25 novembre 2020

CAHIER 7 – Document 2

Ce que l’espace dit du travail

Décembre 2015

Diffusé le 02/12/2020, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

Xavier Baron[1]

 

Pouvez-vous en quelques mots nous dire les grands enjeux concernant les espaces de travail ?

Quand on parle d’espace de travail, il ne s’agit plus aujourd’hui d’usines, mais d’immeubles tertiaires conçus pour accueillir des activités intellectuelles. Il y a une convergence des entreprises en termes de localisation, d’investissement et d’aménagement. Les périphéries des métropoles sont privilégiées pour des logiques de coût locatif. La préférence pour la location se confirme, même pour les sièges sociaux. L’open space s’impose dans les nouveaux programmes, au moins pour les grandes entreprises. Les études et évaluations disponibles restent cependant très partielles. Elles n’intègrent pas la question du travail. Le champ reste dominé par les professionnels de l’immobilier avec des approches techniques ou financières. Des phénomènes de mode, de mimétisme et de suivisme de l’offre sont partout bien présents.

Si l’on entre maintenant un peu plus dans le détail qu’observe-t-on ?

 Je ferais plusieurs remarques :

  • le gros des espaces de travail tertiaire est mis sur le marché par des promoteurs au profit d’investisseurs. La tendance des entreprises utilisatrices est à la réalisation de leurs patrimoines (notamment dans les centres-villes), au profit de la location dans des zones moins chères. C’est une logique de gestion financière. Elles limitent leurs immobilisations et jouent sur les fluctuations des marchés. Du coup, les espaces tertiaires nouveaux sont conçus pour être flexibles, indépendamment des usages. On privilégie des volumes banalisés et modulables, c’est-à-dire largement vides, sans savoir qui va les occuper ni pour quelles activités ;
  • les entreprises investissent elles-mêmes a minima dans les espaces qu’elles louent de manière temporaire. Le temps d’occupation d’un espace tertiaire par un locataire serait de l’ordre de sept ans en moyenne ;
  • cela conduit à dimensionner les projets au strict nécessaire. Une restructuration, une cession, un regroupement, une croissance d’activité… conduisent à rechercher rapidement de nouvelles implantations, avec de nouveaux déménagements ;
  • le niveau des coûts locatifs est un argument de la localisation en dehors des centres-villes, quitte à induire pour les salariés un allongement des durées de transport et un éloignement des commodités (boutiques, restaurants, loisirs…) ;
  • pour autant, les entreprises veulent rester à proximité d’une offre de travail importante. D’où des regroupements de sites au profit des métropoles, mais au détriment de leurs centres ;
  • à la numérisation du travail et aux facilités des technologies de communication s’ajoute le fait que ces activités exigent techniquement peu de fonctionnalités. Des campus à Montrouge, Marne-La-Vallée ou Gennevilliers et Saint-Denis font tout aussi bien l’affaire que la Défense, Saint-Lazare ou Montparnasse ;
  • les postes de travail tertiaires dédiés individuellement sont occupés de façons très diverses. Pour des métiers de commerciaux ou de relations (projets, fonctions supports), il est fréquent que les postes ne soient occupés qu’à 60 % ou 40 %, et parfois moins. Pour certains, cela revient à offrir aux salariés des « vestiaires » bien coûteux ;
  • les évolutions de répartition entre les activités requérant un travail individuel et celles nécessitant de se réunir à deux, quatre ou plus conduisent à une redistribution importante des surfaces. Alors que les espaces hérités des années 60-70 réservaient 85 % des mètres carrés aux postes individuels (15 % aux salles de réunion), les nouveaux programmes réservent 40 % et parfois plus aux espaces dits « collaboratifs » ; box, salles de réunion, auditoriums, espaces détente, machines à café… Cela revient à aménager tendanciellement deux sièges par salarié ; l’un à son poste, l’autre dans un espace collaboratif ;
  • les directions générales et financières sont sensibles aux mètres carrés relativement à la masse salariale. Loger un salarié tertiaire ajoute 15 à 20 % au coût de main d’œuvre moyen, pour un gain non mesurable. Gagner en niveau de coûts au mètre carré par l’éloignement des centres-villes et réduire les surfaces individuelles sont des pistes évidentes de maîtrise des dépenses ;
  • L’open space s’impose comme le type d’aménagement permettant de tenir tous ces éléments pour gagner en coûts. Faute de savoir accroître la valeur produite et souvent sans pouvoir réduire plus les surfaces, la tendance est de limiter les dépenses avec l’open space ou le desk sharing, quitte à promouvoir le télétravail et demain des télécentres ou espaces de coworking. Enfin, des gains sont recherchés sur les services généraux par l’externalisation, puis en faisant pression sur les prestataires ;
  • dans ce contexte, d’autres lieux sont progressivement investis par les salariés pour travailler, sans qu’ils aient été construits ou pensés pour le travail ; des espaces qui ont d’autres fonctionnalités : la voiture, le train, les cafés, le domicile, la chambre d’amis, le lit…

Outre les aspects à dominante économique, l’open space ne serait-il pas, par ailleurs, un
phénomène de mode ?

