Des services généraux aux aménités des environnements du travail :
Dépasser l’industrialisation des services*
*Article paru dans L’Expansion Management Review
Xavier Baron & Nicolas Cugier
Février 2016
La révolution était achevée lorsqu’elle éclata
Chateaubriand
Les limites de la logique industrialiste appliquée aux services
L’approche industrielle privilégie certains leviers de productivité (standardisation, spécialisation, économie d’échelle, intensité directe du travail…) au détriment des leviers spécifiques à l’activité servicielle fondés sur la flexibilité, la pertinence, sur les économies d’adoption, l’intégration des services et la coproduction…. Elle compose avec une approche financière de la rentabilité, sans égard à l’impact des services sur les capacités de travail et la productivité réelle des salariés. Les immeubles, les surfaces, les aménagements, les meubles et les équipements, les gens qui les maintiennent et les sécurisent…, doivent être techniquement fonctionnels. Ce qu’ils ont à faire est réputé prescriptible, standardisable, répétable….
Une réduction de la valeur des services à une métrique des prestations
Dans cette approche, les services aux bâtiments et aux occupants sont conçus comme un ensemble de prestations juxtaposées. Le travail et les outils sont tendus sur l’exécution de tâches prescrites réputées standards ; tondre les pelouses, ouvrir des parkings, éclairer les espaces, faire fonctionner les climatisations, nettoyer les sols et les meubles, accueillir les salariés et les visiteurs, assurer la sécurité des accès et la sûreté des installations… Ces activités sont pensées comme des actes techniques. Désormais sous-traitées, ou en passe de l’être, elles ne sont plus directement encadrées par les utilisateurs finaux (et leurs responsables hiérarchiques) mais par des contrats, non sans menace de pénalités. Pensées comme autant de prestations descriptibles sur un mode technique, ces activités que l’on nommait de « services généraux » et que la modernité appelle « Facility Management » sont achetées. Le prêt de main d’œuvre à but lucratif étant interdit (délit de marchandage), les acteurs ont pris l’habitude de réguler les échanges marchands de ces prestations par des « Services Level Agreements » censés fixer les résultats recherchés (le quoi) contre une rémunération forfaitaire. Les prestations sont alors encadrées par des référentiels décrivant les tâches à réaliser, pondérées par des fréquentiels (le combien). Ce sont des délais d’interventions sur demande de travaux, sur le signalement d’une panne ou selon une planification de maintenance préventive des équipements. C’est un nombre d’hôtesses, parlant plusieurs langues et présentes pendant des plages horaires définies. C’est une fréquence de nettoyage des sols différente selon qu’il s’agit de bureaux, d’escaliers ou de salles de réunion. Ce sont des repas en nombres et en qualités strictement encadrés par des coûts au centime près, avec des objectifs sur la gestion des files d’attentes, le tout à l’aide d’équipements conçus et fournis par le prestataire. Pour faire de la productivité, l’attention se concentre sur l’intensité directe du travail, sur la réduction des temps morts et des déplacements, sur l’évitement des ruptures de charges. Il faut saturer les installations, exploiter les économies d’échelle. Il faut ensuite contrôler le respect des normes, l’application, des procédures, la conformité aux prescriptions[1].
Des effets contreproductifs sur la valeur
En pratique pour ces activités, les métriques habituelles héritées de l’industrie s’avèrent inadéquates. Réduites à des biens échangeables dans cette représentation de la valeur, ces activités ne peuvent connaître que des destins également contreproductifs à terme. Quand il s’agit de réaliser des gains, faute de productivité réelle, reconnue et valorisée, ils sont pensés comme des réductions de dépenses. Passés les premiers efforts de rationalisation (par les procédures), de professionnalisation (par l’acquisition des techniques) et d’augmentation des cadences de travail, elles sont confrontées à des impasses. Le seuil minimal est rapidement atteint (droit social) quand plus de 90% des coûts relèvent des salaires. Dans ces activités, l’application des recettes industrielles ne produit et ne produira plus de gains significatifs. Elles sont au contraire déjà porteuses d’externalités sociales négatives, sur l’emploi, le travail[2] et la qualité.
