Recréer des collectifs avec des travailleurs des services non subordonnés ?
Xavier Baron, consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA
Depuis les années 70, les entreprises ont progressivement renoncé au modèle intégré et communautaire dit « fordien » qui s’est installé entre les deux guerres et a permis la croissance des trente glorieuses. Dans ces entreprises « industrielles » le salarié échangeait, sur la longue durée, engagement et obéissance/conformité en contrepartie d’une garantie d’emploi, d’une protection (statut) et d’une progression des rémunérations directe et indirecte. Le renoncement à ce modèle peut s’expliquer par des effets « techniques » de spécialisation. Il y a évidemment aussi des raisons de domination qui permettent à certains de se séparer des activités à faible rendement, mais de gestion complexe, pour se centrer sur les activités rentables. On peut discuter les choix politiques et économiques de valorisation et de répartition de la valeur qui ont motivé et autorisé les entreprises à recourir de la sorte à la sous-traitance, sans risque réel de requalification des liens de subordination. On peut militer pour limiter/ralentir les mouvements d’externalisation encore en cours, notamment ceux qui concernent les emplois des services aux environnements de travail (SET) des fonctions publiques centrales, hospitalière et territoriale. Le fait est que la tendance managériale est aujourd’hui durablement installée dans les SET au profit de systèmes de production externalisés, flexibles mais faiblement intégrés, par un recours étendu, sinon systématique, à la sous-traitance.
Des entreprises étendues mais moins intégrées
Entre 1980 et aujourd’hui, un nouveau monde industriel est apparu du fait tout à la fois, des technologies (nouvelles modalités de travail à distance), de la financiarisation, de la mondialisation et de la montée en importance des productions immatérielles et servicielles. Les entreprises sont devenues « étendues » et à géométrie variable. A travers des politiques de divisionnalisation, de filialisation et de sous-traitance, elles ont déployé des stratégies de recentrage sur leur cœur de métier (à rendement financier élevé). Elles ont choisi d’externaliser leurs activités supports, et notamment celles qui correspondent aujourd’hui à la filière des SET. Il y a à cela des « bonnes raisons » économiques et financières : variabilisation des charges, transfert des risques, accès à des capacités et savoir-faire d’autres métiers, accompagnement de l’accélération des évolutions technologiques, démocratisation des formations. Il y a également de « moins bonnes raisons » sociales : faible valorisation financière du rendement des activités support, salaires, avantages sociaux et conventions collectives moins favorables chez les sous-traitants, éloignement de la responsabilité d’employeur et des exigences d’une ingénierie sociale complexe du fait des conditions de travail et d’emploi, captation de la valeur ajoutée par les processus achat (appels d’offres). Les prestataires sont en charge des recrutements, de la formation et de la professionnalisation, mais également de la mobilisation au quotidien de travailleurs dont les « clients/utilisateurs » qui en ont un besoin indispensable pour réaliser leurs propres productions, n’assument plus l’organisation, le management et la responsabilité d’emploi.
Les clients ont externalisé. Les prestataires sont devenus des fournisseurs. Les uns et les autres ont cependant besoin d’œuvrants engagés et coopératifs dans la production conjointe des services. 1,1 million de travailleurs des SET (sur 1,4 million au total) sont désormais mobilisés pour 102 milliards de chiffre d’affaires dans des systèmes de production de services déployés chez des clients et pour des bénéficiaires qui ne sont plus leurs « collègues ». Ils constituent une des plus importantes filières de notre économie en termes d’emplois avec :
- des activités essentielles, indispensables, mais toujours faiblement valorisées ;
- des emplois non délocalisables, répartis sur tous les territoires, peu automatisables, parfois genrés et ethnicisés selon les métiers ;
- des travailleurs « externalisés », mais présents physiquement « à demeure » et de manière souvent encore plus permanente (pas de télétravail possible pour la plupart) que beaucoup des travailleurs bénéficiaires de ces services, les salariés du client ;
- des salariés trop souvent peu encadrés, peu formés, privés de parcours professionnels du fait :
- des organisations en silos et des conditions d’emploi ;
- de l’imputation directes de ces coûts dans les prix des prestations.
