1 décembre 2022

CAHIER 21 – Document 1

Vers un modèle d’affaires soutenable
pour les Services aux Environnements de Travail

Partie IV / IV
Un modèle d’affaires qui remet le travail au centre de la production de valeur

Xavier Baron,  Consultant BCRH, Sociologie, co-fondateur et coordonnateur du CRDIA

Diffusé le 06/12/2022, avec le soutien de l’ARSEG et du SYPEMI 

La domination actuelle du modèle industrialiste dans la filière des Services aux Environnements de Travail conduit à des échanges marchands sans réel marché, portant sur des prestations assimilées à des « quasi-biens » indifférenciés. Les prix sont construits à l’aune quasi-exclusive des coûts de production, eux-mêmes calés aux minima imposés par le jeu d’une concurrence d’autant plus féroce que la filière n’est pas mature et que les coûts d’entrée y sont faibles. Dans un jeu de concurrence par les prix, on trouve toujours un opérateur qui offre moins cher. Comment dépasser ces pratiques ?

 

Entre rapports de force et nouvelles conventions de gestion

Sont en jeux des effets de domination et de rapport de force entre donneurs d’ordres et sous-traitants, puis entre Facility Managers et sous-traitants de second rang. Les solutions relèvent du champ de la régulation par une mobilisation en transverse des métiers, voire une organisation des branches cohérente avec leurs contributions communes aux mêmes finalités et bénéficiaires. Appeler à un meilleur équilibre politique restera vain si les Services aux Environnements de Travail (SET) ne travaillent pas sur les lacunes théoriques, méthodologiques et instrumentales qui les écartent de leur propre modèle économique, du fait de la domination actuelle et inadéquate du modèle d’affaires industrialiste et financiarisé débouchant sur un déficit de valorisation de leurs productions.

 

Le concept de qualité appliqué aux services est à revisiter. Même manipulé avec précaution, son usage tire l’appréciation vers la valorisation des caractéristiques tangibles et observables des productions servicielles. Ce concept forgé pour l’industrie ne prend pas suffisamment en compte la dimension de pertinence située des services et plus globalement leurs impacts, au-delà des exigences d’une exécution conforme de prestations[1]. Ce déficit de valorisation tient également aux faiblesses de dispositifs d’évaluation construits normativement pour le contrôle et la maîtrise budgétaire et non pour saisir les contributions des services aux conditions de la performance du travail. Il tient enfin à un déficit culturel historique de noblesse et de considération de métiers et d’activités souvent assimilées, notamment en France, à des « commodités » proches de la domesticité. Ce déficit de noblesse des services ne saurait être un argument suffisant pour conclure à la « naturalité » du phénomène. La culture aussi est un construit qui se nourrit de concepts, de représentations et de processus collectifs d’évaluation. L’inadéquation entre le modèle économique serviciel émergent et le modèle d’affaires industrialiste et financiarisé actuellement dominant a deux conséquences problématiques pour les SET :

 

  • La mise en invisibilité du travail, avec des conséquences délétères sur la cohésion sociale et la santé[2]. Il faut au contraire développer les moyens d’une valorisation des impacts utiles du travail ;
  • Des pratiques de captation de la valeur au détriment des « apporteurs de travail », mais aussi d’une capacité à construire des écosystèmes fonctionnels.

Remettre le travail réel en visibilité

 La mise en invisibilité du travail et sa maltraitance sont certainement les risques les plus importants d’une désarticulation (ou inadéquation) durable entre le modèle d’affaires actuel industrialiste et le modèle économique serviciel émergent, qui repose sur un travail dont la valeur réside dans sa pertinence et une qualité de relation : faire en sorte que « ça marche », sous contrainte de moyens toujours limités, exige l’engagement d’intelligences capables d’enrichir les services d’une pertinence située.

 

L’effet utile du travail

Les outils de valorisation imposés par le modèle d’affaires industrialiste (prix au m², coûts unitaires horaires, délais d’intervention…) sont incapables d’appréhender cette réalité. Un travail invisible et maltraité peut être « rentable » à court terme sur le modèle d’affaires (tout particulièrement celui des donneurs d’ordres). Il peut être confortable pour les acheteurs et négociateurs centraux, les exonérant de compétences sur des réalités qui leur sont inaccessibles. Cette mise en invisibilité et cette maltraitance du travail sont à terme contreproductives, car elles sont destructrices des conditions de la performance recherchée.