L’innovation technologique est utile, mais non suffisante
La voie de l’automatisation est bien sûr présente via des capteurs, des avatars, des robots aspirateurs ou tondeuses, de la surveillance vidéo… Malgré des effets de déplacement sur les emplois concernés, l’intégration de la technologie est une bonne nouvelle dans ce domaine comme ailleurs, notamment lorsqu’elle prend le relais d’activités pénibles et contraignantes (disponibilité, horaires, délais, conditions de travail, risques). L’automatisation est une piste régulièrement mobilisée et c’est clairement un point fort de l’approche industrielle des services. Elle est en effet d’autant plus aisée que le travail de standardisation, de normalisation, de mise en procédures… est déjà très avancé. Elle est d’autant plus accessible que sa rentabilité sera atteinte par des effets de volume, de massification et des économies d’échelle… Deux limites cependant sont rencontrées. Pour les prestataires, l’innovation technologique n’est un avantage concurrentiel qu’à la condition d’en disposer avec une longueur d’avance significative. La technologie étant rapidement partagée et disponible pour tous, l’avantage ne dure pas et la compétition condamne les uns et les autres à continuer encore et encore à innover et à réserver des investissements pour des avantages concurrentiels de plus en plus limités[3]. Au-delà, l’automatisation présente un risque majeur de perte en pertinence et en densité relationnelle. Quelle que soit sa sophistication, un robot ne travaille pas, il exécute. Il ne peut pas apprécier la pertinence du service et interpréter des attentes, il est incapable d’arbitrer entre plusieurs priorités ou niveaux d’objectifs.
Une pression sur l’intensification du travail, aux limites de l’absurde
L’essentiel se joue dans la période par l’exacerbation des pressions sur l’intensification du travail. Dans des activités dont la valorisation monétaire correspond à plus de 90% à des coûts salariaux, la tentation est forte (notamment du côté des fonctions financières et des achats) de reporter la pression sur les salariés des prestataires et de leurs sous-traitants. Déjà coutumiers de pratiques de rémunérations proches du SMIC[4] pour des horaires souvent atypiques et contraignants, les entreprises de Facility Management (FM) sont alors condamnées à dégrader les conditions de management et d’encadrement, voire les conditions de travail de leurs salariés et de ceux de leurs sous-traitants. Ils sont conduits à faire pression sur les rémunérations et le temps de travail réellement décompté et rétribué. Ils sont condamnés à devenir des spécialistes, non du service mais d’une forme de « louage de travailleurs au SMIC »…, avec toutes les dérives que nous connaissons. Il y a pour certains des recours possibles du côté d’une main d’œuvre moins coûteuse. Cela justifie par exemple des espoirs dans des flux renouvelés d’immigration récente, de recours aux travailleurs d’Europe de l’Est…. Pour d’autres, l’urgence est dans un assouplissement du droit du travail et dans un abaissement des charges qui pèsent sur le travail pour accompagner les exigences de réductions des dépenses. Le fait est que ces stratégies ne relèvent plus, ni d’une stratégie de production de valeur servicielle, ni même d’une gestion des ressources humaines.
Du travail malmené à la crise de l’emploi
Ces pratiques d’achat sont parfois à la limite de l’ubuesque sur les formes et dans la mise en scène des jeux de pouvoir. Elles sont malheureusement devenues la tendance observée depuis le choc de 2008 dans les relations entre prestataires et donneurs d’ordre. Avec le ralentissement de la croissance qui a suivi la crise financière, la mobilisation de ce levier de productivité connaît déjà ses limites. Malgré le chômage et un niveau relativement accessible de qualification, les emplois ne trouvent guère preneurs. Depuis 2008 au moins, les comportements d’achat des « donneurs d’ordre » bénéficiaires de ces services imposent une pression à la réduction des coûts qui conduit quasiment les FMers[5] à des stratégies de déflation salariale. Les seuls investissements auxquels ils consentent sont d’ordre commercial, pour résister à une concurrence exacerbée. On ne manque pas de candidats pour la communication, la conduite du changement, le contrôle de gestion ou les achats. Il est devenu au contraire très difficile de recruter, pour ces activités, des profils à la hauteur des attentes des clients et dans des conditions économiques acceptables, voire simplement, dans le respect de la réglementation et du droit social. C’est vrai aussi bien dans les activités multi techniques (astreintes, diversité, exigences de réactivité et de délais…) que dans les activités multiservices (horaires, faible reconnaissance, rémunérations au SMIC, pénibilité physique et mentale…). Les conditions de travail et de rémunération expliquent aisément cela. Les investissements en développement des ressources humaines (formation) et en encadrement sont d’autant plus contraints et réduits que les donneurs d’ordre exigent toujours des économies supplémentaires. Résultat, c’est la source même de la valeur qui est atteinte. Le travail est malmené et l’emploi est bloqué.