 Ce sont le plus souvent des croyances peu fondées qui guident les décisions. Je ne connais en effet pas d’étude solide qui permette d’établir un lien entre la performance du travail et les espaces, notamment en faveur – ou en défaveur – de l’open space. Cette indétermination est un symptôme et un formidable enjeu. Dans les mutations que nous vivons, nous ne savons pas comment assurer les conditions de la performance du travail d’aujourd’hui : un travail informationnel, relationnel, communicationnel, centré sur des activités majoritairement servicielles. La valeur économique de ce travail n’est pas douteuse. Par contre, cette production n’est ni quantifiable, ni mesurable. C’est donc par défaut d’une pensée, plus que par choix raisonné, que l’on converge vers des espaces blancs et ouverts qui se ressemblent tous. Cela dit, il faut garder à l’esprit que l’open space ne concerne encore que 18 % des espaces de travail en France (le double dans les grandes entreprises). C’est donc surtout un phénomène de grande entreprise. Ce n’est pas la norme de la majorité des travailleurs des bureaux. La généralité, c’est encore le bureau collectif de deux à quatre personnes.

S’il y a une mode de l’open space, elle contribue surtout à réduire l’offre d’espaces privatifs dédiés (le bureau fermé individuel ou collectif). Moins cher sur le papier, moins risqué et plus souple, l’open

space en périphérie est aujourd’hui privilégié par les grandes entreprises. Les salariés s’y adaptent bon gré mal gré. Au besoin, ils choisissent ou négocient de travailler ailleurs, y compris chez eux. C’est d’autant plus le cas que le changement de lieu s’accompagne d’un allongement du temps de trajet. Les bureaux neufs sont alors encore moins occupés, justifiant en retour de moins en moins de mètres carrés proposés individuellement.

L’open space ne sert-il pas, par ailleurs, à « moderniser» le management ?

 Les espaces participent évidemment du système de management. S’ils ne sont pas cohérents avec le management réel, cela pose problème. On notera que les managers de proximité sont une cible assez commode pour endosser tous les maux. Est-ce une raison suffisante pour les mettre au milieu de l’arène et les priver d’un équipement fonctionnel : leur bureau ? Si l’open space reste associé à des raisonnements financiers, un discours tout autre l’accompagne. Les dirigeants et les directions immobilières disent souvent vouloir moderniser le management en changeant les aménagements. Ce phénomène de mode utilise des arguments métaphoriques du type ; un espace égalitaire, un espace ouvert, transparent et communicant, un espace flexible propice à la conduite du changement, des regroupements favorables aux échanges, au travail collectif et au sentiment d’appartenance…

Ce sont des raccourcis, ni vrais, ni faux. Une croyance parmi les dirigeants et les directeurs immobiliers converge sur la supériorité des regroupements et sur l’idée que l’open space est un levier de modernisation. Je n’ai pas d’argument pour affirmer le contraire, mais je constate que les salariés concernés préfèrent en général des bureaux « cellules » et ne pas s’éloigner de leur domicile. Surtout, ces affirmations ne sont pas fondées du point de vue de la performance. Cela n’a en effet jamais été mesuré ou au moins sérieusement apprécié. Pour autant, je n’ai rien contre l’open space en soi. Je pense même qu’une forme d’intelligence collective peut traiter, par l’open space, un des enjeux des mutations du travail, celui de la coopération et de la performance collective. Il n’y a plus autant besoin d’unité de lieu, de temps et de commandement, mais il y a plus besoin de collectifs et d’intelligence, de pertinence et d’autonomie. Avec la montée en intellectualisation du travail et en immatérialité de la production, les salariés souffrent à la fois d’une invisibilité croissante de leur travail et d’une surexposition de leur personne. Or, le travail à valeur ajoutée est justement celui qu’on ne voit pas, dont on ne sait pas mesurer la production, qu’on ne peut pas encore numériser. Il exige un engagement subjectif toujours plus important. De ce point de vue, si l’open space intelligent contribue, au contraire du contrôle, à mettre en visibilité les effets et les efforts, il me semble bienvenu. En même temps, les aménagements doivent impérativement permettre une protection des personnes, notamment via les collectifs.

Les communicants sont partie prenante lors de changements d’espace de travail.

Quel peut être leur apport selon vous ?

