités de production encore utilisables[iii] ». Ce qui conduit à promouvoir parallèlement à la recherche-développement toute une culture de la maintenance. « Ce qui peut encore être utilisé ne sera pas jeté au rebut ; le nouveau procédé sera adopté pas à pas seulement […] Les personnes qui contestent la validité de ces affirmations devraient se demander si elles-mêmes mettent à la poubelle leur aspirateur ou leur poste de radio dès qu’un nouveau modèle est mis en vente[iv]. » Von Mises en appelle à maintenir l’appareil productif existant aussi longtemps que l’avantage comparatif de l’innovation n’empêchera pas l’ancien de produire dans des conditions économiques (et nous ajouterions maintenant écologiques) satisfaisantes, autrement dit tant que « les établissements dotés des appareils anciens resteront pendant quelques temps capables de soutenir la concurrence de ceux équipés de neuf[v] ». Le récent rapport Benhamou-Janin, consacré à l’impact de l’intelligence artificielle sur le travail, conclut, dans le même esprit, qu’il est nécessaire de ménager une transition mesurée et non disruptive des anciennes technologies aux nouvelles si l’on veut éviter que l’intelligence artificielle ne vienne à accroître le chômage[vi]. Il est piquant de constater que von Mises, qui fonde l’acte économique sur la temporalité épicurienne de l’instant et du carpe diem, finit par reconnaître la nécessité de ménager au long terme, avec parcimonie, le capital productif et d’en assurer la maintenance, sur le modèle des traités d’agronomie romains ou de la masserizia des vieux Toscans. Telle est peut-être la solution à l’énigme de la productivité, dans ce mélange de l’ancien et du nouveau, de la production et de la maintenance.

 

La maintenance forme un monde : celui de la tenue. De même que l’expression française « développement durable » n’a guère de sens à partir du moment où l’on néglige le sens de la durée, de même l’expression anglo-saxonne équivalente « sustainable development » reste un simple slogan si l’on ne prend pas en compte la question de la tenue. Le développement soutenable est celui qui sait entretenir et maintenir les conditions de sa production, mieux encore qui sait lui donner de la tenue. Le développement est soutenable non pas parce qu’il se soutient dans sa propre marche, mais parce qu’il soutient ce qu’il met en œuvre. Pour être soutenable, le développement ne doit pas être au service de lui-même, mais à celui des choses et des hommes qui contribuent à son développement. Le développement pour le développement, celui qui réussit à se soutenir par sa propre dynamique, n’exclut ni la destruction créatrice, ni l’obsolescence programmée que le véritable développement soutenable doit nécessairement combattre. C’est précisément en tant qu’il soutient le monde que le développement est soutenable, c’est-à-dire supportable par les hommes. Tenir et ses nombreux paronymes – maintenir, soutenir, entretenir, retenir ou contenir – définissent un champ singulier de l’agir où la production compte moins que la précaution et le soin, la garde et la veille. Par le biais de la maintenance, les syntagmes de « sustainable development » et de « développement durable » ont même signification. Maintenir et durer s’équivalent exactement. Il est loisible de sonder philosophiquement le sens de la tenue dans le développement comme nous l’avons fait pour le temps. La philosophie néoplatonicienne distingue ainsi l’eînai et l’ékhein, l’être et le tenir. L’être est ce qui procède et se déploie pour former des mondes, des diakosmḗseis, tandis que l’ékhein permet à ces mondes de faire monde, c’est-à-dire de ne pas se disséminer ni se dissoudre dans le procès même de leur déploiement. La tenue évite au processus de production de l’être de verser dans l’entropie, dans « la fuite vers le non-être », ce que le néoplatonisme appelle la skédasis, terme qui caractérise dans le poème d’Hésiode, Les Travaux et les Jours, la sortie des maux hors de la boîte de Pandore et leur dispersion à travers le monde[vii]. C’est dire l’importance symbolique du tenir et du maintenir dans la culture immémoriale des hommes.

 

La maintenance représente la part néguentropique du travail. Le travail n’entraîne pas seulement l’usure du monde, il peut aussi le restaurer et en prendre soin. En témoignent ces innombrables murs de terrasses et de restanques que les hommes ont dressés, des millénaires durant, pour éviter l’érosion des sols sous le ruissellement des eaux de pluie. En Ardèche, les murs des terrasses, mis bout à bout, formeraient une muraille plus longue que la muraille de Chine. En témoignent encore les polders sans lesquels les Pays-Bas seraient en grande partie sous les eaux. Ici, la tenue et la maintenance sont partout présentes, d’abord en contenant la terre ou la mer par l’érection de murs ou de digues, puis, une fois l’infrastructure construite, en entretenant continuellement celle-ci. Les nombreuses catastrophes qui émaillent la vie du système productif contemporain, l’effondrement des ponts ou des barrages, les accidents de centrale nucléaire, les incendies des usines classées « Seveso », etc., loin d’être inéluctables, fruits du hasard ou de la fatalité, sont en général dues à la négligence des hommes et aux retards dans les opérations de maintenance. Jadis, la tâche productive des hommes consistait essentiellement à lutter contre les éléments. L’architecture, qui fut longtemps le nom de la technique, est née de ce besoin[viii]. Il s’agissait moins de transformer le monde que de l’habiter sereinement en harmonie avec ce qui nous entoure. Les techniques et leurs objets n’étaient ici que les médiateurs de cette habitation ; se constituait ainsi une familiarité avec les choses qui nous sont les plus proches, ce que les philosophes antiques ont aussi appelé l’oikeíōsis, terme qui signifie étymologiquement à la fois la proximité, la familiarité et l’habitation. C’est en habitant le monde qu’on le maintient, et c’est en le maintenant qu’on réussit à l’habiter avec dignité. On retrouve cette même richesse sémantique dans le verbe latin colère, d’où est tiré notre mot « culture », qui signifie à la fois cultiver, soigner, protéger, habiter, se dévouer et honorer les dieux.