Une spirale dégressive sur la qualité
Ce sont enfin des arbitrages en défaveur de la qualité. L’ajustement des contraintes de coût pour les uns et d’exigences de marge pour les autres est réalisé par une réduction du niveau des prestations rendues. Cette dégradation de la qualité désespère encore un peu plus les travailleurs impliqués. Ils ne sont plus en mesure de bien faire leur travail. Le déséquilibre du modèle d’affaire -pour restaurer un minimum de marges malgré la pression à la réduction des dépenses- est compensé par un appauvrissement du modèle économique de production de valeur, la baisse de la qualité effectivement délivrée. Plus personne ne s’y retrouve. Le risque est évidemment de première importance, in fine pour les entreprises bénéficiaires. Ce sont aujourd’hui des entreprises étendues, en réseaux. Elles doivent faire face à une compétition mondiale. Elles ont un besoin vital d’écosystèmes de services performants. L’exigence de réduction systématique des dépenses les conduit à obtenir moins, sans bien sûr que leurs salariés soient autorisés à se plaindre. Ce faisant, elles contredisent leurs objectifs d’attractivité, de performance et de bien-être. Elles n’ont plus vraiment le choix. Les donneurs d’ordre peuvent encore s’arc-bouter sur le réglementaire et pester contre le droit social. Ils peuvent invoquer de manière incantatoire leurs objectifs de RSE[6]. Mais, sauf à revoir en profondeur leurs propres pratiques d’achat et de coopération, ils se condamnent eux-mêmes à abandonner leurs ambitions de valorisation de leurs actifs immobiliers et humains et à affaiblir les leviers de leur performance de demain.
De l’exécution de prestations à la création d’une valeur aménitaire
Est en cause ici la conception industrialiste dominante de la production elle-même et de la représentation de ce qui en fait la valeur. Prestations ou services ? Même dans l’automobile la question commence à être posée. Ce qui est important dans la finalité de la production, ce n’est pas l’objet, mais son usage, et celui-ci dépend largement de l’utilisateur. C’est une coproduction. Dans les services, ce qui est important, ce n’est pas la prestation pensée comme un quasi-bien. C’est la qualité de la relation de coproduction et son effet sur l’utilité économique et sociale. C’est elle qui est à la base de la valeur des services ; dans leur capacité à modifier favorablement l’état du bénéficiaire et/ou de son environnement.
Industrielle ou servicielle, la question du sens, de l’utilité sociale de la production est posée. C’est tout l’enjeu d’un jugement de pertinence (plus que d’une qualité mesurable) de la valeur produite par l’activité, très au-delà de la réalisation conforme d’un bien ou d’une prestation. Encore faut-il comprendre que c’est la relation qui est le « vecteur de la valeur d’usage ». Ce n’est pas un bien. C’est la transformation de l’état des bénéficiaires qui produit de la valeur économique. Cette valeur est nécessairement contextuelle, spécifique voire singulière, et elle varie dans l’espace et dans le temps.
