L’espace de bureau change d’échelle et de territoire, quelle analyse ?

Pierre BOUCHET, associé co-fondateur de Génie des Lieux.

 

Depuis quelques années, les aménagements en environnement dynamique (flex office) se multiplient. Ces projets, parfois d’envergure, souvent très médiatisés, créent une forte dynamique qui incite les entreprises à tenter l’aventure. Mais, quelle est la nature de ce nouveau concept ?
Dans quel contexte est-il pertinent de promouvoir ces solutions ? Quels en sont les avantages et les risques ? Comment le mettre en œuvre ? Pierre Bouchet, cofondateur de Génie des Lieux et du nouveau concept du bureau libre, qui a accompagné plus d’une dizaine d’entreprises dans cette mutation, apporte son analyse, ses hypothèses et ses retours d’expérience.

Le flex office, une vision et une approche trop restrictive :

le principe du flex office est de remplacer les postes de travail individuels des collaborateurs par un ensemble de positions de travail variées et mutualisées dans le territoire collectif affecté à une unité fonctionnelle. Ainsi, un service de 25 personnes nomades disposera dans un aménagement en flex office de 18 positions individuelles de travail et de 25 positions collaboratives : box, projet, détente, réunion, créativité, ces différents espaces pouvant être ouverts ou cloisonnés selon les usages. Les professionnels communiquent alors sur l’unique taux de mutualisation des positions individuelles résultantes, qui se situera dans la fourchette 0,5 à 0,9 , dans notre exemple, 0,72.
Selon notre expérience, ce calcul est trop restrictif (voire faussée), dans la mesure où nous observons que la différenciation entre positions individuelles et collaboratives s’estompe à l’usage. Les évaluations que nous conduisons après quelques mois d’utilisation le montrent : les collaborateurs, seuls juges de la pertinence du lieu par rapport à leurs activités, s’installent souvent pour une tâche individuelle dans un environnement dit collaboratif. C’est pourquoi nous préconisons de rapporter le nombre d’utilisateurs à celui des « positions » de travail (individuelles et collaboratives). Le taux varie alors généralement entre 1 et 2 (dans notre exemple, les 25 personnes de notre service disposeront, dans leur territoire, de 43 positions de travail, soit un taux de 1,72).
Les professionnels de l’aménagement doivent cependant être prudents sur l’utilisation du terme flex office qui, comme open space, est souvent connoté négativement par les utilisateurs : crainte de la flexibilité, stress de ne plus avoir son propre bureau et d’être un « sans bureau fixe », perte de reconnaissance, sentiment de ne plus faire partie de l’entreprise, etc. D’autres termes comme desk sharing ou environnement dynamique, ne sont guère plus explicites et, souvent, aussi mal perçus.
Le flex office n’apporte pas, non plus, de réponse adéquate aux besoins des collaborateurs en situation de mobilité externe (télétravail, tiers-lieux, etc.). À ces anglicismes peu compréhensibles pour l’usager non professionnel, Génie des Lieux préfère le terme, plus large, de « bureau libre » qui couvre à la fois les modes et les lieux de travail : le concept bureau libre englobe les nouveaux environnements de travail basés sur les mobilités internes, mais également externes et se réfère aux nouveaux modes de travail fondés sur la responsabilité et l’autonomie des collaborateurs.

Les raisons de l’essor de ce type d’espace sont multiples :

  • nouveaux modes de travail demandés par les managers mais aussi les salariés (les formes d’organisation fondées sur le travail collaboratif se sont développées depuis dix ans et toutes les entreprises ont, aujourd’hui, intégré, au moins dans le discours et les objectifs, les modes de travail nomade) ;
  • évolutions technologiques (la numérisation des communications a rendu possible le télétravail qui a connu un développement important, même si nos retours d’expérience soulignent qu’il ne faut pas le limiter au domicile des salariés, mais l’étendre à des tiers lieux professionnels) ;
  • révision des stratégies immobilières pour baisser les coûts (depuis une vingtaine d’années, implantation en périphérie des bâtiments tertiaires avec, pour conséquence, l’augmentation des temps de transports et densification des aménagements, notamment en open space) ;
  • demande des ressources humaines pour attirer et garder les meilleurs (la dégradation des conditions du travail du fait d’espaces peu adaptés aux activités, même s’ils sont généralement de qualité-confort, couleurs, ambiances agréables) ;
  • enjeux financiers (ces mobilités contraintes et cet inconfort concourent à une baisse du taux d’occupation des postes de travail – 50% seulement en moyenne – d’où une possibilité de réduction des mètres carrés).