Ce n’est pas un problème spécifique des SET. Un conseil pertinent obtenu du vendeur d’un magasin produit une valeur pour le client. Celui-ci peut cependant éviter de la rétribuer en achetant ailleurs le produit conseillé, par exemple en ligne. La valeur ajoutée, certes immatérielle mais réelle, produite par l’un, est captée par d’autres. Il reste que les SET sont des services. Plus encore que dans d’autres services dont certains sont partiellement « industrialisables et automatisables » (on pense à la banque ou à l’assurance), le travail est quasi exclusivement à la source de la valeur. Sa production est toujours située en pertinence, dans le temps et dans l’espace. 85% à 93% des dépenses nécessaires à ces productions sont constituées de coûts salariaux. Dans l’accueil, c’est le sourire et l’empathie des hôtes et hôtesses, et leur connaissance du site, qui contribuent à l’aménité, mais ce sont des heures de présence qui sont facturées. Dans la propreté, ce qui fait valeur, ce sont des environnements propres, mais ce qui est payé, c’est le nettoyage.

Comme le montrent  les ergonomes, la production efficace n’est possible qu’à condition d’un engagement subjectif intelligent des œuvrants et d’une coopération effective dans le traitement des écarts entre le prescrit et le réel, entre l’offre générique et l’attente spécifique. C’est bien parce que chacun fait des efforts, souvent invisibles, parfois même clandestins et non nécessairement rémunérés, que « travailler ensemble » est possible, efficace et productif. Ainsi dans la propreté, la performance est dans l’obtention d’un état de propreté là et au moment où c’est pertinent, y compris en obtenant des bénéficiaires qu’ils évitent de salir, plutôt que dans la réduction du coût du travail. Et l’empathie n’est pas une méthodologie, elle se vit subjectivement. L’application de process pour l’empathie sonne faux. Quand on facture de la présence, quand on évalue une conformité à des procédures (sourire prescrit) pour s’assurer de l’empathie, on évacue tout simplement ce qui fait la valeur du travail dans les services, une capacité et une réalité mises en œuvre en situation de l’engagement subjectif des œuvrants. On nie ce qu’il y a de professionnel dans l’attitude « amène » de l’hôte ou de l’hôtesse, son sourire. On réduit à une « disposition naturelle » ce qui est en réalité une compétence construite.

 

Valoriser les impacts utiles des services

Un modèle d’affaires soutenable pour les SET doit reconnaître les actifs immatériels et relationnels de la qualité du travail, qu’ils soient regardés comme des ressources ou comme des résultats. On pense notamment à la confiance, la qualité relationnelle, la compétence ou même la santé. Ce sont des actifs longs et délicats à construire, rapides à dégrader.

Un modèle d’affaires soutenable pour les SET doit mettre en visibilité, reconnaitre et valoriser une dimension centrale de son modèle économique, la coproduction assurée par les bénéficiaires. La propreté est ainsi affaire de nettoyage, mais également d’évitement du salissement. La productivité dans la gestion des déchets est aussi affaire d’apport volontaire et de tri à la source. La sécurité n’est pas seulement l’affaire des gardiens, mais des comportements et de l’attention de tous. Modifier favorablement l’état du bénéficiaire ne peut se faire sans lui et encore moins contre lui. Toute production de service est ici coproduction. Les SET peuvent et doivent « faire travailler le client ». Ce dernier est tout à la fois le sujet et le support d’une coproduction de valeur. Le modèle d’affaires du prestataire ne doit pas seulement tenter de capter le bénéfice du travail du client à son profit. Mais inversement, un modèle d’affaires soutenable pour les SET doit rétribuer le prestataire sur les gains de productivité que son professionnalisme lui permet de réaliser avec les bénéficiaires.

 

Réguler la prédation de valeur et rechercher la confiance

Le risque de prédation est présent chaque fois qu’une domination sur les parties prenantes de la création de valeur dans la chaine de valeur[3] permet à un acteur de bénéficier d’un modèle d’affaires plus favorable que ne l’est son modèle économique. Cette désarticulation est constitutive d’une opportunité de rente.