La qualité d’un service n’est pas tangible, elle relève de sa pertinence
Cette création de valeur se joue à deux niveaux. La propreté par exemple ne se résume pas au fait de nettoyer. La valeur du nettoiement n’est pas réductible à une appréciation du propre (jamais acquise au demeurant). Cette valeur n’est pas d’abord dans les surfaces ou équipements « nettoyés ». Elle est dans la reconnaissance d’une qualité de netteté, de « sanitarisation » de l’environnement. Elle est culturelle, genrée, subjective et variable. Elle est dans le bien-être qui peut en résulter, dans la marque d’une reconnaissance par l’entreprise de ses salariés/occupants « qui le méritent bien », dans la perception de l’effort et de l’attention accordée à leur dignité et à leur santé. La valeur d’un accueil est dans le sourire, au-delà de la présence et de la prestation de mise en œuvre d’une procédure de filtrage et d’information. La valeur d’une intervention sur un équipement technique défaillant dépend plus de sa pertinence dans un contexte donné, à un moment donné, que dans un délai standardisé ou un coût unitaire, serait-il calé sur un « juste prix de marché ». Quelles est la valeur d’un espace vert entretenu relativement à un espace en friche ? Quel est le prix de la sécurité dans un moment ou dans des contextes où « tout va bien » ? La réponse selon la logique de l’achat de prestation est connue : 120 kg pendant 12 heures avec un chien… à condition de « rester debout »[7]. Pas besoin d’un acheteur de haut niveau pour contracter si tel est l’enjeu. Il suffit de connaître le montant horaire du SMIC et de s’en remettre à des loueurs de main d’œuvre…
Certes, les espaces de travail ont des « fonctionnalités », mais elles sont, avec la tertiarisation et la numérisation, de moins en moins liées à des contraintes techniques. Elles sont quasi inexistantes dans les activités intellectuelles de production immatérielles[8]. Du coup, ce qui compte est difficile à mesurer et à dénombrer. Ce sont moins les m² que les usages de l’espace. C’est l’accessibilité, à toutes les heures de la journée, et bientôt, de la nuit et des fins de semaines[9]. C’est l’ambiance pour partie créée par l’accueil et la sécurité. C’est la propreté perçue. Ce sont des environnements effectivement sains, appropriés, quand bien même ils sont parfois vétustes ou malcommodes. C’est la manière dont un sourire d’hôtesse ou d’agent de sécurité produit un effet favorable sur l’état des bénéficiaires. C’est le sens perçu et vécu d’un aménagement d’espace de bureaux qui lui donne sa performance pour l’activité collective de travail des occupants, très au-delà (ou en dépit) de ses caractéristiques techniques.
La fin du mythe de la spécialisation ; la productivité se joue désormais dans l’intégration des services
On atteint ici un second niveau qui relève cette fois d’une approche système, une approche intégrée. Elle est précisément au fondement de la promesse de valeur du Global FM. Ce que les services généraux ou le Facility Management produisent, ce ne sont pas seulement des prestations. Quand bien même elles sont en partie « techniques » (par la discipline mobilisée ou le support traité), ce qui est produit est un effet sur les bénéficiaires, en direct ou à travers leur environnement de travail. Ce que produisent ces activités ce sont des contributions à une aménité améliorée des espaces. Le bâtiment, la localisation, les aménagements, les équipements, les connections, les accès, le confort, l’acoustique…, pris un à un, peuvent faire l’objet de prestations. Ils ne font sens cependant qu’à hauteur de leur contribution aux aménités de l’espace de travail. Le confort d’un siège ergonomique n’est rien si l’on a trop chaud ou trop froid. Le confort thermique est relatif si l’acoustique est déplorable. Le bruit sera d’autant plus mal accepté que les relations entre collègues sont tendues. L’ambiance sera influencée par le sentiment de sécurité et d’accueil aux accès du site. La charge de travail n’est pas vécue de la même façon si la restauration est de bon niveau, et accessible à toutes les heures de la journée. Les salariés se sentiront d’autant mieux accueillis qu’ils peuvent accéder aux locaux de l’entreprise sans subir les affres de plusieurs heures de transports souvent pénibles et même aléatoires. Et enfin, qu’aller faire au bureau si l’informatique plante, si l’ordinateur rame, si le WiFi est moins performant qu’à la maison et si on n’y trouve pas ceux avec lesquels on doit travailler… Ce sont à la fois les impacts utiles de chacun des services pris isolément et la pertinence de tous dans leur contribution cohérente à une qualité d’aménité des espaces de travail qui produisent un effet de valeur sur l’état des bénéficiaires, y compris le management au quotidien.