 La conduite du changement lors des déménagements s’illustre par la gestion des instances représentatives du personnel, l’intervention de coaches et de cabinets de conseil, des visites de chantier, des chartes… Ce n’est pas inutile. Cela traite l’angoisse des dirigeants. Mais cela passe trop souvent à côté de l’essentiel. Faute de travail sur le travail, ce que j’en vois relève d’un maniement de la langue. On met en scène des échanges qui ressemblent à des cellules psychologiques post-traumatiques. On fait parler les gens. Le fait est que je ne vois pas bien ce que cela produit ; ni concertation réelle, encore moins de participation significative aux décisions (localisations et aménagements). Lors de mes interventions ou conférences sur le sujet, je constate que les salariés sont bien plus « matures », attentifs et en compréhension de ce qui se joue que ce que suggèrent les discours qui leur sont servis par les supports de communication. On ne parle que trop rarement du fond : qu’est-ce qui se joue dans le travail du fait du changement d’espace ? Aux communicants je dirais : accroissez la mise en visibilité du travail réel, celle de la valeur créée par le travail, notamment par les collectifs. C’est vrai tout le temps, mais c’est particulièrement vrai à l’occasion d’un déménagement dans ce qu’il donne à voir, justement, du travail.

Sur quoi les communicants peuvent-ils mettre prioritairement l’accent eu égard aux conditions de travail liées aux espaces de travail ?

Quatre grandes variables problématiques caractérisent selon moi les projets immobiliers et leurs rapports au travail :

  • la localisation. Avec la métropolisation, il faut prendre en compte les durées et la saturation des transports qui pèsent sur les conditions de vie. L’amélioration des postes de travail (les sièges ergonomiques, le décor, les espaces verts…), est importante, mais elle reste relative si le premier problème des salariés est d’arriver au travail. Certains vont s’organiser pour y venir… mais le moins possible ; ils vont militer pour le télétravail et cela au détriment des collectifs !
  • l’aménagement. En tendance, 50 % des espaces sont attribués aux postes individuels et 50 % à des espaces pour le travail à plusieurs. Il y a bien une modification dans la répartition des mètres carrés. La part allouée au poste individuel peut diminuer jusqu’à environ 4 m² par personne. Or, on constate qu’un salarié a toujours besoin en moyenne de 10 à 11 m² de surface utile intégrant son poste, mais aussi une part de salles de réunion, box, bibliothèque, coins café, cantine, et une partie des zones de circulation… Sur certains projets, on tend à réduire encore cette surface en intégrant des pratiques de desk sharing, de télétravail à grande échelle et de tiers-lieux…, un choix encore très minoritaire et problématique là encore pour les collectifs.
  • le management du travail. La vraie question demain sera « pourquoi aller au bureau ? ». Les salariés font l’expérience que pour certaines activités au moins, on travaille mieux ailleurs, loin des M&M’s, (managers and meetings). Dit autrement, il faut une pertinence accrue des espaces au travail pour les besoins du travail collectif, mais aussi une attractivité suffisante pour justifier de s’y rendre autrement qu’à contrecœur. Je rejoins là une formule d’Alain d’Iribarne : le bureau moderne est un hub. C’est plus une gare qu’un village. J’y viens pour rencontrer.
  • l’exploitation et les services. C’est le continent noir de l’immobilier d’entreprise. L’exploitation des bâtiments et les services aux « habitants » constituent le véritable enjeu de demain dans lequel les entreprises doivent investir. Ce champ est sous-évalué d’un point de vue gestionnaire. C’est un gisement d’emplois non délocalisables fabuleux d’un point de vue social. Enfin, bien plus que l’aménagement ou les meubles, ces services disent le respect et la considération de l’entreprise pour les apporteurs de travail.

Vous ne mentionnez pas la transformation digitale ?

 Les nouveaux espaces sont connectés, sinon ils sont classés comme ringards ; cela n’a même plus besoin d’être précisé. La digitalisation a un effet d’accélération. Elle ouvre de nouveaux possibles, mais tous ne sont pas souhaitables. Simplement, le numérique n’efface pas l’espace ; il ne réduit pas les besoins de mobilité et de déplacement, ni celui d’une proximité physique. Pour moi, il y a plus important que la digitalisation, c’est la mutation de notre mode de production de la valeur. On va vers des entreprises qui ne sont plus industrielles, mais servicielles. Elles ne sont plus, à elles seules, un système de production fermé. Elles sont ouvertes et étendues. On parle de changement parce qu’on est dans une période de mutation, encore au milieu du gué. On « accompagne » certes, mais c’est aussi parce qu’on ne dirige plus assez. On ne dirige plus parce qu’on ne sait pas où on va. Pour moi, les questions sans réponse sur les espaces, et plus encore sur le travail lui-même, traduisent cela.

 

[1] Article-interview paru dans Les cahiers de la communication interne Afci  en décembre 2015