 

Des mécaniques de domination

La capacité de « donneurs d’ordre » à imposer une valorisation par les coûts, indépendamment des bénéfices réels en termes d’utilité qu’ils tirent d’un service, constitue évidemment une tentation de capter à leur profit la valeur économique produite par les services. Le sens de la prédation n’est cependant pas nécessairement univoque, comme en témoigne la permanence d’une défiance entre « partenaires » des services. Par le jeu des appels d’offres, des mises en concurrence périodiques, des clauses contractuelles, ce risque est présent dans les relations entre donneurs d’ordres et prestataires, mais également entre sous-traitants, jusqu’au second ou troisième rang. La prédation de marge est un sous-entendu fréquent des pratiques d’achat.

 

Utiliser les termes de « mise en invisibilité » du travail, ou de « prédation » et non de simple « répartition » de la valeur ajoutée, renvoie à une double caractéristique d’illégitimité ; dans l’ordre de l’éthique, et d’équilibres sous-optimaux ; dans l’ordre de l’efficacité économique. La légitimité des pratiques contractuelles est un construit social. Elle est évolutive et sujet de débat. Elle nait d’un moment d’équilibre dans les processus de construction sociale de ce qui est acceptable dans un rapport de force politique existant et entre différents points de vue (moral, éthique, politique, juridique…). Pour certains, les hiérarchies de noblesse entre les métiers ou la domination d’un donneur d’ordre sur un sous-traitant peuvent être argumentées comme normales, une sorte de « loi naturelle » … après tout, dans la nature, il y a des lions et des gazelles. De même, le fait de tirer profit d’une exploitation d’actifs non appropriables individuellement peut être présenté par certains comme légitime dès lors que la loi ne l’interdit pas ; abuser de ressources en eau, accepter des offres anormalement basses, maltraiter le travail ou remettre sur le marché de l’emploi des personnes fragiles au bon soin de la solidarité collective par exemple. C’est éthiquement douteux, mais si c’est légal… L’effet d’aubaine est toujours tentant pour un gestionnaire, ou un acheteur dès lors que celui-ci est mandaté exclusivement sur la maximisation de l’intérêt immédiat et mesurable de « son » employeur, sous la forme d’une réduction de dépenses.

 

De ce point de vue, la filière émergente des SET est d’autant plus sensible que :

  • La concurrence y est large, les coûts d’entrée faibles, les offres sur le papier difficiles à différencier en qualité ;
  • Le risque est perçu comme faible du côté des donneurs d’ordres ;
  • La mesure de la valeur produite est loin d’être simple, ni aisément partagée.

C’est au point que la filière des SET pourrait rejoindre celle de l’agriculture, un secteur qui ne survit qu’à l’aide de subventions, tant les marges sont captées en aval par l’industrie agroalimentaire, puis la grande distribution, et enfin dans une certaine mesure, les consommateurs finaux. Une indication de ce phénomène est déjà présente dans l’application qui a été faite du CICE[4] dans ce secteur. Fortement consommateurs de main d’œuvre, les SET ont bénéficié de ce dispositif conçu :

  • centralement pour soutenir la création d’emplois ;
  • et secondairement, pour faciliter une restauration temporaire des marges.

 

C’était compter cependant sans les comportements d’achat de grands donneurs d’ordres et d’intermédiaires, eux-mêmes fortement capitalistiques et faiblement créateurs d’emplois. Usant de leur position, certains ont exigé, à l’occasion de renouvellement de contrats, des ajustements de prix à la baisse tenant compte d’une réduction temporaire des coûts du prestataire. Ils détournent ainsi à leur profit les bénéfices d’un dispositif au détriment des salaires et des emplois, comme des investissements en management ou en formation de leurs « partenaires », dont ils dépendent pourtant.

 

Penser les services à l’échelle d’écosystèmes fonctionnels

Les SET font sens comme filière économique et sociale s’ils offrent une réponse efficace et pertinente à la complexité du quotidien, des singularités, de l’aléa, des changements permanents. La crise Covid et le regain de visibilité au moins temporaire qu’elle a occasionné dans les entreprises et l’ensemble de la société a démontré son appartenance aux « métiers de la continuité économique et sociale ».

Pour cela, la filière doit dépasser le modèle industrialiste. Le « pilotage de contrats » y est central alors qu’il n’est nécessaire qu’à l’aune d’une maturité encore naissante. C’est au mieux une « maladie de jeunesse », au pire l’espace d’une prédation de marges pour certains (assistants à maîtrise d’ouvrage et intermédiaires), qui réactivent à leur profit le modèle de la sous-traitance[5]. Outre l’espace laissé à la prédation, ces modèles d’affaires passent à côté de l’essentiel. Ils ne permettent pas de valoriser ce qui fait la pertinence même du secteur, sa promesse de valeur ajoutée : une maitrise professionnelle de sa dimension proprement servicielle fondant sa capacité à obtenir la satisfaction des besoins des donneurs d’ordres et des bénéficiaires (l’utilité). Elle se définit, non par des économies de coûts, mais par une production de valeur. Elle n’est pas dans l’exécution de prestations conformes, mais dans la mise en œuvre de services pertinents en situation, nécessairement coproduits, au profit d’usages toujours singuliers dans des contextes spécifiques.