Les aménités comme objet de l’activité productive du Global FM
Par aménité des espaces de travail, on entend les ressources favorables à la performance du travail proposées par et dans ces espaces, des ressources vécues sur un mode pertinent, adéquat et agréable. Aménité suggère non seulement une connotation positive (et pas simplement fonctionnelle) des effets des services, mais également, une pertinence de leur combinaison dans un cocktail définissant un environnement amène, un espace accueillant, un territoire approprié. De ce point de vue -c’est essentiel au raisonnement économique- la productivité du Global FM ne doit pas se mesurer seulement à l’aune des activités qu’il met directement en œuvre. L’impact économique utile du Global FM est dans l’effet. Il est dans l’usage de l’aménité des espaces. Il est dans la productivité accrue des « occupants » (des bénéficiaires finaux) que la production de services permet et induit. La définition proposée par Wikipédia nous convient. « La notion d’aménité évoque les aspects agréables de l’environnement ou de l’entourage social, qui ne sont ni appropriables, ni quantifiables en termes de valeur monétaire ». Le terme a d’abord été associé à la gratuité dans ce que la nature offre d’agréable, avec d’autant plus de pertinence qu’elle est dépourvue d’intention marchande. Elle évoque également l’amabilité, des qualités d’accueil et de politesse. En cela, elle nous renvoie utilement à ce vecteur de création de lien social dont nous devons la formulation à Marcel Mauss ; le don et le contre-don[10].
Gérer les aménités des espaces de travail
Les services généraux, le Global FM et les services en général ont tout à prendre dans cette idée que l’espace de travail fera sens et pertinence, non pas seulement techniquement, mais à condition d’être aménitaire, c’est-à-dire accueillant, respectueux. Il doit rendre agréable une présence d’autant plus productive de performance qu’elle est le support de relations sociales positives. L’espace de travail doit être le vecteur (l’écrin) d’une vie collective, de l’occasion de rencontrer les autres, de coopérer. Il doit être « amène » sur un mode système.
Dépasser les frontières des métiers traditionnels, des techniques et des branches professionnelles…
Le fait est que l’offre actuelle de services en B to B prend mal en compte cet enjeu. Il constitue pourtant la base même de la promesse de performance accrue et de gains de productivité du Facility Management et tout particulièrement du Global FM. L’histoire, les techniques comme la structuration (industrialiste) des métiers et des branches, ont cloisonné les différentes contributions confiées à différents prestataires, évalués et mobilisés distinctement. Il y a les constructeurs et les exploitants, les asset managers et les services généraux. Il y a les space planers et les SSII[11]. Il y a les restaurateurs et les spécialistes des espaces verts. Il y a les entreprises de propreté et les entreprises de maintenance électrique. Il y a les spécialistes de l’énergie et les constructeurs pour la maintenance des bâtiments. Il y a les agents de sécurité et les hôtesses d’accueil. Tous pourtant contribuent à la même valeur, les aménités des espaces. Ils ne vivent ni n’appliquent les mêmes normes de métiers, les mêmes hiérarchies, les mêmes contrats, les mêmes objectifs. Ils n’ont évidemment pas les mêmes conventions collectives. On ne peut pas demander à un technicien de propreté de changer une ampoule sans une habilitation électrique qui n’est pas dans sa qualification. On ne sait pas demander à un vigile de faire de la petite mécanique ou de l’entretien d’espaces verts. On ne sait pas mobiliser des techniciens d’une spécialité pour d’autres activités, alors même que leurs interventions ne justifient pas nécessairement des temps pleins. La pensée industrialiste, par la spécialisation, la standardisation et la recherche d’économies d’échelle en ont fait certes, de « vrais métiers », mais des métiers qui ne dialoguent pas, qui ne coopèrent pas, qui s’ignorent même à l’aune de hiérarchies de noblesse dépassées. C’est pourtant le maillon faible de la chaine qui détermine le niveau final de la ressource aménitaire des espaces. Même coordonnées, ces différentes activités conçues et mises en œuvre séparément ne permettent pas l’intégration, la complémentation, la flexibilité, la coopération. Même pilotées, des prestations juxtaposées par la sous-traitance ne permettent pas de répondre à la promesse de valeur et de gain de productivité par l’intégration qui sont la raison même du Facility Management et du Global FM.