Le partage des bureaux est donc la nouvelle étape inévitable qui permet de réduire les charges (encore et toujours) et répondre aux nouveaux modes de travail. Le fait d’être mobile et travailler dans un espace plus ou moins adapté à son activité et sa pratique, semble être la norme, par défaut c’est le fait d’avoir été affecté à un poste de travail fixe pendant des décennies qui apparaitra anormal.
Dans les années 1990, une étude du Centre de Recherche en Gestion de l’École polytechnique avait montré qu’un collaborateur œuvrant dans une tour, à la Défense, ne connaissait que 80 % de l’environnement de son étage, et 20 % des étages voisins et ceci au terme de plusieurs années de présence. Généralement, il ne s’était même jamais aventuré dans les autres niveaux de sa tour ! Cela interroge quant à la quantité de connaissances qu’il aurait pu y puiser et mobiliser dans son travail. Il est probable que ce constat reste aujourd’hui valide, même si le concept de Campus a pu favoriser les circulations horizontales et donc les échanges. Le territoire affecté reste un frein à la mobilité, pourtant il reste le lieu qui incarne la mobilité.
Si les entreprises souhaitent que le salarié tertiaire soit autonome, intellectuellement responsable et libre d’organiser ses activités, encore faut-il qu’il soit au moins physiquement libre dans son environnement de travail ? Pour autant, une organisation spatiale nouvelle suffit-elle à libérer de nouvelles pratiques managériales et de nouveaux modes de travail ? Des concepts comme le bureau libre ou le flex office sont-ils « une réponse à ces différentes évolutions ?

 

Chaque entreprise se développe et se transforme différemment.

L’habit ne fait pas le moine…un espace dit collaboratif n’a jamais suffi pour mettre en place des modes de travail collaboratifs.
Cette évolution vers le concept de bureau libre est très probablement une tendance lourde, liée à une véritable révolution numérique, sociale et organisationnelle qui nécessitera un processus de transformation réel et continu.
L’intégration des nouveaux enjeux écologiques devrait amener les entreprises à reconsidérer leur approche immobilière en allant au-delà des simples aspects énergétiques et de connectivité. L’immobilier durable sera celui qui aura été construit pour des usages pertinents et optimisés. Il permettra d’aller au-delà du taux actuel moyen de 50 % d’occupation réelle à un instant donné ; tendre vers 70 % à 80 % permettrait de réduire les besoins en mètres carrés et donc participer à la réduction des énergies dites grises liées à la construction. Ce sera aussi un moyen de compléter les solutions de télétravail à domicile par des offres de tiers-lieux professionnels, au plus près des bassins de vie permettant de réduire les déplacements contraints qui impactent la santé et contribuent à l’augmentation de la pollution.
Alors que les défis écologiques apparaissent comme une évidence pour la plupart des citoyens, on ne peut que regretter l’inertie des acteurs traditionnels de l’immobilier (la situation est similaire dans l’automobile où une innovation comme Autolib’ n’est pas venue des industriels du secteur). Les offres des nouvelles sociétés de bureaux à louer au mois ou sur courte période apportent, certes, une souplesse dans l’usage en évitant les engagements contractuels traditionnels de 9 ou 12 ans, mais ne permettent guère de répondre aux enjeux du développement durable. D’ailleurs, ces nouveaux services, s’implantant dans les zones d’activités tertiaires existantes, ne modifient en rien les déplacements contraints.

 

Quels sont les principaux prérequis pour à la mise en œuvre des nouveaux environnements de travail ?