 

Un enjeu économique autant qu’éthique

Au-delà de ce qui est légitime ou non, c’est d’efficacité économique à terme qu’il est question. Gouvernés par le modèle d’affaires industrialiste et financiarisé, clients comme prestataires sont mal équipés pour valoriser le travail qui est la source même de la valeur. Engagé dans une course aux volumes et au moins disant, le secteur creuse sa tombe. Il contribue à tirer le travail vers le bas, en qualité et compétences, il alimente la défiance, au risque de ne laisser derrière lui que servitude et servilité pour des emplois dégradés, régis par des plateformes tirant profit de la dérégulation des marchés comme du droit social.

Contribuer à promouvoir de manière volontariste les services est un enjeu humaniste de justice, en même temps que de raison économique. Il n’est pas seulement question de morale ou d’imperfections de marchés, de positions excessivement dominantes ou d’une exploitation opportuniste d’effets d’aubaine. Il est question d’inefficacité économique. Le niveau de production de valeur dans le modèle économique d’entreprise est fonction de la qualité des ressources en compétences. Il est fonction de la qualité des coopérations internes et externes, avec des opérateurs en amont et en aval, et notamment dans le cas des services, avec les clients finaux eux-mêmes. Cette coopération peut être freinée par des modèles d’affaires incomplets, à courte vue, éthiquement suspects et cyniques, voire moralement condamnables. L’on voit bien alors la schizophrénie induite par les écarts de modèles qui d’un côté normalisent, règlementent, contraignent jusqu’aux décisions les plus élémentaires, et de l’autre enjoignent les salariés à devenir autonomes, voire « intrapreneurs ». Autant d’injonctions paradoxales qui sont porteuses d’effets délétères (désengagement, effets sur la santé de type troubles musculo-squelettiques, suicides et burnouts…)[6]. La valeur produite peut même être détruite, avec son potentiel d’impact sur la performance.

 

 

Si la non-adéquation des modes de valorisation et d’évaluation est trop importante, elle laisse la place à une prédation de la valeur au profit de l’un au détriment de l’autre, qui s’accompagne d’un renchérissement des dispositifs de contrôle ex ante (appels d’offres, niveaux de service, indicateurs-clés) comme ex post (pénalités).

Au-delà des innovations technologiques, c’est dans la capacité d’un modèle d’affaires à mettre le travail en visibilité, à reconnaître, susciter et valoriser l’engagement subjectif des œuvrants, qu’une productivité réelle est possible, légitime et durable. Il faut écarter le risque d’une marchandisation excessive qui conduit à la mise en invisibilité du travail et à la maltraitance des œuvrants. Il faut  travailler à une meilleure valorisation des services dans des modèles d’affaires qui respectent mieux le modèle économique réel de la filière des SET et  qui en monétisent mieux les valeurs civique, économique et sociale, produites. Cela ne se décrète pas, mais cela s’expérimente. 

 

 

[1] Voir sur ce point Baron X., Evaluation des services : de la qualité à la pertinence située, Métis Europe, Décembre 2017.

[2] P.Y. le Dilosquer évoque dans sa thèse « Travail et valeur servicielle dans les modèles économiques des entreprises de propreté » :  « le recours à une représentation fictive de l’activité de travail » (p 297-301) pour l’exécution d’un service sans relation de service (p 302) débouchant en propreté sur des horaires décalés et fragmentés, le multi emplois, les contrats courts généralisés.

[3] Voir la référence toujours présente à la version simplifiée de la présentation de la chaine de valeur de Porter, soutenant les raisonnements en faveur de ceux qui maîtrisent la relation au client payeur.

[4] Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi.

[5] CF. Nicolas Cugier, « Le FM doit sortir d’une logique historique de prédation », Revue Bâtiment Entretien, mars avril 2019, pp 26-28.

[6] Voir « Organiser l’autonomie au travail », Pascal Ughetto, Editions FYP, 2018.