Trois propositions pour soutenir l’émergence du Global FM en France…
L’ambition gestionnaire est dans la contribution, par des décisions volontaires et pesées, à transformer du travail en performance. Au-delà de l’intention, on voit bien l’importance de développer des principes différents de gestion. Il s’agit d’activer les leviers serviciels de la productivité. Il faut pour cela les dégager partiellement d’une gestion par la seule métrique. La fascination pour le mesurable risque en effet de ramener les enjeux dans le champ de la pensée industrialiste. Quels que soient les efforts, chiffrages et indicateurs ne permettent pas de réduire les écarts entre :
- le service décrit ou prescrit et le service attendu ou espéré ;
- le service promis et le service effectivement rendu ;
- le service réalisé et le service perçu…
Ces écarts ne sont pas réductibles. Ils sont précisément l’objet du travail vivant, de la relation, d’un dialogue nécessairement incarné et contextuel sur la valeur et sa relativité. Ce qu’il convient de faire pour les immeubles et leurs usagers porte en effet sur des « valeurs ». Le propre, le confort, la sécurité, le bien-être, être bien traité …, sont autant de valeurs, c’est-à-dire des grandeurs sans métrique, mais chacune avec leurs dimensions spécifiques et personnalisées. Elles sont variables au sens où ce sont des variables relativement aux sujets concernés. Ce sont des réalités subjectives.
Trois pistes sont actuellement en chantier… Elles font l’objet d’un consortium[12] réunissant des acteurs innovants des services, des « clients » et des représentants du monde patronal du FM. Il s’agit :
- d’innover sur les formes contractuelles des échanges marchands pour réconcilier le modèle d’affaire et le modèle économique ;
- de développer des capacités managériales d’innovations servicielles pour dégager des gains de productivité en valeur ;
- d’inventer une instrumentation gestionnaire de la valeur des actifs immatériels que constituent les aménagements et les aménités des espaces de travail au service d’une ambition gestionnaire.
Des contrats de coopération pour fonder des relations de confiance
La première relève de l’instrumentation de la relation commerciale. Comment dépasser des procédures, internes souvent, mais fortement ancrées dans les esprits et les processus de gestion, qui présupposent qu’il y ait un prix et un marché, alors que, précisément, il n’existe pas ? C’est l’enjeu à traiter par des innovations contractuelles. Le jeu actuel est encore dominé par l’idée du rapport de force qui contraint le prestataire dans une position de dominé avec plusieurs conséquences. Pour emporter un marché sur appel d’offre, il est tenté de « passer sous la barre », quitte à prendre des risques sur la qualité, voire même sur la conformité à la réglementation. Tout au long du contrat, il doit « se refaire ». Il devra faire des gains de productivité, mais bien sûr, sans les partager. Dans le meilleur des cas, il n’est pas incité à faire des gains, à réduire des poches d’activités non pertinentes… Quand bien même il trouve les moyens d’une création de valeur économique accrue, le modèle d’affaire ne lui permet pas de les monétiser et d’être rétribué ! Il est conduit à « garder sous le pied » des marges, valorisables immédiatement ou au moment de la renégociation du contrat. La durée « déterminée » des contrats (en général 3 ans) est évidemment un enjeu. Il est encore difficile d’imaginer des contrats de prestation « à durée indéterminée » (ce qui ne veut pas dire « à perpétuité »), mais la contradiction est flagrante. La spirale de la défiance, ainsi enclenchée, s’autoalimente indéfiniment. Il faut en sortir. La performance servicielle exige confiance et solidarité. Elle n’est pas compatible avec l’absence d’une perspective de « devenir en commun » au-delà de quelques mois, d’un appel d’offre à l’autre, comme c’est le cas aujourd’hui. Penser des accords de coopération, à durée indéterminée, sur des définitions fonctionnelles et non substantielles des activités est certainement l’enjeu stratégique essentiel et accessible rapidement.