La coopération comme condition de la performance du travail serviciel
Le propre des services est dans l’exigence très quotidienne d’une « coproduction ». Les clients sont coproducteurs de la qualité, et ainsi co-responsables des conditions d’une production réalisée chez eux, « à demeure », sur leurs sites et pour leurs bénéficiaires, par des professionnels mobilisés par contrat. La valeur des productions des services réside dans l’importance des effets favorables générés sur l’état des bénéficiaires et de l’environnement des bénéficiaires. Elle n’est pas seulement dans les moyens, mais dans les impacts utiles et pertinents de l’activité. Il s’agit de transformer des surfaces bâties et équipées pour en faire des espaces de travail et même si possible, des « lieux de vie et de performance » … Cet enrichissement immatériel exige des œuvrants des services une capacité (vouloir et pouvoir) à s’engager subjectivement, à engager leur intelligence, à accepter de coopérer, à travailler et vivre ensemble, non seulement avec tous les autres œuvrants prestataires (d’autres métiers et employeurs), mais également avec les bénéficiaires, salariés et partenaires du client. La coopération, très au-delà de la coordination accessible par pilotage, est nécessaire pour dépasser la simple mise à disposition de main d’œuvre pour l’exécution de prestations.
La performance des services n’est pas accessible par la seule exécution de prestations techniques mises en œuvre isolément les unes des autres. L’ingénierie sociale nécessaire à la performance des services n’est suffisante, ni par la mise en œuvre d’une simple coordination des tâches (processus), ni par le recours à une exigence de conformité (serait-elle contractuelle) à des prescrits (voire les KPIs[1]). Ces derniers sont toujours lacunaires du fait de contrats nécessairement incomplets. La coopération est une exigence de performance, pas seulement un supplément d’âme. Or, il ne suffit pas de la prescrire. Il faut des organisations et des deals sociaux capables de faire « travailler et vivre ensemble », de manière intégrée, des travailleurs mobilisés côte à côte mais sans pour autant leur proposer une appartenance commune à une même entreprise.
Recréer des collectifs de travail à l’aide d’une ingénierie sociale renouvelée
Les conditions d’obtention de la performance du travail serviciel ne sont plus celles qui était réunies dans le modèle communautaire fordien intégré. Avec l’externalisation, l’intégration qui était acquise via la subordination n’est plus accessible de la même façon ; l’intégration culturelle, l’interconnaissance, l’unicité d’employeur et donc de commandement, des solidarités fondées sur la proximité de destins (même inégaux) et le partage des objectifs…, ne sont plus des données dans le modèle d’entreprises étendues, en réseau et flexibles.
Une doctrine managériale servicielle doit réinventer la possibilité de collectifs constitués de travailleurs coopérant sans pour autant partager le destin commun de subordonnés à un même employeur. Elle doit réunir les conditions d’obtention d’un engagement subjectif de chacun pour obtenir des relations de « services » au-delà de l’achat de prestations et de moyens. Elle doit inventer les conditions de la coopération sans le recours à la subordination salariale directe.
Des organisations performantes de services doivent permettre de reconstituer des collectifs et de rendre du sens à l’activité de chacun, entre prestataires exerçant des métiers différents, et avec les bénéficiaires. Elles doivent le faire en composant avec des appartenances de métiers et d’employeurs éclatées en termes de culture, de destin, de régime social et d’encadrement. L’ingénierie sociale requise doit construire des solidarités et des proximités, de la confiance et de la coopération, mais dans le contexte de relations encadrées par des contrats commerciaux à durée déterminée. La tâche est évidemment ardue mais à défaut, on ne voit pas comment obtenir des « relations de services » au-delà de « prestations » exécutées plus ou moins conformément.
[1] KPI : key peformance indicator