 

La maintenance requiert nécessairement un surcroît de travail, puisque chaque geste productif doit être redoublé par un geste de protection et de soin pour en limiter les effets usants et destructeurs. Le travail appelle le travail non pas selon la logique du reversement et de l’invention infinie de nouveaux besoins et de nouvelles activités productives, mais parce que toute production requiert sa maintenance. Redoubler de travail n’est pas une question de compétitivité, mais de protection. En appeler à la fin du travail, c’est assurément oublier l’importance de cette dernière. En termes marxistes, nous pouvons dire que la libération du travail n’abolit pas le surtravail, c’est-à-dire ce surplus de travail qui, au-delà des simples besoins immédiats du moment, reste toujours absolument nécessaire pour assurer la durée de la société, quels que soient sa structure et son mode de production ; mais elle en change la signification et la fonction. En effet, la durée que garantit le surtravail ne dépend plus de la croissance à l’infini de la production, de la surenchère de son profit, mais au contraire du surcroît de soin que les hommes apportent à leur travail. Le surtravail n’est plus le travail forcé, entièrement au service de la valeur d’échange, dont le capitaliste tire sa plus-value, mais, comme le note Marx à la fin du livre III du Capital, « ce qui [dans le cadre d’une société de producteurs associés] règle de manière rationnelle les échanges organiques des hommes avec la nature […] et les accomplit en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine»[ix], ce à quoi correspond parfaitement la maintenance. Même si l’on ne quitte toujours pas le royaume de la nécessité, il est clair, pour Marx, que cette nécessité-là est l’unique fondement sur lequel peut s’épanouir le règne de la liberté[x].

 

Dans cet esprit, la législation française prévoit depuis 1976 que le maître d’ouvrage doit compenser les conséquences dommageables que son projet peut avoir sur l’environnement[xi]. Ce principe, jusqu’alors peu appliqué, a été vigoureusement rappelé par la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages du 8 août 2016. La législation américaine recourt, elle aussi, au régime de compensation dans le cadre, en particulier, de la gestion des zones humides. Quelles que soient les limites de ce régime qui non seulement justifie des projets qu’il eût été parfois préférable d’éviter ou de réduire[xii], mais contribue aussi à la marchandisation de l’environnement, celui-ci a néanmoins le mérite de rappeler que l’acte de production ne se suffit jamais à lui-même, mais qu’il doit réparer ses conséquences au prix d’un effort supplémentaire de maintenance. Il suffirait que la législation favorise la notion de réparation en nature plutôt que par dommages et intérêts, pour que la compensation conduise à un rapport direct entre le travail et la chose, sans en passer par la médiation financière et commerciale[xiii].

 

[i] « Inventer le navire à voile ou à vapeur, c’est inventer le naufrage […]. Faire décoller le plus lourd que l’air, l’avion mais également le dirigeable, c’est inventer le crash, la catastrophe aérienne. » (Paul Virilio, L’Accident originel, Paris, Galilée, 2005, p. 27).

[ii] Langdon Winner, Autonomous Technology: Technics-out-of-Control as a Theme as Political Thought, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1977, p. 183.

[iii] Ludwig von Mises, L’Action humaine. Traité d’économie, trad. R. Audouin, Paris, PUF, 1985, p. 590.

[iv] Ibid., p. 591.

[v] Ibid.

[vi] « Ou bien un scénario de rupture, sans phase préparatoire, avec tout ce que cela suppose d’ajustements brutaux (chômage, reconversions professionnelles, détérioration des conditions de travail, etc.). Ou bien un scénario progressif dans lequel la gestion prévisionnelle aura été bien anticipée par les acteurs (organisations, branches professionnelles, État, syndicats, associations, collectivités, etc.), permettant une adaptation en douceur des compétences, des reconversions professionnelles, du changement organisationnel, du système de formation continue (évolution des contenus des actions de formation, notamment) » (Salima Benhamou, Lionel Janin et al., Intelligence artificielle et travail, Rapport à la ministre du Travail et au secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du Numérique, France Stratégie, mars 2018 <https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-rapport-intelligence-artificielle-28-mars-2018.pdf>, p. 72).

[vii] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 94-95.

[viii] « En effet, à l’origine, si mon interprétation est exacte, les hommes commencèrent à construire pour se protéger, eux-mêmes et leurs biens, contre les intempéries. » (Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier, IV, 1, trad. P. Caye, F. Choay, Paris, Le Seuil, 2004, p. 185.)

[ix] Karl Marx, Le Capital, III, conclusion, trad. M. Jacob, M. Rubel et S. Voute, dans Œuvres de Karl Marx. Économie, II, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, 1968, p. 1487-1488. Voir aussi sur ce point Pierre Rodrigo, « Marx et la technique », Philosophie, 133/2, 2017, p. 50-51.

[x] Ibid. Voir infra, p. 219 sq.

[xi] Loi 76-629 1976-07-10, JORF, 13 juillet 1976, rectificatif JORF, 28 novembre 1976, art. 2.

[xii] Comme la loi du 8 août 2016 l’encourage au demeurant.

[xiii] Meryem Deffairi, La Patrimonialisation en droit de l’environnement, § 548 sq., Paris, IRJS Éditions, 2015, p. 353 sq.