Des capacités accrues d’innovations servicielles pour des gains de productivité durable
Deuxième piste, comment construire des gains de de productivité ? Comment intégrer le bénéficiaire final, le salarié occupant, et pas seulement son représentant dans la conception, la définition et l’évaluation des services ? C’est l’enjeu de la constitution d’une capacité accrue d’innovation servicielle conjointe des prestataires et des bénéficiaires finaux.
Des dispositifs doivent être expérimentés et capitalisés afin de construire la coopération avec ceux qui sont l’objet/sujet de la production de valeur du Facility Management ; les « habitants des sites ». Il faudra pour cela commencer par construire des compréhensions partagées de ce que sont et peuvent êtres des innovations servicielles, avec ou sans l’aide des technologies numériques. Le travail en jour dans la propreté, la promotion de comportements de non-salissement, de la polyvalence, des extensions de services en B to B to C, des économies d’énergie par les comportements des usagers, la prise en compte du télétravail, des contraintes de déplacements, des centres de ressources en maintenance… Dans tous les cas, il y a une nécessité à la coopération au plus près du terrain, parce que les bénéficiaires sont la raison, le sens et les appréciateurs réels du travail fait et à faire, ensemble. C’est un levier de productivité parce qu’ils sont eux-mêmes partie prenante. De ce point de vue, l’enjeu de gestion des services déborde le cadre du lien de subordination et des rapports de domination de sous-traitance, au profit d’une gestion de coproductions. Il faut bien voir que le « prestataire » dans les services n’est pas l’entreprise de FM ou le sous-traitant, c’est l’œuvrant, en coopération avec le bénéficiaire de l’environnement. Apprendre à innover ensemble, dans des contextes spécifiques et pour des attentes singulières est certainement l’enjeu de productivité principal que doit traiter prioritairement le FM émergent.
Evaluer les actifs immatériels pour accroître les aménités des environnements de travail
Enfin, sur la durée, comment partager les gains de productivité entre client et prestataire ? Comment appréhender les dimensions d’une pertinence d’usage, d’utilité sociale comme référent de la valeur ? La qualité des services n’est pas de l’ordre de l’observable dans les registres du tangible. Elle est de l’ordre de la pertinence. On doit l’apprécier, il faut élaborer les moyens de l’évaluer. On peut l’évaluer, mais malgré les Key Performance Indicators, elle ne se réduit pas à une métrique. Le levier de la création de valeur du Facility Management est dans l’intégration de services et non dans le pilotage ou l’empilement de prestations. Définitivement, le prix d’une prestation réduite à son coût n’est pas le reflet de la valeur de ce service, c’est-à-dire d’un impact de système sur des relations de coopération. Derrière cette question se profile l’enjeu d’une instrumentation gestionnaire de l’évaluation des actifs immatériels. D’un point de vue scientifique et conceptuel, il est question d’inventer des dispositifs et des instrumentations pour évaluer ce qui n’est pas dénombrable, ni mesurable ; l’impact des services aménitaires sur la valeur des actifs immatériels. La variabilité de la vie, des réalités locales et des relations de service entre des personnes bien réelles sont irréductibles à des standards. La marche est haute, on le voit bien. Infobésité, quantophrénie[13], obsession de la mesure, fascination pour le tangible…, sont des supports de gestion quasi addictifs pour les gestionnaires (acheteurs, contrôleurs de gestion, financiers) et les ingénieurs. Dans l’ambition gestionnaire (laquelle ne se résume pas à la métrique), cette valeur n’est donnée ni par une autorité supérieure, ni par le marché. Elle est construite par une vision, par des volontés de directions générales, par un dialogue, par la controverse, par les acteurs eux-mêmes. Il est essentiel pour l’avenir du FM que soient développées des capacités renouvelées pour instrumenter et institutionnaliser l’appréciation partagée de cette valeur. Une des toutes premières innovations servicielles est précisément là. Comment « apprécier » la valeur des services. Dans ce qui compte, il y a aussi ce qui ne peut pas être compté. Il y a la pertinence, l’intelligence…. Les tableaux de bord sont importants, mais comme supports de dialogue. Ils sont prétextes à confrontations, à controverses professionnelles, à discussion et à construction d’un accord local sans cesse renouvelé.