  • Notre première hypothèse est de considérer que la problématique essentielle n’est plus celle de l’espace de travail, mais celle des services en environnement de travail à mettre à disposition des utilisateurs (salariés, consultants, clients, fournisseurs ou indépendants) ; là où ils en ont besoin et non là où les contraintes immobilières l’ont décidé. Les directeurs de l’environnement de travail l’ont d’ailleurs bien compris quand ils adjoignent la mention « Services aux occupants » à l’intitulé de leur fonction (mais ne devraient-ils pas plutôt ajouter « Services aux activités voire même et surtout Services au Travail » ?) L’analyse des activités selon la nature réelle du travail doit prendre en compte l’ensemble des situations du travail nomade. L’analyse des usages, permet de vérifier la réalité et la pertinence des situations réelles de travail et de distinguer situations subies et situations efficientes, nomades ou non.
    Ce travail de programmation et d’ergonomie dans une démarche de conseil global, permet une gestion globale et optimale qui intègre à la fois des solutions de télétravail à domicile, de télétravail dans des tiers-lieux professionnels, de coworking et d’aménagements adaptés pour les espaces de travail du site de l’entreprise. Il s’agit d’analyser finement les activités et leurs imbrications, notamment leur degré de numérisation, en utilisant les outils classiques (observation in situ et ateliers utilisateurs) pour décrire et définir les pratiques et les usages actuels et futurs issus des nouveaux environnements de travail. L’établissement de scénarios, de simulation 3D temps réel permettent de créer les conditions optimales à l’acceptation du changement et au « faire envie ». L’implication des services de ressources humaines dans cette phase est, à l’évidence, indispensable.
  • Notre deuxième hypothèse est de considérer que le résultat de la démarche dépend de la cohérence entre les ressources humaines, informatiques et spatiales dans le cadre d’une organisation et règles préalablement fixées. Nos retours d’expérience montrent que le pilotage et la mise en place de ce type de projet par la seule direction immobilière (sans soutien de la direction générale) est, au mieux, problématique et, au pire, chaotique avec des retours en arrière et des ajustements ultérieurs aux conséquences sociales et financières importantes. L’ensemble des fonctions métiers, RH, IT, Communication, Achats et Immobilier/FM doivent être associées pour mettre en place les nouveaux environnements et services de travail nomade après avoir questionner la notion de ‘Travail’ dans l’entreprise.
    Ce type de projet immobilier, d’aménagement et de promotion des nouveaux modes de travail doit être considéré comme un projet d’Entreprise piloté par la Direction Générale. La mise en place d’un audit des environnements RH, IT et Immobilier, et d’une concertation avec tous les acteurs est un prérequis indispensable pour appréhender les opportunités et les contraintes, estimer la faisabilité, écrire le(s) scénario(s) de développement et établir un business case intégrant tous les retours sur investissement, y compris ceux qui semblent invisibles au départ. Notre recommandation est d’élaborer le projet en prenant en compte le contexte, le processus de transformation, les niveaux de contraintes et les capacités à mettre en œuvre un changement réel et profond.
  • Notre troisième hypothèse est qu’un environnement de travail nomade, en bureau libre ne peut être justifié par la recherche d’une réduction des coûts par la réduction des surfaces et le déploiement de solutions standardisées. Les environnements de travail doivent être appréhender selon la pertinence des usages qu’ils induisent et facilitent, selon les activités des collaborateurs qui y travaillent. Les solutions unifiées qui ne s’adaptent ni à l’activité, ni aux individus, ni au calendrier, ne peuvent être pertinentes et peuvent même être explosives sur le plan social et métier. Un aménagement en flex, ce n’est pas supprimer 20 % des postes de travail au motif que leur taux d’occupation n’est que de 50 %. Les environnements de travail nomade avec bureaux non affectés doivent offrir un ensemble de positions de travail correspondant à ces nouveaux modes de travail individuels et collectifs : environnements calmes, confidentiels, conviviaux, de détente, collectifs, créatifs, de coworking, tiers-lieux, télétravail, etc. De plus, il faudra tenir compte du fait que les activités individuelles sont réalisées de plus en plus à proximité du domicile et que les locaux « traditionnels » sont réservés aux activités collectives d’échange, de formation, de créativité. Un environnement de travail en bureau libre ne se traduit pas par moins de postes de travail, mais par plus de situations de travail Notre recommandation est de mesurer de la valeur d’usage des services associés aux espaces de travail y compris sur leurs conséquences invisibles sur la productivité.
  • Notre quatrième hypothèse est d’expérimenter in situ, pendant plusieurs mois et selon un protocole robuste et indépendant, avant de décider d’un éventuel déploiement à grande échelle. Un environnement nomade ne fonctionnera pas, s’il n’est pas adapté à la réalité de l’organisation ou si les dispositifs d’accompagnement n’ont pas été assez ambitieux au regard de la nature des changements. L’expérimentation permet de prendre conscience du bouleversement probable que vont engendrer ces nouveaux modes de travail, de la nécessité de réécrire les processus et les pratiques managériales et de définir le concept de services. La valeur de ces services aux activités et aux occupants devra être évaluée pour apprécier la pertinence des solutions proposées. L’évaluation doit être axée sur les critères de réussite définis collectivement en amont, lors du cadrage stratégique du projet, et, pour être significative, être effectuée et ajustée durant toute la durée de l’expérimentation.
  • Enfin, notre dernière hypothèse est de pérenniser les dispositifs d’expérimentation et d’évaluation des nouveaux modes et environnements de travail, une fois le réaménagement terminé. En effet, les comportements vont nécessairement évoluer au cours de l’apprentissage de ces environnements nouveaux. Des labs permanents et des observations sont indispensables pour comprendre l’évolution des pratiques sociales et leur impact, à terme, sur l’efficacité et le bien-être. On peut ainsi, par exemple, mettre en place des dispositifs d’information en temps réel, via les objets connectés pour mesurer l’usage des environnements et des équipements.
    On le voit clairement, le flex n’est pas une mode, c’est une tendance. L’expérimentation de ces nouvelles solutions d’aménagement doit se faire dans une approche globale du Travail intégrant les mobilités externes et internes. Le concept plus large de bureau libre est un outil pédagogique fort pour impliquer la direction générale et le management et faire prendre conscience de l’importance des enjeux organisationnels, managériaux et stratégiques. Même s’il est évident que des réductions significatives peuvent généralement être réalisées sur les coûts immobiliers, le concept bureau libre et les transformations des modes de travail qu’il implique constituent avant tout un projet d’entreprise.