L’enjeu de la confiance entre les parties prenantes des services
L’on voit bien ici l’enjeu d’une rupture avec bien des réflexes nés des jeux de positionnement traditionnel de pouvoir entre donneurs d’ordres (représentant des bénéficiaires) et prestataires (représentant les apporteurs du travail de service). La nouveauté pour ce secteur est dans la prise de conscience des clients. Ils ne pourront plus se satisfaire longtemps encore de pratiques unilatérales d’achats et d’une jouissance à court terme d’un rapport de force au prétexte qu’il leur est favorable, de request for informations en request for quotation. La conséquence quasi mécanique de ces stratégies débouche déjà sur une qualité dégradée et une aggravation de leur dépendance. Dans l’espace d’une production de valeur sous condition de coopération, il n’y a plus un gagnant (« pile je gagne, face tu perds ! ») et un nécessaire perdant. Tous sont parties prenantes d’une coproduction. Tous sont interdépendants et de fait, ils sont déjà solidaires. Les dispositifs à inventer doivent favoriser des écosystèmes de production intégrant de multiples partenaires tenant compte des territoires réels. Au-delà de l’échange commercial, il s’agit d’obtenir ensemble la valeur maximale du travail, quitte à ne pas toujours savoir mesurer qui a produit quelle valeur. Tant pour les conditions de la coopération que pour le partage de la valeur, le sujet n’est plus seulement technique. Des dispositifs de management pour une production de valeur accrue des services (leur pertinence) introduisent explicitement une exigence de confiance entre les parties. C’est sur cette condition politique que se noue, et que se jouera, le gain en productivité sur la durée, sur le terrain et avec les « vrais » gens. C’est sur cette condition de production d’une valeur économique accrue que pourront se construire des modèles d’affaires pérennes et profitables pour les producteurs de services. C’est sur cette condition que le travail aujourd’hui malmené à des chances de devenir un travail de qualité.
L’hyper industrialisation qui menace ce secteur et d’autres services[14] n’est pas naturelle. Elle n’est pas inévitable. Elle est le prix d’une paresse intellectuelle et d’une confiance abusive dans l’éternel hier. En cela les enjeux qui concernent le Facility Management et les espaces du travail sont emblématiques de la révolution servicielle en cours. Elle est déjà en phase d’achèvement. Il convient encore de la faire advenir.
[1] Baron X., Corrière JM., Management des Ressources Humaines et Finances, Je t’aime moi non plus, Revue Personnel, ANDRH, n° 564, novembre 2015.
[2] On estime à un tiers la part des entreprises dé sécurité qui flirtent avec les limites légales (CF Rapport CNAPS)
[3] C’est la course absurde du hamster dans la roue décrite par Pierre Yves Gomez, Le travail invisible, enquête sur une disparition, Bourin
[4] Salaire MInimum de Croissance
[5] Opérateurs de Facility Management
[6] Responsabilité sociétale des entreprises
[7] Allusion au roman de Gauz, Debout-Payé, Le nouvel Attila, 2013
[8] On peut mieux travailler ailleurs qu’au bureau, on peut ne pas travailler au bureau…
[9] L’ouverture d’espaces de travail en 7/7 et 24/24 est un argument dans certains espaces de coworking.
[10] Essai sur le don, Marcel Mauss, La République des Lettres, 1923/24
[11] Sociétés de Services et d’Ingénierie et d’Informatique, aujourd’hui ESN (Entreprises de Services du Numérique) selon l’appellation Syntec
[12] Consortium de l’Ile Adam, initié notamment par les auteurs du présent article.
[13] Terminologie critique de l’excès d’usage mathématique en sociologie
[14] On pense aux dérives d’un service public comme la santé.